Cette étude remarquable des inégalités entre générations, parue pour la première fois il y a 10 ans, n'a rien perdu de son actualité.

Quelques mois après les débats, ou plutôt les confrontations, sur la réforme des retraites, la réédition en poche du livre de Louis Chauvel, Le destin des générations, vient confirmer que ce travail vieux de dix ans n’a rien perdu de son actualité. Cet ouvrage remarquable dans son propos et dans son argumentation sert deux grandes ambitions, dont aucune n’a été malheureusement réalisée depuis sa sortie : l’introduction sérieuse et éclairée de la variable génération dans les sciences sociales, et l’émergence d’un débat politique sur les modes de répartition de la richesse et du pouvoir entre générations.
L’analyse se fonde sur un ensemble de séries de données économiques et sociales, des niveaux de revenus, du patrimoine ou du travail, et des taux de propriétés, aux taux de suicide par cohorte, réinterprétés au prisme des inégalités entre générations   . Dès lors, le constat empirique est clair : la génération née, grossièrement, entre 1940 et 1950 a connu et connaît toujours un destin social enviable non seulement pour leurs aînés, mais aussi pour leurs "puinés", les générations qui lui ont succédés. Il ne s’agit certes pas d’un complot : les causes d’un tel phénomène sont structurelles. Elles sont à chercher dans les évolutions des systèmes productif, éducatif, et social. Cette génération a d’abord connu les bénéfices de la massification scolaire (accroissement considérable des taux de diplômés à tous les niveaux) sans en connaître les handicaps (la dévaluation des diplômes) ; elle a connu le plein emploi à son entrée sur le marché du travail, assorti à une plus forte disponibilité de postes à responsabilité ; enfin, elle a bénéficié de toutes les réformes de l’Etat-providence, conçues pour elle (retraites, assurance maladie, etc.). Les générations ainées n’ont pas eu de retraite assurée, faute de n’avoir pu commencer à cotiser assez tôt, ni de diplômes pour pouvoir prétendre à des postes élevés. Les puinés, elles, ont connu la dévaluation de leurs diplômes, et surtout le chômage de masse.
En faisant ce constat, Louis Chauvel révèle l’importance, sous-estimée, de la période de l’entrée sur le marché du travail pour les carrières professionnelles. Le chômage "transitoire" qui est désormais le destin partagé par la plupart des nouveaux entrants laisse des marques profondes dans la carrière, des "effets de scarification"   : le retard dans la progression professionnelle n’est jamais totalement rattrapé, il se traduit par un déclassement important, et qui ne se résorbe pas non plus totalement. Surtout, ces jeunes travailleurs sont socialisés dans un environnement hostile. Le "mauvais départ dans la vie" laisse donc un handicap persistant   : il est pourtant la situation que connaissent la plupart des générations depuis celle qui a eu 25 ans durant la "décade dorée", c'est-à-dire entre 1965 et 1975. L’avantage acquis par la génération 1940-1950 est conservé toute leur vie durant. Celle-ci bénéficie de chances d’accès aux catégories intermédiaires et supérieures du salariat nettement plus élevées que ses ainées, et comparables à ses puinés, est plus souvent propriétaire de son logement, et connait des taux de suicides inférieurs à tous les âges de la vie.
Les générations devraient par conséquent être réintégrées dans l’analyse des phénomènes sociaux. Car si elles sont prises en compte en sociologie, pour expliquer par exemple les différentiels d’adoption de formes culturelles ou de technologies, l’économie a trop souvent tendance soit à ignorer purement et simplement la date de naissance, soit à réduire son effet à celui de l’âge. A ces approches, l’auteur oppose une méthode statistique ingénieuse et rigoureuse. Il montre de manière on ne peut plus convaincante que les différences de salaires entre générations, par exemple, ne peuvent être réduites aux effets de la position dans la carrière.

Ces inégalités générationnelles produisent des effets politiques conséquents. L’accession massive et relativement précoce d’une génération aux postes à responsabilités, dans la sphère privée (cadres dirigeants) comme dans la sphère publique (dirigeants politiques) barre le renouvellement générationnel. "[L]’histoire ne repasse les plats qu’une fois toutes les deux ou trois décennies, et ceux qui ratent la distribution à quelques années près ont peu de chances d’en bénéficier un jour   ". Elle est ainsi à l’origine d’un immobilisme politique face à la problématique générationnelle. Si la question des inégalités entre générations n’a jamais véritablement émergé dans la sphère politique, c’est aussi parce que les acteurs qui auraient été en mesure d’opérer une telle problématisation font partie de cette génération favorisée.
Dès lors, non seulement le problème a-t-il été ignoré, mais il a également été aggravé par un ensemble de politiques incohérentes, et notamment par un manque de planification. Les phénomènes d’inégalités générationnelles sont en effet largement dus à des changements brutaux de la structure sociale, qui touchent donc particulièrement quelques cohortes, et seulement elles : ainsi la hausse brutale du nombre de diplômés a-t-elle surtout bénéficié à ceux qui, plus susceptibles d’obtenir des diplômes et donc des postes supérieurs à ceux des générations précédentes, n’ont pas eu à payer le prix de la dévaluation de ces diplômes, effet mécanique de la hausse, mais décalé de quelques années dans le temps. Les politiques de recrutement en dent de scie dans certaines professions (médecins ou professeurs, avec le contrôle du numerus clausus ou du nombre de postes à pourvoir) ont également renforcé ces inégalités. Les recrutements de la fonction publique auraient pu jouer un rôle contra-cyclique dans le cadre d’une politique planifiée à long terme, en période de crise ; au contraire, le resserrement des recrutements a contribué à aggraver le chômage de générations déjà particulièrement touchées.
Louis Chauvel en appelle donc à une politique des générations qui prenne à bras le corps ce problème. Il faut reconnaître que les inégalités générationnelles existent et viennent s’ajouter, plutôt que remplacer, les autres dimensions divisant la société françaises. Il ne s’agit évidemment pas d’ignorer ces autres divisions : l’auteur a par ailleurs défendu de manière très convaincante la thèse du "retour" des classes sociales   . A l’inverse, il faut articuler, avec une vision de long terme, les politiques publiques de manière à réduire l’ensemble des inégalités. On peut douter, en ce sens, de l’efficacité de politiques de réduction d’impôts pour les plus fortunés, qui font aussi plus souvent partie des générations favorisées, creusant un déficit que les générations du chômage de masse devront payer…#fn#