Un bref opus qui cherche à mettre en avant la substance spirituelle de la vie de Saint-Exupéry et à rétablir les ‘‘saillies tragiques’’ délaissées par son mythe.

Qu’on ne s’attende pas, en ouvrant Dans les pas de Saint-Exupéry, à lire une biographie. Et ce en dépit de ce que nous expose sa quatrième de couverture, multipliant les questions personnelles sur l’homme plutôt que sur l’auteur – “[…] qui est vraiment Saint-Exupéry ? Quelles détresses et quelles angoisses se cachent en lui, quels secrets d’enfance ?” –, et présentant sans ambiguïtés Alain Vircondelet, l’auteur du livre, “comme un des meilleurs biographes de sa génération”. C’est un détour par le site Internet des Éditions de l’Œuvre qui va nous permettre de préciser la substance et les enjeux de ce texte : “Spécialiste incontesté de la vie et de l’œuvre de Saint-Ex, Alain Vircondelet nous invite à un voyage des plus originaux : à la découverte de son être intime. Animé de photos jamais vues et de dessins inédits, notamment de croquis du Petit Prince, ce livre nous ouvre les portes de l’inconnu, de l’énigme Antoine de Saint-Exupéry. Depuis la disparition mystérieuse de l’écrivain, sa vie est devenue une légende. Que n’a-t-on dit de lui, de ses amours, de ses sources d’inspiration, de ses opinions politique, de sa foi ? Alain Vircondelet met les points sur les “i”, ouvre les placards à confiture de l’enfance, éclaire les tourments de la jeunesse, présente les amours tumultueuses, explique les engagements politiques. Cette évocation n’est pas une biographie, mais un portrait intime d’un être aimé.   ’’

Une biographie sélective, malgré tout
Dans les pas de Saint-Exupéry se décompose en quatorze courts chapitres, plus exactement en treize chapitres que vient clore une brève conclusion. Qu’on nous permette ici une petite énumération : sont abordés, successivement, les derniers moments de Saint-Exupéry, puis, par effet de contraste, son enfance à Saint-Maurice-de-Rémens, sa passion naissante pour l’avion, son premier travail à Cap Juby en tant que chef d’aéroplace, sa rencontre avec Consuelo, l’“accident de Lybie” dont il est victime lors d’un raid organisé par Air France, sa carrière de reporter, son exil à New York, la rédaction du Petit Prince, son rapport à la mort, les circonstances de son départ pour la seconde guerre mondiale, sa poétique, puis, de nouveau, une projection de ce que purent être les derniers moments de l’“écrivain-pilote”.
Livrer ainsi une table des matières “aplatit” considérablement l’ouvrage : mais grâce à elle, nous observons que la structure minimale du texte est d’ordre biographique. Une biographie sélective, permise moins par la succession des années que par celle d’étapes qu’Alain Vircondelet considère comme décisives. Il s’agit, pour lui, de mettre en avant les épreuves de vie, les successives “stations” de l’homme Saint-Exupéry qui ont contribué à modeler et son esprit et son œuvre.

