Bernard Vouilloux met en place un dispositif de questionnement du statut de l’image et une clarification du discours critique à son propos.

“Image”. Le mot a des emplois multiples dans notre langue. Il suffit de penser aujourd’hui à sa fortune en médecine ou en astronomie, à l’“imagerie” médicale prête à capturer l’infiniment petit au plus intime du corps ou aux images de l’infiniment grand envoyées par le télescope Hubble. La question de l’image, objet de l’essai de B. Vouilloux, n’est pas nouvelle. Pourtant, ici, l’auteur, en mettant au service de l’œuvre de P. Quignard sa grande connaissance du fait visuel ou comme il le nomme du “fait iconique”, conduit le lecteur à penser à sa suite quelques réponses possibles aux nombreuses questions qui jalonnent l’œuvre de l’écrivain. Ainsi : pourquoi nous arrive-t-il de ne pas reconnaître ce que nous connaissons le mieux ou de penser reconnaître ce que nous ne connaissons pas ? Que dit-on, en fait, quand on dit d’un fils qu’il est le “portrait craché” de son père ? À quels signes Euryclée a-t-elle reconnu à son retour Ulysse rendu méconnaissable par des années d’éloignement et d’épreuves ? Pourquoi Matisse n’a-t-il pas reconnu pas sa propre fille rentrant des camps de concentration ? Ou encore pourquoi les animaux d’une même espèce, contrairement aux humains, ne s’attaquent-ils pas ? B. Vouilloux n’a pas la prétention d’apporter des réponses définitives à ces questions. Il convie son lecteur à les penser à sa suite.

De façon très large, B. Vouilloux précise le statut de l’image qui ne se réduit pas à l’image peinte, loin de là. Il établit une distinction très claire entre l’une et l’autre et appréhende l’image, à la suite de Warburg, comme ouverture vers l’absence, le deuil, le désir, idée clé pour P. Quignard, écrivain, selon B. Vouilloux, de l’image et non de la peinture comme l’est Michon par exemple. Par ailleurs, B. Vouilloux met en évidence l’ancrage du concept d’image dans la culture occidentale et au-delà chez l’écrivain, proche en cela de Klossowski, en retraçant en quelque sorte sa généalogie depuis Homère, Platon et Aristote, par l’analyse étymologique des termes d’oneiros, de psuchè, ou encore d’eidôla ou de phantasmata, deux termes que le latin a traduits par le seul simulacra à entendre comme une frontière instable entre la dimension physique et la dimension psychique de l’image ou comme le dit P. Quignard dans Le Sexe et l’Effroi, un “étai aux fantasmes”. L’image, c’est encore l’imago (le masque mortuaire à Rome) telle que l’a analysée Pline l’ancien, posant ainsi les questions de son origine archaïque, de la mimésis qui y est à l’œuvre et de sa capacité à suggérer fortement une présence (comme le fait l’image photographique). P. Quignard, quant à lui, la pense dans ses composantes multiples : anthropologiques, sociales, culturelles et psychanalytiques. Qu’elle soit iconique ou verbale, elle est, dans sa capacité à éveiller l’imagination et à étonner, une invitation à voir ce qui est derrière les apparences induisant ainsi la déstabilisation possible du spectateur. Ceci étant posé, B. Vouilloux articule son analyse autour de trois noyaux problématiques : les rapports de l’image avec le logos, une tentative de définition et ce qui est sa source.

