Cette enquête dévoile la palette variée des relations des auteurs avec les imprimeurs-libraires, qui s’inscrivent " au cœur de l’acte littéraire ", dans une période où l’évolution sociologique de ces métiers explique la complexité des partenariats noués.

L’étude des relations des deux acteurs éponymes de l’ouvrage Les Arrière-boutiques de la littérature, Auteurs et imprimeurs-libraires aux XVIè et XVIIè siècles, est bien plus qu’une rétrospective illustrée de ses métiers sous l’Ancien Régime. La plongée au cœur de la production et de son contexte dresse un panorama littéraire et sociologique de leurs liens. Ils se dévoilent de manière surprenante dans l’objet livre, dressant les pratiques de la collaboration et de la « co-élaboration »   et signifiant les modes changeantes dans ces siècles où de nouveaux marchés, publics et catégories littéraires apparaissent.

Denys de Harsy, «éditeur avant l’heure », témoigne de l’implication intellectuelle de ses professionnels dans la création littéraire, de par sa tentative d’interprétation du recueil des Comptes amoureux de Jeanne de Flore au travers des illustrations qu’il y inséra, qui valorisent la figure féminine, devenant une grille de lecture subtile, un « réseau de signes et de significations (…) en dehors de la trame narrative pour venir la compléter »   . L’hypothèse d’une rédaction au sein de l’atelier en concordance avec les vignettes est même envisagée : si on peut dès lors affirmer que l’officine est un lieu de rencontre et de création littéraire, on peut même envisager que l’imprimeur-libraire se fait auteur et tend à « orienter la réception de l’œuvre »    . De même, l’imprimeur O.Arnoullet valide, au-delà de l’anachronisme du terme, la réalité de la stratégie marketing de Guillaume des Autels, dont l’ouvrage, Le Moys de May, représente une collaboration réussie sous le signe de l’audace. La singularité de cette publication, à la typographie gothique et dense, peu commune pour la poésie au XVIè siècle, témoigne de la pauvreté de l’imprimeur, qui est identifié par l’enquête minutieuse des indices textuels et éditoriaux et par les « échos intertextuels »   de l’ouvrage avec son catalogue. L’auteur, qui veut mettre en place un projet d’innovation poétique, use paradoxalement d’un processus archaïque. Destiné à un public populaire, le recueil est en lui-même insolite, cumulant œuvre poétique de jeunesse (symbolisé dans le titre, déceptif, car crypté, pour évoquer la production juvénile), ainsi que le genre des demandes d’amour, mises en vers et signé du nom de l’auteur alors que l’usage lui préfère l’anonymat et la prose, référé par une illustration, qui est dès lors « un marqueur générique » et provoque un « brouillage littéraire ». Cela permet à l’auteur de se distinguer par une rupture des conventions. Ce « jeu de leurre cristallisé »   , qui allie tradition et renouveau établit une alliance où l’auteur peut se distinguer par la forme et le fond, à l’aide d’un imprimeur qui lui en retire le bénéfice commercial d’un lectorat élargi et d’une publicité efficace.

