Un catalogue d’exposition qui rend compte des recherches récentes sur les représentations de genre dans 24 pays de l’Est

Bojana Pejić a dirigé Gender Check – Femininity and Masculinity in the Art of Eastern Europe, une exposition qui s’est tenue de novembre 2009 à février 2010 au Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig à Vienne et de mars à juin 2010 au Zacheta National Gallery of Art à Varsovie.  Le catalogue qui l’accompagne rend compte du développement des recherches en histoire de l’art au sujet des représentations de genre – que ce soit les féminités ou les masculinités, produites par des artistes femmes ou hommes – dans 24 pays de l’ex-bloc soviétique, de la seconde moitié du XXe siècle à nos jours. Il donne accès à des connaissances neuves au sujet d’un art encore très méconnu et à des points de vue inédits sur des œuvres qui n’avaient pas été envisagées dans une perspective de genre. Ce sont souvent, d’ailleurs, de jeunes chercheurs et chercheuses qui diffusent ici le résultat de travaux sur leur pays respectif, travaux souvent inconnus en raison des difficultés de langue, ce à quoi les versions allemande et anglaise du catalogue remédient en permettant une large diffusion. La perspective féministe des auteur-e-s du catalogue et de la commissaire d’exposition permet de comprendre les différences à l’œuvre entre les pays occidentaux et les pays de l’Europe de l’Est, et entre ces pays eux-mêmes, car les histoires nationales sont traversées de divergences historiques, politiques et idéologiques qui ont forgé des situations artistiques disparates.


De  "l’iconosphère socialiste" à la période "Lénine en ruine"

Après une introduction générale explicitant le propos de l’exposition, le catalogue est divisé en trois parties, qui comprennent des textes d’analyse et une présentation des trois volets de la riche iconographie choisie par la commissaire : l’iconosphère socialiste, négocier les espaces privés, les paysages genrés postcommunistes. Les articles des douze auteur-e-s, qui balayent les divers pays en pointant des thématiques particulières, sont suivis d’un cahier constitué de 24 entretiens avec des chercheurs et chercheuses des pays concernés – de la Lituanie à la Bulgarie en passant par l’Albanie, la Serbie ou l’ex-Allemagne de l’Est. Ils reviennent sur la situation particulière de chacun des pays, évitant ainsi l’homogénéisation des situations et une fausse universalisation des questions de genre.
Divisé chronologiquement, le catalogue pose des repères à partir d’exemples précis issus des 24 pays pris en compte. La première partie concerne les années 1960 et les changements opérés depuis les années 1950, la seconde s’intéresse aux années 1970-1980 et la dernière au post-socialisme d’après la chute du mur en 1989. Ils s’intéressent autant à l’art officiel que non officiel, effectuant des comparaisons riches de sens. Si les années 1960 voient la fin de l’ère totalitaire et du réalisme socialiste dans la plupart des pays, ce style persiste malgré tout de manière insidieuse. Les travaux retenus analysent ces représentations de la réalité genrée, l’image idéalisée des travailleurs égaux persistant dans les années 1970, alors que seules les femmes effectuent un double travail, celui qui est valorisé à l'extérieur de la famille plus le travail domestique. En parallèle, le corpus retenu donne accès à d’autres œuvres qui prennent leurs distances face à la célébration de la collectivité idéale et relisent le passé socialiste en démontrant la mécanique oppressive d’État.
Les travaux de la seconde partie, axée sur les années 1970-1980, explorent des mythologies individuelles, l’individu devenant le centre des préoccupations. La peinture est toujours présente, mais accompagnée de la photographie, du cinéma, des performances et de la vidéo. La féminité n’est plus enchâssée dans la propagande du régime et la plupart des représentations opposent une résistance à la représentation de la sphère domestique comme unique espace de liberté. La maternité n’est plus héroïsée, la sexualité est explorée, les artistes s’auto-représentent pour asseoir leur identité professionnelle. Même les œuvres abstraites des années 1950-1960 exécutées par des femmes (selon l’auteure, l’art abstrait était souvent autorisé, car il ne perturbait pas la réalité socialiste) sont relues à l’aune des questions de genre. Enfin, les représentations des masculinités non héroïques sont revalorisées, même si l’homosexualité ne pouvait être directement exprimée, car elle était considérée comme un crime.
La troisième partie concerne l’histoire de l’art de la période "Lénine en ruine", lors de l’introduction du capitalisme dans les anciens régimes socialistes. La résurgence des nationalismes va de pair avec la remontée du masculinisme et du sexisme. L’allégorie féminine resurgit, ce que les artistes femmes contrent en présentant un corps sujet au vieillissement, à la maladie et à l’imperfection. La période transitoire des années 1990 est marquée par le surgissement d’un art ouvertement féministe qui politise la sphère privée. Ce changement de position des femmes, décrit par Ulf Brunnbauer comme le passage "de l’égalité sans la démocratie à la démocratie sans l’égalité", semble aussi convenir à l’approche proposée. En parallèle au resurgissement du modèle idéal de la mère au foyer est apparu le modèle de la prostituée, thématique dont se sont emparés les artistes contemporain-e-s, qui portent un regard critique sur la représentation pornographique et le commerce sexuel. Sur ces questions, on aurait aimé plus de précisions.

