La présente étude a pour objet l’islam libéral européen. Le sujet peut paraître à première vue incongru pour certains tant est installé dans le débat public l’idée que "islam" et "libéralisme" sont deux entités antinomiques, voire ontologiquement opposées ; et ce, du point de vue de la philosophie comme du/de la politique . Lors du récent discours du Premier ministre britannique à Munich, David Cameron a mis en cause la politique du multiculturalisme initiée par sa devancière Margaret Thatcher dans les années 80 : le multiculturalisme constituant à ses yeux, une politique communautariste et auto-ségrégative, et le terrorisme radical en étant  sa  traduction la plus manifeste. Cela dit, par delà sa critique du multiculturalisme, le Premier ministre britannique reste dans la lignée du postmodernisme occidental en soulignant la volonté de "l’Occident" de maintenir son implantation  en Afghanistan afin de lutter "pour la démocratie et les droits de l’Homme".  Ce discours  n’est qu’un paradoxe apparent ; en effet, la postmodernité peut se définir comme  la remise en question des modèles culturels dominant par une triple articulation : la profusion des récits de l’identité singulière, la politique du multiculturalisme généralisée, et un  nouvel exceptionnalisme occidental. 

 

Dès lors, comment concevoir une réelle "pensée de l’islam libéral"   ? Quel est son intérêt culturel, épistémologique et intellectuel ? Notons que l’étude de l’islam libéral européen requiert un triple niveau de définition, un niveau éthique, un niveau sociologique et un niveau civilisationnel. Par ailleurs, d’un point de vue  anthropologique, l’islam européen a principalement cinq matrices culturelles (africaine, maghrébine, indo-pakistanaise, turque, européenne). Le poids de ces matrices culturelles étant aussi à l’origine de cosmologies particulières, plurielles, il ne peut être nié dans  l’étude de la minorité musulmane.  

En termes contemporains, la question de l’assimilation a progressivement perdu de sa force, suite à la dilution de l’Etat-nation et à l’émergence corrélative de l’Europe communautaire ; dynamiques qui ont laissé en suspend la question redoutable de savoir ce qui fonde la culture commune

Les discours sur la diversité se résument progressivement à une homologie négative entre le multiculturalisme et l'aspect religieux ; c'est-à-dire au niveau d'un ordre politique et culturel   . Faute de pouvoir préserver le rite (l’égalité scolaire) par le mythe (La Révolution française), la Gauche néo-progressiste institue avec l’aval de la Droite Orléaniste un nouveau mythe (La diversité) qui doit permettre de communier autour d’un nouveau rite, celui de "la diversité". En effet, il y a une confusion conceptuelle dans la problématique et le sujet. Il faut dès maintenant récuser l’idée fantasmatique d’une identité politique musulmane en Europe, car elle sous tendrait une conjonction entre identité culturelle et  identité politique. Fantôme d’Hamlet pour certains milieux politiques et intellectuels, dont la hantise reste la politisation de l’islam et de manière plus large la communautarisation de l’espace sociale et politique. N’est-t-il pas temps à ce stade de mieux saisir l’enjeu de l’islam européen afin d’enrichir le débat ? Face à l’imperium de la globalisation, l’islam européen peut-il participer à un renouvellement du processus d’assimilation et de construction nationale ?  Et si oui dans quelle mesure peut s’évaluer le rôle et les contributions des intellectuels, de la société civile, des spiritualités ? Et ceci dans le cadre d’un régime renouvelé de la réconciliation entre les différentes sphères de la vie intérieure et celle de la vie publique. A mon avis, il n’est pas question de restaurer une métaphysique métapolitique susceptible de palier les béances de notre modernité en crise mais plutôt de poser les conditions de possibilités d’un ré-enracinement collectif au nom d’une lecture civilisationnelle renouvelée.    Et ceci afin de penser les cadres concrets d’un enracinement national, basé sur le une citoyenneté active et pleinement insérée dans le monde contemporain. La nation n’est pas le nationalisme elle constitue pour reprendre Jaurès le seul bien des pauvres.

 

L’islam libéral européen peut permettre de  conjuguer  enracinement dans une histoire spécifique et enracinement dans une philosophie commune. Cela induit de  revenir sur sa filiation européenne afin de construire un universel culturel modernisé. Néanmoins, elle  ne sous-tend pas  un cosmopolitisme béat et déraciné, dont la pensée n’est que la forme justificatrice de cette déculturation   . Il est au contraire une pensée agissante qui cherche de manière pratique à construire les moyens contemporains du monde commun.

 

Il faut pouvoir penser le double cadre des rapports de fidélité à la nation française (et par extension européenne) et au patrimoine spirituel de l’islam civilisation mondiale. L’amour de l’une n’induit pas l’éloignement envers l’autre : au contraire les deux déterminent un équilibre et un rôle de lien entre les deux rives de la Méditerranée. La peur de la dissolution de l’identité ayant engendré de la part de certains intellectuels musulmans un discours mutilé qui à trop vouloir s’assurer d’un islam séculier et ouvert, ont peu à peu marginalisé toute référence à la cosmologie musulmane. Pour reprendre M. Maurice-Ruben Hayoun : "La philosophie juive ou islamique se construit à partir d’un dogme et d’une croyance, autrement elles ne peuvent se qualifier comme telles"   . Ce n’est que par cette volonté de se situer pleinement dans une telle double filiation, que l’on peut éviter la déculturation culpabilisante ou la radicalisation auto-aliénante. Ce libéralisme, alliant authenticité et équilibre, doit avoir pour tâche l’inclusion définitive de l’islam de France avec son corollaire : le refus de toute ingérence étrangère : et son exigence ; dépasser le cadre traditionnel des références religieuses afin de proposer une véritable éthique pour les temps à venir. Cette éthique doit se poser de manière affirmative face aux mises en ordre de toutes sortes. Le libéralisme n’est pas réductible à une pensée de la modération ou de la personne, il est aussi un mode de contestation face à l’intégration autoritaire de la société. Le libéralisme n’est donc pas un libertarisme dépolitisé et hédoniste qui réfute les pouvoirs temporels pour se plonger dans les délices de l’oubli spirituel. Ces deux dangers doivent être mis en question afin de lutter efficacement contre la multiplication des figures normatives de l’assujettissement (culte de l’individu roi, contrôle des pouvoirs, séparation de la vie privée et de la vie publique) qui par leurs apparentes contradictions sont d’autant plus dangereuses à déceler