L’imprimeur-libraire, figure puissante comparée à un chef d’entreprise, réelle ou fictive, participe à l’entreprise littéraire en même temps qu’il permet de comprendre la perception de l’écrivain dans une société où son statut social fragile se forme et où son appui est crucial à leur existence. Le cas complexe de Du Bellay permet ainsi de comprendre l’intérêt du démarquage et de l’appui des élites pour exister dans le paysage des Lettres. Après une fluctuation entre différents libraires, c’est en 1558 que l’auteur trouve l’imprimeur avec qui il travaillera exclusivement, fruit d’un parcours cheminé de relations et d’influence qui le mène à Fédéric Morel. Réglant ses comptes avec les libraires mal intentionnés et rendant hommage à son nouvel allié dans les Jeux Rustiques, Du Bellay emploie une stratégie efficace pour se distinguer de ses pairs. En profitant de ses relations d’influence avec le pouvoir royal, Du Bellay solidifie sa position et bénéficie d’appuis qui lui permettent d’obtenir un privilège en son nom. Mais c’est surtout en s’associant à un libraire propre à lui, qui favorise une renommée réciproque des deux hommes qui nouent des liens d’amitié, qui profitent à Morel après la mort de l’auteur. En effet, un privilège de neuf ans lui permet de publier progressivement dans des rééditions des inédits assurant son fonds de commerce. Autre collaboration presque exclusive, celle de Mme de Villedieu avec Claude Barbin, prestigieux libraire parisien du XVIIè siècle, réputé capteur des tendances, peu scrupuleux et cynique avec celle qui fut nommée sa « poule aux œufs d’or ». Or, à y regarder de plus près, on se rend compte que cette femme indépendante, précurseur en matière d’écrits féminins, entretint une longue et volontaire collaboration, débutée par la controversée publication du Récit en proze et en vers de la farce des Précieuses. Leur relation apparaît houleuse à certains égards, donnant le mauvais rôle à un imprimeur exploitant une auteure dans le besoin au travers de commandes, de corrections et d’une ingérence dans les titres répondant à sa spécialisation dans la littérature galante. Or, la relation de ces deux personnages qui apparaît trahie par la publication de la correspondance amoureuse de l’auteur avec son amant, le sieur de Villedieu, semble résulter d’un accord commun où « l’intérêt éditorial de bâtir une « fiction du non fictif » »   permet un scandale qui fait vivre leurs deux noms. Réclamant des privilèges en son nom et innovant la condition d’auteure en se faisant payer ses manuscrits, elle représente un exemple significatif des relations entre les acteurs du livre, où l’ego et l’intérêt personnel forgent une stratégie commune. 

L’anonymat comme défense, l’effacement devant la cause sont aussi des valeurs où certains auteurs dressent les contours d’un rapport à l’objet livre où le libraire n’est plus qu’un agent, face auquel on impose une distance, avec qui on travaille avec indifférence ou mépris. Madeleine de Scudéry, dont la première partie de la carrière est marquée par le patronage d’un frère connu de la scène littéraire, qui est l’intermédiaire d’affaires, signe ses ouvrages et permet sa diffusion. Mais le pseudonyme ne trompe pas et rapidement se développe le concept de l’école scudérienne. L’émancipation de Madeleine de Scudéry se manifeste paradoxalement par le passage à l’anonymat et une « infidélité chronique » aux libraires avec qui elles collaborent, s’expliquant par une carrière littéraire de plus de cinquante ans, une polygraphie et une courbe de succès variable, où l’écriture contextuelle lui valut le retrait de la vente de certains de ses livres avant son retour dans les grâces royales. Une équation où la construction d’un rapport durable peut être problématique, où le libraire est soumis aux aléas de la vie d’un auteur qui évolue avec eux et les maintient à distance de manière « trop entêtée pour ne pas avoir été volontairement entretenue »   qui témoigne d’une relation stratégique aussi bien avec le libraire qu’avec le lecteur.

Dans la même lignée, François Charpentier, « académicien polygraphe de second plan »   fit appel à pas moins de onze libraires, ce qui s’explique en raison de l’absence d’ « une stabilité professionnelle des libraires eux-mêmes qui n’est pas évidente à une époque où le métier connaît d’importantes fluctuations »   . Ses fonctions à l’Académie et sa proximité avec la monarchie furent un fil d’Ariane de son œuvre et de sa diffusion : si la brièveté des liens privilégiés crées avec les libraires témoignent d’un certain détachement de leur part, il est réciproque : s’orientant principalement vers ceux qui bénéficiaient de la faveur royale ou d’un prestige pouvant lui être utile, ses relations n’en sont pas moins intéressées, contrairement à ses intentions, se fondant dans l’anonymat dans certaines œuvres pour mieux mettre en valeur ses institutions. A cette stratégie se rattache Jean-Pierre Camus, évêque dont la fonction d’auteur se veut entièrement rattachée à la dévotion civile et ne se place pas sous le signe d’une collaboration tendre. Il met en place un procédé où s’effacent les acteurs au profit des valeurs défendues. Il instrumentalise l’imprimeur-libraire jusqu’à le rendre fictif, en écrivant par exemple à sa place l’avis du libraire qui vise à justifier sa publication pour se protéger de ses détracteurs. Il se cache derrière la figure du libraire, usant de l’anonymat, uniquement pour se déresponsabiliser et en faire une arme de défense lors des polémiques auxquelles il fait face, notamment face aux Réguliers, et  pour établir un lien complice avec le lecteur. Davantage un médiateur, le libraire sert de « caution extérieure »   au service d’un but universel. Scève opéra une résistance déroutante à la « persona d’auteur », se refusant à imprimer son nom sur les ouvrages dont il fut la source. Ce refus de l’ «hypervisibilité » organisée dans la République des Lettres est une constante troublante qui se manifeste dans son rapport aux libraires, à qui il présente une indifférence complète, ne répondant ni aux sollicitations, ni aux éloges, même quand elles viennent de ses confrères, déroutant même les libraires qui tentent malgré lui d’établir sa reconnaissance. Marginal dans sa conception du monde littéraire, décrié, admiré, plongé dans l’oubli, cet auteur énigmatique a laissé pour trace ses spécificités typographiques plutôt que sa personne.