Spécificités du genre dans l’art de l’ex-bloc de l’Est


Sans revenir sur tous les articles, qui développent des points particuliers, je vais donner un aperçu des idées développées par la commissaire d’exposition, Bojana Pejić, dans son texte introductif, ironiquement intitulé "Prolétariens de tous pays, qui lavent vos chaussettes ? Égalité, domination et différence dans l’art de l’Europe de l’Est"   . Après avoir restitué les questionnements géopolitiques définissant l’ex-bloc de l’Est, elle précise que Gender Check entend rendre compte de l’expérience de genre vécue par des populations en état de contrôle permanent, qui couvre autant la vie publique que privée dans les régimes totalitaires (avant 1989), que dans les situations postcommunistes (après 1989), où l’influence des pays de l’Ouest et du capitalisme devient prépondérante. Le projet entend souligner l’hétérogénéité des situations et leur complexité sociopolitique et idéologique, tout en démontant le mythe de l’idéal égalitaire. Tous les articles vont en effet dans ce sens, déconstruisant le mythe de l’égalité entre les sexes, mythe institué d’autorité par les différents régimes, et soulignant les divergences, les inégalités, les systèmes patriarcaux encore en place, mais officiellement tus. Les travaux précédemment menés en histoire de l’art ne prenaient pas en compte cet aspect, alors qu’il permet d’interpréter différemment certaines œuvres, soulignant les complexités des représentations, entre l’acquiescement à l’égalité masculinisée officielle et la résistance.
Ce travail critique par conséquent une vision coloniale de l’Europe de l’Est, qui efface les particularités nationales, ethniques et religieuses. Les œuvres et les analyses retenues ne tentent pas pour autant de démontrer l’existence d’une essence de l’art est-européen, mais étudient les relations spécifiques de l’art de la deuxième moitié du vingtième siècle avec l’histoire, le pouvoir, l’économie et l’art d’élite. Il s’agit d’une extension de la rectification de l’histoire de l’art de ces pays, entreprise depuis les années 1990, qui s’oppose à une conception moderniste et universaliste qui place l’art au-dessus de la réalité socialiste très chargée idéologiquement et exclut les pratiques régionales du canon universel. De plus, cette vision universaliste contient le même travers que l’histoire de l’art occidentale, effectif jusqu’aux années 1970 : elle néglige les questions de genre.
La réécriture de l’histoire de l’art est-européen socialiste et postsocialiste nécessite donc des interventions féministes particulières, engagées depuis 1995 par de nombreuses féministes – historiennes de l’art, commissaires d’expositions – dans différents pays. Ces études féministes tendent à comprendre les différentes acceptions de la féminité et de la masculinité dans les représentations des pays de l’ex-bloc de l’Est, qui ne sont pas de simples miroirs des relations de genre, mais contribuent à la fabrication des valeurs culturelles. Les constructions des normes de genre varient selon les pays et échappent au modèle totalitaire du féminin universel, ce qui relativise le mythe de la masculinisation des femmes à l’œuvre au sein du régime communiste. L’image d’une femme sur un tracteur en est l’archétype, alors qu’elle n’appartient qu’à l’époque stalinienne et de nombreuses représentations de maternité sont aussi valorisées dans les périodes pré, post et staliniennes. De même, la femme polonaise idéale est un mélange d’iconographie catholique et communiste, la Roumaine représente la nation mère, alors que la Tchèque est issue d’un modèle laïque. Le projet vise donc beaucoup plus à  comprendre qui a produit ces images idéalisées de femmes socialistes et à qui elles sont adressées – compréhension permise par certains textes du catalogue, moins par d’autres.
Les politiques de genre des régimes socialistes apparaissent ainsi dans toute leur ambiguïté, désirant autant des femmes travailleuses que des mères, des meneuses affirmées que des femmes effacées traditionnelles. Alors même que le Parti Communiste a émancipé les femmes, en luttant contre l’analphabétisme, en améliorant le système de santé et d’éducation, en accordant un congé maternité et le droit de choisir d’avoir un enfant, certaines féministes ont affirmé la nécessité "d’émanciper l’émancipateur". Le premier colloque féministe international des pays communistes a ainsi lieu en octobre 1978, à Belgrade, pour théoriser cet aveuglement aux questions de genre et contrer la critique du Parti qui considère le féminisme comme une importation des pays capitalistes. La notion de sphère domestique était au cœur du débat, opposant un État patriarcal public à la famille privée, tout autant patriarcale (les féministes font état des violences domestiques passées sous silence), mais censée être le seul lien de résistance au socialisme. Ces révisions rectifient la vision romantique des dissidents, qui imposaient en fait une domination au sein de leur famille – ce qui permet de comprendre la position de Bojana Pejić au sujet des héros de l’histoire de l’art.
Gender Check n’entend pas, en effet, fournir une histoire de l’art idéale et définitive, mais cherche à démontrer les constructions de genre présentes dans le monde de l’art et dans les représentations visuelles. L’étude d’Irene Dölling s’intéresse par exemple aux représentations des femmes dans la culture de masse en Allemagne de l’Est après 1945 et conclut que la Nouvelle Ève est à la fois active dans la sphère publique et privée. L’art officiel leur accorde par contre peu de place, mais des contre-modèles évoquent ouvertement le leurre de cette égalité dans une société profondément homophobe. Gender Check confronte ces deux visions, les scènes officielle et alternative, qui ne donnent pas la même version des faits. Les discriminations de genre sont effectives sur les deux scènes, l’opposition politique étant tout aussi intolérante. La tolérance, face aux questions de genre, de race et de sexualité ne sera effective que dans les années 1990.
Enfin, le texte aborde les conséquences de la réintroduction du capitalisme dans les pays de l’Est – chômage massif pour les femmes, pénurie, mais aussi liberté d’expression médiatique. Encore une fois domine l’idée qu’un régime stable assurera "naturellement" l’égalité, croyance démentie par la réalité, car, par exemple, dans tous les pays de l’ex-bloc de l’Est, la question de l’abolition de l’avortement est devenue primordiale dès la fin du régime socialiste, comme une reprise de pouvoir sur le corps des femmes corrélée à une forte période de renationalisation. Dans ce contexte, l’auteure affirme que l’art contemporain a été le fer-de-lance de la critique, faisant surgir les thèmes occultés pas les régimes socialistes : la violence domestique, la maternité idéale ou l’homosexualité – thématiques qui ont fait l’objet d’expositions en Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Estonie, Macédoine et Russie. Les recherches historiques menées font apparaître que des résistances dispersées ont existé partout, que l’auteure nomme des œuvres pro ou proto féministes. Si l’affirmation féministe est peu présente avant les années 1990, en raison de la croyance en un canon universel moderniste asexué, par contre, des lectures genrées des œuvres des femmes et des hommes sont possibles, ce que démontrent ce catalogue et toutes les recherches développées récemment dans les pays de l’ex-bloc de l’Est.