Première problématique : comment penser, dans la tradition critique et à partir de l’œuvre de P. Quignard, la question des rapports entre l’image et le logos ? Quid de l’ut pictura poesis des anciens ? Quid des discours de Diderot ou de Lessing au regard du discours que P. Quignard tient sur la peinture ? On sait combien le topos de l’ut pictura poesis a drainé la problématique des rapports de l’image et du logos de l’antiquité jusqu’au XVIIIe siècle (et même au-delà) en mettant en évidence le fait que l’image a besoin du discours pour se dire, que le discours soit adressé à soi ou à d’autres ; questions que B. Vouilloux a déjà longuement travaillées dans ses précédents ouvrages, La Peinture dans le texte ou encore Tableaux d’auteurs, pour n’en citer que quelques-uns, et qu’il repense ici à partir des écrits de P. Quignard qui aborde la question sous l’angle suivant : l’image – et en ce cas elle lui est antérieure – est-elle un récit en attente ? Bien sûr, il ne s’agit pas pour l’écrivain de penser la peinture narrative à laquelle, selon Bataille analysant par exemple L’Exécution de Maximilien, Manet aurait mis fin, mais de considérer l’image peinte comme le réceptacle d’un récit potentiel, parce qu’elle est un espace de concentration de traces à un instant T. comme l’instant du retour en soi de l’image très ancienne qui habite chacun de nous. Un exemple : la fameuse scène du puits à Lascaux est-elle une peinture en attente d’un récit ou a-t-elle été un récit rendant possible l’image ? Question que n’ont résolue ni l’abbé Breuil, ni Bataille, ni Leroi Gourhan et pour laquelle P. Quignard formule l’interprétation suivante : les peintres peignant à l’intérieur d’un des diverticules de la grotte, à six mètres de profondeur, ont utilisé le relief qui, à certains endroits, a dessiné des figures qu’ils ont ensuite intégrées dans leur peinture (j’ajoute que l’idée est développée aussi par Norbert Aujoula dans son magnifique ouvrage : Lascaux, le geste, l’espace et le temps). Par ailleurs, la grotte, comme toute grotte, a des capacités phoniques remarquables qui ont pu troubler les peintres chamans qui, de ce fait, ont sans doute peint guidés autant par les phénomènes acoustiques que visuels. Donc, puisqu’il ne semble pas possible de décider de l’antériorité de l’image ou du récit, P. Quignard pense l’image dans un statut de “co-implication” ou plus précisément encore de polarisation face au discours et non dans une position hiérarchiquement favorable ou défavorable, ce qui n’implique pas évidemment une quelconque similitude mais un parallélisme entre l’une et l’autre. Autrement dit, l’image est porteuse d’une potentialité de signes et interroge en chacun le statut de la vision que l’écrivain définit dans Les Paradisiaques comme une “vision d’avant la vue” qui est celle, par exemple, du rêve fœtal.

Question subséquente : l’image parle-t-elle ? Si oui, de quelle nature est ce quelque chose qui parle, en particulier, dans la peinture ? Quel sens donner à la seconde partie du titre de l’essai de B. Vouilloux, “Le silence des images”, qui présuppose que l’image parle et se tait ? (Son titre reprend le titre de l’ouvrage de P. Quignard sur La Tour, la Nuit et le Silence, publié en 1995.) Comment penser l’association de deux modes perceptifs différents - la vue n’est pas l’ouïe - même si nous vivons sous leur double injonction ? Ainsi, il arrive, qu’en observant un tableau, l’on soit saisi de telle sorte que le silence s’impose en soi, comme “un chant par carence” (le chant des sirènes). Pour exemple : B. Vouilloux analyse le tableau de Latour Le veilleur reproduit dans La nuit et le silence – un joueur aveugle joue. Il ne nous voit pas et nous ne l’entendons pas – P. Quignard en fait le lieu de l’expression du “silentium loquens. Du cri silencieux”. Quel est alors le statut de la parole et du silence dans leur rapport à l’image et au-delà de l’écriture vécue par l’écrivain comme un “parler mutique” et comme une façon de voir dans la nuit ? Question qui renvoie chez lui à la double valence de l’origine individuelle : l’image source et la voix entendue dans le premier monde autrement dit ce quelque chose de plus ancien qui ne peut être ni vu, ni entendu, qui résiste à toute analyse – comme une butée de la pensée – intimement lié au corps, au cri ; ce quelque chose qui rappelle l’obéissance sonore de l’enfant dans le ventre maternel, qui est de l’ordre d’une musique, d’une battue du cœur, d’un rythme, d’une phusis, d’une respiration vitale. Que P. Quignard nomme par ailleurs le jadis.

