La jeunesse d'une figure emblématique de la "génération perdue" dont la guerre fait basculer le destin.
 

Idaho, 2 juillet 1961, un coup de feu retentit, un écrivain vient de se donner la mort, c’est Ernest Hemingway. Cinquante ans se sont écoulés depuis que l’auteur du Vieil Homme et la Mer, prix Nobel de littérature, figure emblématique de la “génération perdue”, l’ami du couple Fitzgerald et de Gertrude Stein, s’est suicidé. C’est l’occasion d’un coup de projecteur sur cette figure majeure des lettres américaines. Encore davantage dans la lumière en France par ce que certains ont appelé l’ “Hemingwaygate”, sombre histoire de plagiat d’une biographie américaine sur Hemingway   par Patrick Poivre d’Arvor   . Une affaire médiatique qui n’est qu’une ombre portée dérisoire au regard de l’immensité de l’écrivain américain.

2011, l’anniversaire d’une mort, que Luce Michel prend à rebours en se penchant sur la jeunesse et la genèse de l’écrivain dans sa biographie Hemingway à 20 ans. Retracer les premiers instants, les premières fois, les débuts d’une vie pour tenter de cerner ce qui, au seuil de la vie, conduit Ernest Hemingway à entrer en écriture.

Une enfance à l’abri du monde


En 1917, les Américains entrent dans le conflit européen et le jeune Ernest est encore au lycée à Oak Park dans l’Illinois. Une vie confortable dans cette ville en banlieue de Chicago, épargnée par les fracas de la guerre. À Oak Park, de somptueuses demeures siègent le long des larges allées. On va au country club et à l’église le dimanche, l’existence est paisible. Le père d’Ernest, Clarence, est médecin. C’est un homme ombrageux et dépressif, écrasé par l’aura et l’énergie de sa femme, Grace, une artiste, chanteuse lyrique, pleine de vie et de rires. La vie de la famille Hemingway est rythmée par les nombreuses cures de Clarence pour soigner son mal de vivre, qui finira par le terrasser. Il se suicide en 1928 et ne verra pas les succès littéraires de son fils. Un père auquel Ernest aura tant de mal à accéder, tant la personnalité solaire de sa mère fait barrage et prend toute la place. Ce qu’Ernest lui reprochera, la désignant comme responsable des tourments de Clarence.

L’abîme de la mélancolie guette la famille Hemingway, contrastant avec le monde aseptisé d’Oak Park dans lequel la vie tiède suit son cours et où l’on berce la jeunesse de lendemains glorieux par des histoires teintées de l’idéal rooseveltien de bravoure, d’héroïsme et de conquête des grands espaces. Une jeunesse en sommeil qui aspire à “vivre de manière énergique”, credo emblématique de cette génération, désignée plus tard par le terme de “génération perdue”.

Dans ce cocon ouaté, Ernest piaffe d’impatience, le monde l’attend, la vie, la vraie. Il veut aller voir, s’y frotter, l’éreinter pour devenir un homme. Tenter l’aventure, les exploits d’envergure, l’appel du lointain est impérieux. Il lui paraît nécessaire de se confronter au monde pour naître à lui-même et devenir quelqu’un. Ses parents souhaitent qu’il poursuive des études, mais Ernest veut entrer dans la vie et partir à la guerre. Ses parents s’y opposent et, la mort dans l’âme, Ernest accepte un poste de journaliste pour le Kansas City Star, un des plus grands quotidiens américains. Cette expérience est pour lui l’occasion d’exercer sa plume. Car, depuis le lycée, Ernest a une conviction : l’écriture est son destin, il veut devenir écrivain. Ses articles dans le journal du lycée ont suscité de nombreux éloges parmi ses professeurs qui lui prédisent un avenir exceptionnel d’écrivain. Mais qu’écrire ? Qu’ai-je à dire ? Hemingway sait que, si l’évidence de l’écriture est là, il lui faut nourrir sa plume de vie. Car il veut écrire le monde et ce qu’il en connaît ne lui suffit pas. Pas de préoccupations artistiques chez lui, il s’inscrit dans le courant des storytellers américains, ces conteurs qui parcourent le monde en quête d’expériences, d’histoires. Saisir le monde pour y rencontrer l’autre et le soi, mettre du sens dans sa propre vie, éclairer son histoire, entrer en résonance avec les aléas et les questionnements qui se posent à tous. Être un conteur.