Limites et ouvertures
Les textes d’analyses ne sont cependant pas tous de même niveau et du même intérêt, certains auraient mérité d’être plus corrélés aux réalités sociales et genrées du contexte étudié, ou de mieux les mettre en évidence, car certaines analyses ne convainquent pas totalement, par manque d’étayage contextuel de la thèse soutenue, nécessaire à un lectorat non spécialiste du pays concerné. Mais ils apportent assurément des perspectives nouvelles et variées au sujet de l’art des ex-pays de l’Est. On y côtoie par exemple des travaux des années 1970 qui prennent en compte la sexuation des corps, s’opposant à la relégation du corps à une imagerie prude, toute une série de performances des années 1990 qui traitent ouvertement de sexualité, de violence et de corps politisés. D’autres analyses mettent en évidence les appréhensions différentes du maquillage, de la mode et de la beauté corporelle, critiquées pour leur réification des femmes par les féministes des pays de l’Ouest, mais associées à la liberté et au plaisir à l’Est. D’autres divergences concernent le travail des femmes et l’avortement, ou encore le retour à une vision traditionnelle des rôles des femmes dans les années 2000. En parallèle, de nouvelles analyses des masculinités, perçues en fonction du contexte de leur création et non selon des critères occidentaux, permettent de comprendre des productions étroitement associées à une critique du pouvoir et de la normalisation. Ces analyses pointent aussi la limite d’un tel catalogue, qui donne envie d’analyses plus amplement développées, de corpus plus établis, de recherches plus poussées, qui viennent asseoir, remettre en cause ou nuancer les analyses proposées.
Si les mouvements pendulaires en faveur ou contre l’expression des questions de genre sont tout autant récurrents dans les pays de l’ex-bloc de l’Est qu’à l’Ouest, l’ouvrage démontre bien que les repères historiques et les causes varient et qu’il faut en tenir compte pour lire de manière plus juste les œuvres produites. La naissance d’une pensée féministe en art s’avère ainsi complexe, pour plusieurs raisons : le féminisme est considéré comme un élément occidental de domination, les recherches historiques font défaut, et la plupart des analyses reprennent des points de vue occidentaux inadéquats au vécu des artistes de l’Europe de l’Est. Ce point de vue est partagé par tous/toutes les auteur-e-s, qui tentent de valoriser des perspectives féministes spécifiques aux contextes de production des œuvres, démonstration qui est l’apport majeur de ce catalogue. Il apporte un nouvel exemple probant de la nécessité de penser les biais sexistes de l’histoire de l’art. La réécriture en cours dans les ex-pays du bloc de l’Est a ainsi des implications historiques, géographiques et genrées particulièrement intéressantes et l’on attend avec intérêt le développement des études entreprises.