Deuxième problématique : le statut de l’image qui, telle que P. Quignard la pense, a trois propriétés que B. Vouilloux rappelle. La première : parce qu’elle est liée à la filiation, l’image est biologique et appelle vers l’acte copulatoire qui l’a précédée ; c’est celle qui est à l’œuvre dans le portrait craché. B. Vouilloux reprend les analyses de Chantal Lapeyre dans Pascal Quignard, le solitaire, son livre d’entretiens avec l’auteur, pour énoncer la deuxième propriété : l’image est sexuelle comme en témoigne, par exemple, le caractère sexuel de nombre de fresques romaines et d’objets licencieux conservés au musée archéologique de Naples, qui ont pour intérêt d’être une modalité du visible, le geste même de la monstration et non seulement la représentation de scènes érotiques. Troisième propriété : l’image est zoologique. L’homme comme l’animal crée dans son cerveau des images, même si l’homme est le seul à pouvoir représenter les images qui s’imposent à lui. Comme lui, il a la capacité d’imiter (P. Quignard intègre là les analyses de Caillois et de Lacan) – c’est l’enfant ouvrant grand sa bouche pour manger, comme le fait inconsciemment sa mère qui lui fait face – capacité qui induit la capacité à intimider l’autre pour s’en protéger ou pour l’attaquer. D’où, le caractère prédateur de l’image. C’est aussi l’œil qui fascine par son regard. Yeux de la mère qui hypnotisent son enfant. C’est l’objet même de Tondo (dont la forme est celle de l’œil ouvert sur l’image fascinante), ouvrage en collaboration avec le peintre Pierre Skira.

Par ailleurs, de quoi, en effet, l’image, quelle qu’elle soit, est-elle la trace et la représentation ? Y a-t-il identité entre elles deux ? Ou pour le dire plus simplement : depuis les temps anciens, la ressemblance supposée, recherchée, rêvée, nécessaire entre les géniteurs et l’enfant n’est-elle pas pure imagination ? En d’autres termes, y a-t-il ressemblance dans la figuration ? Quel est, dans cette perspective, le statut de la mimesis ? Autant de questions que pose P. Quignard. Pour comprendre ce qui s’y joue, B. Vouilloux analyse d’abord, avec une grande clarté, la différence entre représentation et ressemblance. Comme le donnent à penser la peinture dite figurative et le champ sémantique de la ressemblance en français, lié à la racine indo-européenne *sem qui exprime l’identité, la représentation est la figuration” d’une ressemblance. Dès lors, est-elle imitation comme le suggère la traduction problématique de mimeisthai par imiter ? B. Vouilloux, dans un entretien qui vient d’être publié dans Modern French visual Theory. A critical leader   , clarifie, comme il le fait ici, la question en proposant deux définitions. La représentation d’ordre “logique ou symbolique est un “valoir-pour” qui n’implique ni analogie ni similitude et s’inscrit dans un réseau de signes propres à une culture donnée. La ressemblance, quant à elle “fonctionne sur le mode de l’être comme” et s’apprécie par la prise en compte des caractères de similitude. Représentation et ressemblance s’articulent quand l’image figure une ressemblance, ce qui interroge en aval le processus de la reconnaissance, sans toutefois lui apporter de solution définitive (ce processus, au cœur de maints contes inventés ou repris par P. Quignard – lecteur en cela de Bergson – induit, pour l’écrivain, la capacité de l’image à ramener le plus ancien en nous). On comprend aisément que la question de la ressemblance déborde largement le cadre de la peinture. Ainsi, dans l’amour comme dans la lecture, on guette ce que l’on connaît. On croit reconnaître ce que l’on attend. Mais il s’agit le plus souvent d’une fausse reconnaissance. Le véritable objet échappe. Mais alors, l’expression commune d’alter ego qui implique tout autant le lien de soi à soi que le rapport à autrui, a-t-elle un sens ? Que suppose la reconnaissance d’un autre, d’un alter comme son alter ego si l’on pense la question à partir du champ sémantique que recouvrent les termes latins d’idem, ipse et alter ? Là encore, B. Vouilloux clarifie les notions que P. Quignard, en lecteur de Lévi-Strauss et de Ricœur, utilise souvent et définit l’ipséité comme le retour en soi du même ; l’altérité comme la différence constatée, qu’elle soit sexuelle, linguistique, ou qu’elle exprime la dualité humain/non humain ; enfin, l’irressemblance est le fait de ne pas soi-même se reconnaître et elle est le contraire de la reconnaissance dans l’autre, dans l’alter, de ce que je suis l’idem. On comprend alors que, pour le lecteur, il s’agit de faire revivre du même en soi, de l’ipse plutôt que de l’idem.