Le choc de la guerre : naissance d’un écrivain


Ainsi, pour le jeune Hemingway, l’écriture passe par l’aventure. Au printemps 1918, la Croix-Rouge cherche des ambulanciers pour conduire les blessés sur le front italien. Ernest est choisi, il peut enfin partir, il a dix-neuf ans. À force de persévérance, il a dérobé la clef du monde. Le 7 juin, il arrive dans le nord de l’Italie. Et très vite, pourtant, il s’ennuie. Une routine se met en place : il s’occupe de la cantine mobile de la Croix-Rouge, distribue chocolat et cigarettes aux troupes. Lors de l’une de ses tournées, un obus de mortier explose près de lui et le blesse grièvement. Bouleversement, le sol se dérobe sous ses pieds, il a vu la mort en face. Non pas la mort comme il a pu l’observer avant parmi les blessés agonisants, mais sa mort à lui, son néant. Une fêlure s’ouvre, elle ne se refermera jamais.

Blessure, douleur, souffrance et terreur font d’Ernest un homme et un écrivain. Telle est la thèse avancée par Luce Michel, qui sous-titre d’ailleurs sa biographie Un homme blessé, assertion qui pourtant ne repose sur aucun argument et semble limitative. Certes, l’événement est retentissant dans la vie d’Hemingway, il en gardera des stigmates physiques et psychiques (insomnies, dépression qui le conduiront à l’alcoolisme) et la guerre irriguera son œuvre. Ainsi dans L’Adieu aux armes   , le personnage Frédéric vit aussi l’explosion d’un obus prêt de lui : “Au milieu du bruit, je distinguai de nouveau un toussotement, puis le tchu, tchu, tchu, puis un éclair comme lorsque la porte d’un haut-fourneau s’ouvre brusquement, un grondement, blanc d’abord, rouge ensuite, accompagné d’un violent courant d’air. J’essayais de respirer mais j’avais le souffle coupé et je me sentis sortir tout entier de moi-même, emporté loin, bien loin par le vent. […] Je savais que j’étais mort et que c’était une erreur de croire qu’on mourrait comme ça, sans s’en apercevoir ; puis j’eus l’impression de flotter et, au lieu de continuer dans mon vol, je me sentis retomber.”

Pourtant, tant d’autres ont été blessés pendant cette guerre et tous ne sont pas devenus Hemingway. Et l’œuvre de l’écrivain  explore de nombreux autres thèmes que la guerre. Adouber Hemingway écrivain par la guerre est réducteur. L’homme est plus vaste que cela, son œuvre embrasse le monde et rencontre d’autres contrées. Et l’on peut se poser la question suivante : Hemingway aurait-il écrit sans la guerre, sans la rencontre avec la mort ? Sans doute. La certitude que l’écriture est son destin est inscrite en lui depuis longtemps, bien avant son départ pour la guerre, comme le relève d’ailleurs Luce Michel, se contredisant elle-même. L’écriture comme une certitude, c’est le socle de sa vie. Il fait son miel de tout pour écrire et bâtir son œuvre. La guerre en fait partie, comme elle fait partie de sa vie, mais il ne s’y arrête pas et se déploie bien au-delà.

L’écrivain est un menteur


Une blessure, un drame, voilà donc enfin de quoi écrire. Car Ernest est écrivain. De sa vie, il fait une histoire, une légende et s’engendre lui-même, du matériau duquel sont faits les héros. Il est le premier Américain blessé sur le front, ce qui lui vaut honneurs, décorations et attention des journalistes. Alors Ernest leur raconte. Il aurait sauvé un capitaine blessé en arrêtant les saignements avec des cigarettes et serait reparti immédiatement au combat : « Le lieutenant Hemingway a vu un capitaine blessé qu’on emmenait à l’hôpital de campagne en ambulance. On lui avait tiré dans la poitrine mais il avait bouché les trous avec des cigarettes et était retourné au combat »   . Du premier Américain blessé, il devient l’Américain le plus grièvement blessé d’Europe comme il le relate à un journaliste du New York Sun : “Le premier américain blessé sur le front italien […] avec probablement plus de cicatrices qu’aucun autre homme en uniforme ou sans à avoir défié le shrapnel des puissances de l’Alliance”   .

