Un ouvrage ambitieux sur les “unités de tueries mobiles” nazies, mais qui perd de sa force dans un mélange des genres mal maîtrisé

On connaissait de Michaël Prazan – entre autres – son documentaire sur les Einsatzgruppen   . Après de longues plongées dans les archives filmographiques, il avait exhumé de nombreuses séquences inédites sur ces “unités de tueries mobiles” nazies, responsables de la mort de plus d’un million de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Le cinéaste était allé recueillir des témoignages inédits, à l’Est, pour donner un visage aux victimes – comme à certains bourreaux. Deux films d’une heure et demi étaient le résultat de cette enquête, dans le sillage du débat qui a agité le monde des historiens français de la “Solution finale” et du nazisme, autour de l’énigmatique figure du Père Desbois   et du coup de projecteur donné à la “Shoah par balles”, expression hasardeuse qui résumerait l’action des Einsatzgruppen.

Voilà cette même enquête couchée sur le papier, sous la forme d’un épais ouvrage de 570 pages. Michäel Prazan y retrace les étapes du processus de création des “unités mobiles” et leurs actions sur le terrain : il dessine une géographie des fosses dans lesquelles étaient menées les exécutions. Ponary, Kamenets-Podolski, Lubny, Rumbula – de l’Estonie à la Roumanie, chaque tuerie est décrite minutieusement, souvent à l’aide de témoignages de survivants. Une centaine de pages permet à l’auteur d’accompagner son lecteur à travers un rapide voyage dans la littérature savante, avant de plonger dans cette trajectoire infernale.

Une seule question demeure, difficile : qu’a voulu écrire Michaël Prazan ?

Il y a des résultats qu’un documentaire peut espérer, mais qui resteront toujours inaccessible à un livre. Les ruses du montage, de la superposition de la bande sonore, le passage inconscient d’une séquence à une autre – tout cela donne à l’écriture narrative d’un film une certaine souplesse. Un livre de 600 pages ne peut pas reposer sur le même artifice. Or dans ce décalque écrit de l’œuvre filmée, Michaël Prazan ne semble pas avoir réellement affronté cette mise en récit et la démonstration nécessaire à toute recherche historique.

S’agit-il d’un ouvrage de synthèse sur le sujet ? L’auteur s’en défend : il “n’a pas la prétention” d’avoir écrit “un ouvrage de référence”   . Cependant, les cent premières pages ne peuvent faire l’économie d’une mise au point historiographique sur le sujet. Il n’est pas ici question de faire rejouer la ligne de partage entre des historiens universitaires rigoureux en ce qui concerne l’administration de la preuve et tous ceux qui souhaitent s’emparer du matériel historique par ailleurs. Et pourtant : sur un sujet qui a déchaîné les passions, bien avant la polémique sur une “nouveauté” fantasmée   de l’étude des Einsatzgruppen, cette longue mise en contexte semble légère. Elle peut convenir à un lectorat non spécialiste, mais sur certains points, les sources d’information sont trop peu nombreuses : on ne peut pas s’aventurer sur des débats aussi pointus que les rythmes de la prise de décision de la “Solution finale” en ne s’appuyant majoritairement que sur Raul Hilberg   , Richard Rhodes   ou Ernst Klee   . Cela conduit l’auteur à des conclusions hâtives : “… ce n’est qu’au mois de juillet 1941 que Hitler prend la décision d’une extermination globale”   .

S’agit-il d’une édition de sources ? Michaël Prazan a l’expérience du terrain et possède un matériel riche d’interviews menées en grande partie auprès des survivants des exécutions – et auprès de quelques bourreaux, en caméra cachée. De nombreux chapitres sont ainsi constitués d’un témoignage unique, qui donne au lecteur une possibilité d’approcher au plus près la réalité des massacres. On retrouve d’ailleurs en grande partie les intervenants du documentaire. Cette transcription de source orale, bien qu’on ne connaisse pas les critères qui ont présidé aux sélections, ni leur degré de représentativité, est peut-être l’apport le plus important de l’ouvrage. Elle donne à lire – et plus seulement à entendre – les mots des victimes et des survivants que Michaël Prazan a rencontré. Il y avait ici urgence, comme le rappelle l’auteur, car cinq ans plus tard, le film ne pourrait plus être tourné – ou le livre écrit. Éditions de source toujours, quand deux chapitres sont des transcriptions in extenso des intervensions de Leon Wells au procès Eichmann. Ils permettent de donner de la cohérence au récit et de rendre hommage à l’homme, décédé en 2009 et qui continuait de témoigner il y a encore peu   . Mais étaient-ils absolument nécessaires ?

S’agit-il d’un récit d’enquête ? Bien souvent, l’ouvrage est écrit à la première personne, Michaël Prazan mettant en scène sa propre recherche. Il n’hésite pas à expliquer ses motivations, lorsqu’il écrit, lapidaire : “je suis né avec Auschwitz”   . Entre chaque témoignage, il décrit les conditions du tournage, les états d’âmes, les souffrances, et montre les difficultés des caméras cachées, décrit longuement les personnes qu’il interviewe, comme pour transmettre les visages et les attitudes qui, du film au livre, se sont perdus : “Ici, c’est Nina qui porte la culotte. Son mari ne fait le poids devant la matriarche au tempérament volcanique. Je la vois reprendre sa respiration, devenue difficile à cause de la bouffée de souvenirs qui la submerge”   . L’histoire scientifique n’est pas habituée à ce type de tonalité. Ici, elle ne fait que rappeler la parenté entre la forme filmée de l’enquête et sa mise en mot : elle permet aussi au réalisateur de sortir de l’ombre.

S’agit-il d’un pamphlet politique ? Michaël Prazan, durant l’ensemble de l’ouvrage, met en scène les dissenssions qui s’installent entre lui-même et sa fixeuse ukrainienne, Olga Sulimenko   . Celle-ci le trouve trop suspicieux à l’égard des témoins : elle y voit un mépris envers les pays de l’Est et son propre pays, l’Ukraine. Les derniers chapitres du livre sont dans la continuité de l’article qu’a publié Michaël Prazan dans Le Monde   et qui montre comment derrière la révolution orange et le rattachement de l’Ukraine au camp européen, se cache en fait, sur place, une révision mémorielle favorable à tous ceux qui se sont opposés au pouvoir soviétique – y compris quand ces derniers ont fait parti de la SS Galicia et tué des Juifs par milliers. Cette prise de position lui a d’ailleurs valu une réprimande du Quai d’Orsay. Et l’auteur de conclure que la France a emprunté le même type de chemin quand, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle façonna “le mythe d’une France résistante contre l’occupant allemand”   .

Le livre de Michaël Prazan est tout cela et rien de cela à la fois. Ce que le montage d’un documentaire permet, la superposition de catégories narratives aussi inconciliables l’interdit à un livre. Ce mélange des genres ne tourne à l’avantage que d’un style : celui de la mise en scène de l’enquête, avec au centre son enquêteur. On y découvre un voyage sincère et hésitant dans les zones troubles des massacres, à la rencontre des témoins, entre histoire et mémoire. Mais il serait heureux, à l’avenir, de trancher : approfondir les possibilités d’un genre, plutôt que de cumuler les faiblesses dans chacun d’entre eux.