Troisième et dernière problématique et non la moindre : qu’est-ce qui gît au fond de nos images de rêves qui ne représentent rien et qui s’imposent à nous comme venues de nulle part ? Au fond de nos images hallucinatoires ? Au fond de toute image, quelle que soit son origine ? En clair, comment embrasser dans un même regard Lascaux et le cinéma, les images des cauchemars phobiques et celles qui se forment à l’arrière de notre boîte crânienne ? Questions que pose P. Quignard dans Vie secrète et dans Dernier Royaume pour provoquer, comme il le fait souvent, un questionnement chez son lecteur. L’analyse de B. Vouilloux aide à y voir plus clair.

Quand on parle d’image, vient souvent à l’esprit l’image peinte dont Lascaux est, pour P. Quignard, le prototype, la figure aïeule. Certes, il n’y a jamais eu aucun récit originaire, aucune tradition orale sur l’origine à jamais énigmatique des peintures découvertes en 1940. B. Vouilloux rappelle maintes interprétations (celles de l’abbé Breuil, de Leroi Gourhan, de Bataille, de Kirchner – on pourrait y ajouter celle de Jean Clottes dans son essai Les chamanes de la préhistoire, avec qui l’écrivain a visité Lascaux), et reprend les conjectures de P. Quignard (dans Abîmes en particulier) sur l’énigmatique figure centrale, ithyphallique et psychopompe de l’homme à tête d’oiseau qui tombe en arrière. La scène serait celle d’une transe, ce que P. Quignard appelle une “extase” (un terme qui revient souvent chez lui, ex-stare : sortir de soi) dans laquelle l’important pour le chaman est le retour, que B. Vouilloux relie à la question récurrente pour l’écrivain du regard en arrière portée par les mythes très signifiants pour lui de Persée, d’Orphée, d’Actéon… Ainsi, à l’origine de l’image (l’image peinte n’étant pas la copie d’images internes mais venant en quelque sorte s’imposer au peintre, comme elles ont dû s’imposer aux peintres de Lascaux), existerait un fonds mythique spécifiquement humain, seul moyen d’aborder de biais la fascination de ces images dont une quinzaine de millénaires nous séparent.

Plus près de nous, le tableau de Murillo reproduit dans La Nuit sexuelle est le lieu d’une seconde hypothèse formulée par l’écrivain et que rapporte B. Vouilloux. Quelque chose fait retour dans l’image. P. Quignard reprend l’histoire de la fille de Dibutade racontée par Pline dans son Historia naturalis, faisant ainsi du désir – non dans sa valence habituelle positive mais plus profondément comme “l’appétit, la joie de voir absent” – l’origine de la peinture. En effet, la fille de Dibutade, anticipant le départ de son amant, imaginant sa mort, est en proie au désir : “La fille de Dibutade ne regarde pas son amant qui s’en va. Elle se penche au-dessus de sa tête pour inscrire la ligne que trace son ombre sur le mur. La fille de Dibutade est atteinte de desiderium.” Le trait qu’elle trace sur le mur est : le “venir” de la perte, le “sous-venir”. La peinture est vouée à la perte et à l’absence, à la quête en soi et au retour impossible d’une image qui revient et qui nous hante. L’idée de retour est l’idée clé, non seulement de l’essai auquel le treizième et dernier chapitre est consacré, mais de la pensée de P. Quignard. J’ajoute que c’est l’idée qui a présidé au magnifique ouvrage qui vient d’être publié aux éditions du Trait, Le Re… Re… comme retour, auquel P. Quignard a collaboré.