Du lien au lieu
Cette dernière image, celle des “stations”, n’est pas abusive, car l’ouvrage cherche particulièrement à faire jaillir la substance spirituelle de la vie de l’écrivain. Tout au long de son texte, Alain Vircondelet articule cette approche avec une perspective plus “psychologisante”   , en présentant Saint-Exupéry comme un être profondément marqué par la perte du père, puis du frère   , par l’omniprésence de la mère, et touché par une dépression sourde   , qui incite d’ailleurs à repenser les circonstances de sa mort. Il suffit de relire, parallèlement, l’excellent Écrits de guerre (1939-1944)   pour s’en persuader : les extraits de la correspondance de Saint-Exupéry qui s’y trouvent, ainsi que les nombreux témoignages de ceux qui l’ont côtoyé, vont tous dans ce sens, à savoir qu’une grande mélancolie, qu’une extrême lassitude habitaient presque constamment l’auteur de Courrier Sud. Un Saint-Exupéry qui, devant l’ampleur de la tâche qu’il s’était fixée – et qu’Alain Vircondelet résume ainsi : relier les hommes entre eux   –, se présente tantôt rongé par le doute dès qu’un obstacle se dresse – de la polémique dénaturant sa “mission”, à l’entrave physique qui l’empêche d’agir –, tantôt excessivement exalté quand l’action, de nouveau, est possible. Un Saint-Exupéry dont l’empathie extrême pour son prochain l’incite à revêtir, en temps de guerre, une responsabilité totale, qui se traduit par ce vœu permanent de communion, de participation, d’action – sur lesquelles se greffe, mais en second lieu, l’écriture. Et ce qu’il y a de plus frappant, sans doute, dans tout cela   , c’est la façon dont Saint-Exupéry a pu être touché, dans son intégrité même, par le drame de l’Histoire.
Ces deux “lectures” de la vie de l’écrivain ne sont pas, en elles-mêmes, contradictoires. La première, spirituelle, présente un Saint-Exupéry passant sa vie à tenter de refonder une alliance   – telle qu’elle avait pu se révéler idéalement dans le cercle familial. Alain Vircondelet note que c’est l’avènement de la seconde guerre mondiale, particulièrement, et “les horreurs soupçonnées de la guerre menées par les nazis” qui “le ramènent à une perception religieuse du monde. C’est la voie spirituelle qui sauvera les hommes sinon toute la planète ne sera plus qu’un désert. […] Le religieux duquel il s’était éloigné revient avec violence”   . La seconde lecture, psychologique, se pose, comme la première, en terme spatial – même si l’on aurait aimé que l’articulation entre les deux soit, peut-être, plus explicite. Pour retrouver le lien, l’“harmonie” (entre les hommes et mais aussi avec soi-même), il faut ‘‘être à son juste lieu”   , en plus d’“être de”   . Or, justement, Saint-Exupéry n’aura de cesse de rappeler à quel point il lui est difficile de “trouver sa place dans l’univers”   – et l’exil new-yorkais, entre autres choses, ne fera que nourrir et amplifier ce drame intérieur.
Voici donc une des premières vérités qu’Alain Vircondelet cherche à rétablir et qu’il résume de cette façon : “Cette force qu’il a donnée à voir non seulement aux siens, à sa famille, mais aussi à ses camarades, au point que tous le croyaient indestructible, n’était en fait qu’une parade à sa grande fragilité intérieure, à son désarroi existentiel, à sa solitude originelle”   .

Une spiritualité grandissante ?
Une chose est sûre : le “biographe” tend à présenter la vie de Saint-Exupéry comme un lent cheminement vers un ‘‘engagement spirituel’’ qui à la fin de sa vie paraît “total”   . De telle sorte que l’œuvre de Saint-Exupéry dispense, aussi, une véritable “leçon de vie” : “Il n’est plus question, là, de travail esthétique ou de composition littéraire, mais d’engagement essentiel de soi, d’aventure mystique au plus haut degré”   . Mais, pour Alain Vircondelet, c’est justement ce parcours spirituel, qu’une “tentation du cloître” vient même couronner, qui a largement contribué, outre sa position politique particulière, à une forme de bannissement de Saint-Exupéry de la vie littéraire : ‘‘Le vieux fonds anticlérical, toujours vivace en France depuis la Révolution, a trouvé alors de quoi prospérer. Saint-Exupéry devait en être la victime expiatoire”   .
Mais, au point de vue d’Alain Vircondelet, nous ne pouvons nous empêcher d’opposer cette petite phrase de Saint-Exupéry lui-même, et qui apporte, semble-t-il, une nuance de taille : “Si j’avais la foi…”   Ainsi, la substance spirituelle avec laquelle Saint-Exupéry voudrait nourrir les hommes n’est peut-être pas, contrairement à ce que pense Alain Vircondelet, et en dépit des images employées par Saint-Exupéry, d’ordre (essentiellement) religieux : “Il n’y a qu’un problème, un seul, redécouvrir qu’il est une vie de l’Esprit […]. La seule qui satisfasse l’homme. Ça déborde le problème de la vie religieuse, qui n’en est qu’une forme (bien que, peut-être, la vie de l’esprit conduise à l’autre nécessairement”   .
On ne pourra pas reprocher au “biographe” de vouloir faire relire à son lecteur l’œuvre de Saint-Exupéry : “Reprendre le fil de son histoire et de sa vie à travers l’œuvre […]. Mais surtout relire l’œuvre fragmentaire, les écrits de guerre, les correspondances, les petites notes intimes, où se logent les aveux et les détresses sourdement cachées, où sont fichées dans sa douleur ses angoisses et ses prémonitions. C’est dans cette œuvre obscure, mal analysée, un peu négligée parce qu’elle n’est pas accomplie que se découvre cependant le vrai Saint-Exupéry”   . Qu’on nous permette cette suggestion : s’il y a un aspect qui mériterait peut-être aujourd’hui de venir compléter le mythe de Saint-Exupéry, et dont les Carnets sont l’emblème majeur – texte que ne cite jamais Alain Vircondelet –, c’est moins la dimension métaphysique de sa pensée (“sa stature d’écrivain visionnaire”   , augmentée de “sa prophétique analyse du monde”   ) que ses incroyables capacités scientifiques – et les thèmes de la vision, de l’intuition, ou encore de l’anticipation auraient largement pu réunir ces deux entités.

