Une confrontation entre deux “monstres sacrés” du XXe siècle.


“On était dans la cour de la prison et on échangeait des livres en douce. C’était pendant la guerre, et comme je n’étais pas tellement préoccupé par les livres, je suis un des derniers et on me dit. ‘Tiens, toi, tu prends ça.’ Et je vois Marcel Proust. Et je me dis : ‘Mais, ça doit être emmerdant.’ […] J’ai lu la première phrase d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs. […] Et quand j’ai fini la phrase, j’ai fermé le livre et je me suis dit : ‘Maintenant, je suis tranquille, je sais que je vais aller de merveille en merveilles”   .

À la suite de critiques comme Jean-Bernard Moraly   ou Edmund White   , Myriam Bendhif-Syllas examine le rapport complexe qu’entretient Genet avec Proust, sans éluder la dimension apparemment paradoxale de ce rapprochement : “Que peut avoir en commun le romancier mondain, fragile et extravagant, observateur des salons de la Belle Époque et le dramaturge sulfureux des Paravents, repris de Centrale et peintre de la pègre ? […] Et pourtant, nous prétendons que l’étude conjointe de ces deux auteurs est possible, que la mise en parallèle de leurs parcours et de leurs vies, de leurs œuvres et de leurs formes d’écriture recèle de surprenantes découvertes”   .

Le lecteur de cette étude va en effet de découverte en découverte. L’auteure montre en particulier que l’originalité poétique des deux écrivains réside dans l’éclatement générique provoqué par un discours à la première personne qui brouille les frontières entre fiction et autobiographie, annonçant en quelque sorte la notion plus récente d’autofiction. De même, la phrase génétienne ainsi que la composition de ses romans, dans lesquels s’affirme un goût de la digression et de la rupture thématique ou stylistique, atteste de l’influence de Proust.

Au cours de son analyse, Myriam Bendhif-Syllas sollicite d’abord la biographie des écrivains pour montrer qu’ils se sont tous deux heurtés à une même incompréhension de la part des éditeurs, des critiques et du public, et qu’ils sont restés en marge du milieu littéraire de leur époque. La définition d’une “écriture de l’enfermement” permet d’éclairer cette marginalité : l’obsession de Genet pour l’univers carcéral rappelle la claustration du narrateur malade de la Recherche. Cette marginalité s’explique également, sans aucun doute, par le scandale lié à la publication de leurs œuvres respectives : Proust comme Genet sont parmi les premiers à mettre leur art littéraire au service d’une peinture de l’homosexualité et d’une réflexion sur l’inversion. La comparaison entre deux personnages emblématiques, le baron de Charlus (la Recherche) et Divine (Notre-Dame des Fleurs), est révélatrice.

La proximité des deux écrivains s’affirme également par un rapport identique à l’enfance, et par une rêverie médiévale étonnamment convergente, suscitée par leurs premières lectures. Les références de Genet à ses souvenirs d’enfance sont interprétées comme une forme de réécriture du texte proustien, selon des modalités variées : “clin d’œil ou pastiche amusé, hommage ou profanation”   . Plus surprenant, le théâtre de Genet permet une lecture renouvelée de certains passages de la Recherche : en particulier, la scène de la maison de passe tenue par Jupien dans Le Temps retrouvé prend une signification insoupçonnée grâce à une confrontation particulièrement convaincante avec Le Balcon de Genet. Le dernier livre de celui-ci, Un captif amoureux, apparaît enfin comme une manière de “continuer autrement la démarche proustienne”   : ce texte rédigé par un témoin distancié, dans l’après-coup de l’événement, présente notamment le même inachèvement et même logique de l’effacement que Le Temps retrouvé.

Tout au long de cette étude, la démonstration présente la rigueur universitaire d’une thèse de doctorat tout en manifestant un souci louable de clarté. Myriam Bendhif-Syllas mène ainsi une analyse serrée de la présence l’intertexte proustien au sein de l’œuvre de Genet, tout en révélant certains aspects insoupçonnés de la Recherche.

 

Voir aussi le dossier Jean Genet : où es-tu ?