Cela dit, pour bien comprendre l’extension du propos de B. Vouilloux, il faut préciser le sens de trois notions clés chez l’écrivain – la nuit, le jadis, le perdu – objets fascinants pour lui. Notions très fécondes, difficiles à appréhender dans un même regard, elles ont une extension très large (plus large que celle que propose B. Vouilloux dans son essai). Il faut rappeler également que l’objet de la quête de P. Quignard au fil du temps n’est pas une interrogation sur l’origine de l’image mais une tentative d’approcher ce qui revient en chacun du fond des temps, autrement dit l’origine de soi et de l’humanité non dans une perspective philosophique mais dans celle d’une rhétorique spéculative enracinée dans le corps de chacun. Rappelons à ce sujet le premier ouvrage consacré à l’étude de l’œuvre de P. Quignard par Chantal Lapeyre Desmaison : Mémoires de l’origine. Titre emblématique et porteur de tout ce qui fait sens chez l’écrivain. P. Quignard pense l’origine à partir de ses perceptions et de ses expériences les plus intimes, dont l’une : la nuit. Je rappelle qu’enfant, comme il l’a lui-même précisé, il marchait volontiers à tâtons dans l’obscurité. Déjà, il aimait la nuit qui protège, efface les contours et les ombres et met chacun dans un état égal de perception.

Si Le Sexe et l’Effroi, publié en 1997, l’a été sur fond noir du fait de la mauvaise qualité des images reproduites, l’écrivain a choisi de publier La Nuit sexuelle, en 2007 “sur fond de nuit et de silence”. B. Vouilloux analyse fort à propos le noir de la mise en page comme un “opérateur de pensée” en reprenant les analyses de Warburg et de Panofsky, pour mettre en évidence le fait que la signification de l’image déborde en quelque sorte son cadre dans la mesure où elle s’inscrit toujours dans un réseau de sens qui ouvre sur toute la problématique de l’en deçà du visible (qui n’est pas celle de Platon), de la remontée de l’image de sa nuit. Récurrent chez P. Quignard, le motif n’en est pas moins contrasté du Sexe et l’Effroi à La Nuit sexuelle. Pour exemple : dans Le Sexe et l’Effroi, deux directions de pensée : d’une part, la nuit est plus proche de l’expérience commune – “L’homme a pour nuit son passé” comme il l’affirme. D’autre part, elle est la scène secrète du coït parental, l’“étreinte fabuleuse”, l’“Urszene” de Freud, la nuit sexuelle ancrée dans le mythe, façon de dire l’attache sexuelle de ce qui est irreprésentable et que, si toute image s’inscrit sous le sceau de la perte, par son manque même, elle est prégnante puisqu’elle est sans cesse objet d’un désir, d’une quête à jamais insatisfaite. Dans La Nuit sexuelle, l’écrivain pense plus largement les modalités de perception et de représentation de la nuit. Il précise, par exemple, que la nuit primitive invisible est à distinguer de la nuit utérine – la “poche d’ombre” – qu’il considère comme un lieu contenant et origine de toute expérience sensorielle, assurant ainsi au corps sa prééminence sur la pensée, (comme le rythme sonore est un contenant, ainsi qu’il le dit dans La haine de la musique).
Il donne, par ailleurs, dans Abîmes une définition très ouverte de la nuit : “Nuit veut dire […] milieu non borné sans perception.” Ainsi, ce qui retient son attention, ce n’est pas spécifiquement l’expérience commune de la nuit qui succède au jour, ni même la nuit de la mort (puisqu’aucun vivant n’en a encore fait l’expérience) mais bien davantage – conférant ainsi au motif sa dimension ontogénétique et phylogénétique – celle à l’origine de l’humanité (la nuit intersidérale du temps avant le temps, le mythe du big-bang de la physique contemporaine), la nuit originaire. Dans La Nuit sexuelle, si la nuit est l’image source et pérenne de tout notre imaginaire autant que fruit de notre imagination et le relais d’un temps immémorial, la trace irreprésentable d’un instant source, pour lesquels les images hallucinatoires ou les images de rêves fonctionnent comme appeaux, comme signes, elle est davantage encore. Elle fait retour dans tout ce qui nous obsède et dans tout ce que nous faisons : la lecture, la peinture, l’art, l’amour. Elle est en chacun le fonds de la prédation. D’un point de vue rhétorique, la première expérience sensorielle vécue in utero soutient la thématique du noir, du non visible, d’une obscurité qui protège, d’une antériorité sans traces reconnaissables et ses différentes dénominations fonctionnent comme un élargissement du champ visuel signalant une contigüité des domaines de la pensée, du sens et du vécu dans son attache la plus intime. Au cœur de la mythologie de l’écrivain, elle est un espace de pensée et de création et la clé de tout un dispositif d’écriture puisqu’elle ne peut s’approcher que dans la métaphore et le mythe. Comme l’est la scène ultime de la mort de chacun, elle est la butée sensible et rhétorique de son discours.