Il n’aurait pas eu mal, pas eu peur, pensant seulement à ses camarades et à sa patrie. Le récit évolue et se transforme, de jour en jour, d’interlocuteur en interlocuteur. Ernest oublie la douleur, l’angoisse, les insomnies. De sa vie, il fait une histoire, extraordinaire forcément. C’est sur ce point que la biographie de Luce Michel achoppe. Elle accuse Hemingway de mensonge, y voyant la faiblesse d’un ego démesuré, d’un narcissisme exacerbé, un enfant qui fabule, mythomane pathologique. Or les écrivains sont tous des menteurs. Mensonge entendu comme décalage par rapport aux faits, aux circonstances réelles. Hemingway n’est pas journaliste, il ne cherche pas à décrire objectivement le monde. Le monde, il s’en sert, il le modèle, le transforme, le reconstruit, l’invente, l’enchante. Il est créateur. Il est écrivain. Le réel importe peu. C’est la vérité des êtres, du monde qui compte et non leur réalité. Chercher à distinguer dans son œuvre une pleine coïncidence avec des éléments factuels de sa vie n’a aucun sens et c’est pourtant un procédé récurrent dans cette biographie. Comprendre un écrivain et une œuvre par le prisme de l’interprétation psychologisante et biographique est infiniment réducteur, une impasse qui conduit à l’erreur. Une œuvre n’est pas l’histoire d’une vie, même si elle s’en nourrit.

Le métier d’écrivain


Séisme de la guerre, l’hôpital, la découverte de l’amour avec une infirmière, la célébrité, ces quelques mois de 1918 ont été intenses pour le jeune Ernest. La vie, enfin, la vraie. Pourtant il lui faut revenir à Oak Park, où tout semble pareil, moelleux et figé, englué de sommeil. Et là, rien ne se passe. Ernest pousse les jours pétrifiés d’ennui. Cette vie de langueur est insupportable, il lui faut repartir, voyager pour découvrir et comprendre le monde, et surtout écrire et être enfin publié, c’est la seule chose qui compte : être écrivain. Il part à Toronto où il écrit des piges pour le Toronto Star, un quotidien national, puis pose ses valises à Chicago en 1920. Il y rencontre sa première femme et Sherwood Anderson, un écrivain qui lui conseille d’aller à Paris. Paris sera le lieu de l’écriture, de la publication et du succès littéraire. Il y côtoie le couple Fitzgerald, le mythe de la “génération perdue” est en marche.

Cette partie de la vie d’Hemingway, essentielle puisqu’elle est celle de l’écriture et de la publication, est seulement effleurée par Luce Michel qui se contente d’égrener les événements sans s’y appesantir. Or c’est pendant cette période que le jeune Ernest qui rêvait d’écrire exerce réellement le métier d’écrivain. La guerre et au-delà plus rien ? Pourtant la vie continue et la formation du jeune Ernest n’est pas encore aboutie. Certes, cette époque de la vie d’Hemingway a de nombreuses fois été relatée ailleurs et la thématique de la collection “À 20 ans” incite à se tenir fixé aux années de la sortie de l’adolescence. Mais alors pourquoi consacrer la moitié de l’ouvrage à la vie d’Hemingway jusqu’à sa mort en ne faisant que la survoler ? L’épisode de la guerre ne donnait-il pas suffisamment matière à comprendre l’écrivain et son œuvre ? N’est-ce pas le signe même qu’Hemingway est bien plus que cela, que cet épisode n’en est qu’un parmi d’autres dans sa vie et dans son écriture ?