Le drame du piétinement formel
Incontestablement, Alain Vircondelet connaît et maîtrise son sujet. Mais les fils stylistiques avec lesquels il tisse son texte rapidement agacent. Si l’on peut “passer” sur les réflexes du biographe “professionnel”, ceux qui consistent à appeler son sujet “Antoine”   et à jouer, trop souvent, en homme qui connaît la fin, avec le thème du “pressentiment”   , ce sont surtout les répétitions qui étonnent, ennuient presque, dans un texte pourtant bien court – entre autres choses : l’image de la nappe aux plis impeccables, souvenir d’enfance qui serait un idéal de paix pour Saint-Exupéry   ou la comparaison systématique des villes modernes avec Babel   . À tout cela pourrait s’ajouter quelques clichés, ceux où Saint-Exupéry fait ‘‘corps’’ avec son avion   et vole pour s’éloigner des hommes et se rapprocher de Dieu   , ainsi que quelques paraphrases   .
Ces répétitions donnent presque l’impression que chaque chapitre a été écrit indépendamment des autres – et, faut-il le dire, sans considération pour le lecteur, particulièrement lorsqu’Alain Vircondelet n’explicite pas certaines de ses allusions ou ne les éclaire que tardivement. Qui sont “Loulou”   , “Didi”   , “Rinette”   ? Quelle est cette “amie de cœur” à qui Saint-Exupéry écrit   ? On trouve aussi quelques citations sans source   , ou des références sans page   .
Enfin, pour illustrer cette lecture spirituelle de la vie de Saint-Exupéry, Alain Vircondelet pare son texte d’une imagerie clairement religieuse et truffe sa prose d’analogies : le problème est moins le comparant que l’obsession de son usage, comme si l’auteur investissait dans son sujet des choses qui le dépassent. Si semble compréhensible l’image d’un Saint-Exupéry souvent contemplatif ou méditatif   , ou encore le motif de la quête   , aiguillée par la recherche constante d’un idéal perdu   , si certaines circonstances biographiques extrêmes, enfin, permettent de parler d’“expérience mystique”   , ce sont surtout les comparaisons qui, à force de répétitions, paraissent abusives : la mère est la “Vierge absolue”   ou l’‘‘icône mariale’’   , Saint-Exupéry un ‘‘nouveau saint laïque et moderne’’ puis un “ange moderne”   , qui, avec son avion “couvr[e] d’une certaine manière le monde, comme le Christ disait endosser le malheur des hommes”   . Un Saint-Exupéry qui accepte le “martyr”   , rêve de nappes blanches (encore elles !) qui “comme la tunique du Christ n’[ont] pas une seule couture…”   , se présente à Cap Juby “comme un ermite qui se voue à Dieu”   , écrit un “nouvel évangile”   ou, pour ne s’être pas engagé politiquement à gauche “fut donc jeté en enfer”   .
Dans les pas de Saint-Exupéry, à l’image de sa structure circulaire, et en raison des nombreuses répétitions qui l’entachent, est un livre qui peine à avancer, comme hésitant à se mettre en marche, tournant sans cesse autour de ses quelques idées directrices et que seule l’avancée chronologique pouvait venir clore. Cette impression est sans doute liée au fait que la démarche d’Alain Vircondelet manque de précision et/ou prend place trop tardivement dans l’ouvrage. L’argument d’une lecture “personnelle” de la vie de Saint-Exupéry n’est pas suffisant pour le lecteur, et il semble surtout présenter l’avantage de permettre et justifier à la fois beaucoup de petits défauts qui, cumulés, lasseront l’aficionado anonyme et détourneront le chercheur pressé. Seuls les documents iconographiques, qui font de Dans les pas de Saint-Exupéry un ouvrage de belle facture, sans pour autant concurrencer, on s’en doute, le magnifique Album Saint-Exupéry en “Bibliothèque de la Pléiade”, pourront peut-être, chez certains, susciter la curiosité et agrémenter la lecture.