La nuit sexuelle fonde le jadis que, comme le perdu, P. Quignard inscrit au cœur de sa pensée de l’origine. Jadis et perdu : deux notions qui appartiennent à la langue courante et dont l’écrivain renouvelle la portée. Il l’affirme dans Sur le jadis : “La scène primitive […] constitue le jadis éternel.” Reste cependant à préciser ce qu’est le jadis, matière toujours en devenir qui ouvre un espace de pensée très large bien davantage qu’elle ne le circonscrit. Le jadis est un des noyaux problématiques de l’œuvre, son point focal. P. Quignard le conçoit à partir de son étymologie, c’est le “ja-a-dis, il y eut un jour”, ou encore “il était une fois”, qui ouvre les contes. Il précise dans Abîmes que : “Le jadis n’est pas le passé. Le jadis est informe, indéfini, infini, immense, aoriste. C’est la nuit des temps.” C’est l’espace-temps de la scène primitive impossible à situer dans une quelconque temporalité donné, qu’il définit dans Les Paradisiaques comme “l’espace en tant que pré originel […]. L’espace avant la sortie du corps dans l’espace externe. C’est le temps avant l’espace”. De surcroit, le jadis n’a pas le statut d’“étant” puisqu’il est une dynamique, une énergie, un “surgissement” continu qui a la puissance de dénuement d’une lave éruptive. P. Quignard se place ainsi entre Démocrite et les recherches les plus avancées de la physique contemporaine. (On peut lire à ce propos un article très éclairant d’E. Klein dans un numéro récent de La Recherche où il explique ce que les physiciens nomment le mur de Planck, autrement dit la limite théorique actuelle de leur pouvoir de conception.) Le jadis est la limite de notre capacité à penser l’origine. Blaise Pascal n’affirmait-il pas déjà que notre imagination “se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir” ?