Vu tantôt comme vil et manipulateur, tantôt comme un conseiller, l’imprimeur-libraire traduit les modes, notamment celles des genres. La publication du Parnasse des poètes satyriques en 1623 est le symbole de cette évolution politique avec la réorganisation de la censure moderne. Le nouveau contrôle des autorités morales amène à plus de prudence, voire à une entente avec le pouvoir et à trouver des stratégies commerciales, notamment pour les recueils licencieux. Le Parnasse des poètes satyriques provoqua la destruction de Théophile de Viau. Son nom en première page fut un argument de vente à un public avide du genre, et la typographie autocensurée assura une protection pour les imprimeurs Estoc et Sommaville, autant pécuniaire que politique. Celle-ci témoigne d’une démocratisation recherchée de la littérature licencieuse, qui devient par conséquent une « affaire publique » et fonde la « catégorie de l’obscène »   .

Les liens des libraires avec les genres apportent un bonus littéraire qui éclaire certaines politiques éditoriales. Ainsi, le burlesque, genre marginal et clandestin à première vue, se révèle être convoité par les plus grands professionnels de Paris, qui y voient une manne commerciale originale, qui a la « capacité à se manifester dans des circuits très différents des institutions éditoriales et littéraires »   . De même, le pouvoir du libraire se manifeste en ce qu’il peut favoriser l’émergence d’un genre, telle que l’analyse de la nouvelle historique le prouve, et utiliser les zones de para-textes pour contribuer à la promotion et la défense de ses œuvres.  

On retient de la lecture de l’ouvrage que la complexité et la diversité des relations entre auteurs et imprimeurs-libraires, ainsi que leur rapport au livre sont riches de sens : les partenariats et les stratégies mises en place sont certes ici illustrées par des cas précis, mais ils traduisent la réalité, l’évolution de ces métiers et la place du livre dans la société. L’imprimeur-libraire symbolise une autorité dans la République des Lettres, qui en contrepartie bénéficie à l’auteur qui ainsi légitime son œuvre, son positionnement dans la société et dans le paysage littéraire. La boutique même est présentée comme un « pendant aux salons précieux du XVIIè siècle »   , tant le meilleur comme le pire peut s’y passer.

On apprécie de sortir des cadres trop généraux d’étude du  livre habituels  et de découvrir cette aventure éditoriale où les anecdotes viennent illustrer un sujet complexe. Il est dommage que l’étude de la critique des imprimeurs par les auteurs ne soit qu’esquivé pour la réciproque. On ne doit cependant pas faire manquer de remarquer que l’imprimeur permet d’une certaine manière l’insertion de l’auteure sur la scène littéraire, à une époque où la femme ne peut encore que très rarement être une figure publique. Il en ressort que la pénétration dans ce microcosme est extrêmement utile pour comprendre l’histoire sociale, politique, littéraire et économique du livre, mais également de son environnement. Dès lors, l’imprimeur-libraire offre une porte ouverte à la compréhension de la société dans son ensemble