Enfin, le jadis, que fonde la nuit sexuelle, est l’énergie du perdu ; il en est en quelque sorte, pour reprendre une image de P. Quignard à propos de la scène du puits, le bâton propulseur. Pour l’appréhender, il faut se représenter l’expérience que chacun peut faire au contact d’une œuvre d’art, que ce soit une image peinte ou un texte écrit qui fait naître la sensation du retour brusque, comme l’est le coup de foudre, de quelque chose d’enfoui en soi au plus profond dont la puissance submerge, quelque chose de “perdu” que P. Quignard nomme dans Vie secrète l’“autre de la fascination” et, plus tard, dans Sur le jadis : “La nostalgie de ce qui a cessé d’être, l’épiphanie du jadis.” Ainsi, le perdu est tout ce qui en chacun est perdu mais revient à l’improviste sous forme de sensations confuses et dont la source s’enracine dans la Perdue, la figure fascinante de la mère telle qu’elle a été ressentie dans l’obscurité du premier monde, du temps avant la naissance et qui est, pour l’écrivain, la source intime de l’image et de la voix (perdue qui se dédouble en fait par le souvenir de la jeune allemande qui le gardait et l’a quitté lorsqu’il avait deux ans). Nous sommes à jamais sous l’emprise d’une image difficile à connaître.

En conséquence, comme la scène du puits à Lascaux nous le dit, le fonds de l’art et de la vie est une scène de fascination, de prédation et de meurtre dans laquelle il n’est pas facile de savoir qui est le prédateur et quelle est la proie. Pour le dire plus clairement, dans l’art comme dans la littérature, cette image fascinante prend, depuis l’Antiquité, les traits de Méduse. B. Vouilloux rappelle les célèbres Tondi de Merisi ou de Caravage avec en leur centre la figure de l’effroi. P. Quignard reprend le thème dans son ouvrage Tondo. Reste alors au spectateur trois attitudes possibles : faire face, tourner le dos ou regarder de biais. Le face à face est mortel. Nous ne sommes pas Persée. Il ne nous reste qu’à tourner le dos ou à regarder de biais comme le firent les matrones romaines sur les fresques de Pompéi. Ou quelques figures mythologiques comme celle de Tirésias, dont P. Quignard est peut-être bien l’avatar.

En conclusion… Les Éditions Hermann publient là un ouvrage tout à fait intéressant aussi bien pour les spécialistes de l’image que pour ceux de l’œuvre de P. Quignard. Ils poursuivent ainsi le travail commencé depuis des années de publication d’œuvres critiques qui permettent d’appréhender sous des angles souvent inédits les œuvres marquantes de notre patrimoine culturel. L’essai de B. Vouilloux est truffé de références très précises aux discours critiques les plus autorisés et de citations très nombreuses et souvent très longues des écrits de P. Quignard qui peuvent permettre à qui n’est pas familier de son œuvre d’entrer en contact avec elle d’une façon plus intimes. Les unes et les autres témoignent du souci d’exhaustivité de B. Vouilloux qui a choisi d’analyser l’œuvre de P. Quignard sous l’angle de vue très fécond de l’image en adoptant une démarche proche de celle de l’écrivain, recourant comme lui très souvent à l’étymologie et interrogeant tous les champs conceptuels des sciences humaines. Son essai s’avère ainsi être une mine pour les chercheurs et une matière à réfléchir pour l’amateur d’art et le lecteur. J’ajoute enfin que, par une intuition très “quignardienne” et non bien évidemment par un quelconque souci fétichiste, B. Vouilloux a structuré son essai en treize chapitres. 13, c’est 12 + 1, autrement dit les douze mois de l’année puis le treizième, le mois qui revient annonçant le primum tempus, comme Pascal Quignard l’écrit dans le Re-. C’est le retour. Il met ainsi implicitement en valeur l’interrogation clé de l’œuvre : l’humanité produit depuis des millénaires des Phidias, des Caravage, des Platon, des Montaigne et des Schubert. Ce qui n’exclut pas le surgissement à l’improviste en chacun de nous de l’animalité qui y est tapie et qui fait retour. L’un des lointains descendants de Schubert ne fut-il pas un participant actif à l’horreur des camps ? Ainsi, P. Quignard, comme un rapace à l’œil exorbité, nous invite à penser sans relâche notre humanité de Lascaux à Dachau