Pratiques et théorie d’une psychanalyse centrée sur le groupe autour de l’œuvre de René Kaës. Promotion d’un inconscient "singulier pluriel" comme dépassement d’une psychanalyse traditionnelle centrée sur l’individuel.

Les brûlots allumés ça et là contre la psychanalyse risquent de masquer dans l’opinion les avancées que cette discipline réalise dans le champ de la connaissance. Or depuis les années 60 se sont développés en France des travaux sur les personnes en groupe, sur les différentes modalités de "faire groupe", de penser et vivre avec les autres, d’être constitué/constituant des groupes dans lesquels nous vivons. Avec Didier Anzieu, René Kaës représente un passage incontournable pour comprendre ce courant de pensée qu’il faut bien qualifier "d’école française de psychanalyse groupale".
Ce courant très vivace en France se développe dans les recherches notamment en psychologie clinique et psychopathologie, à l’université mais aussi dans les associations de praticiens se référant à la psychanalyse, et plus prosaïquement, mais c’est ici essentiel, auprès des praticiens dans des groupes- groupes de formation, groupes de thérapie d’enfant, d’adolescents ou d’adultes, familles en thérapie, groupes de supervision ou accompagnement d’équipe, groupes d’analyse des pratiques, etc.
L’expérience du groupe, qui est un ouvrage centré sur l’œuvre de René Kaës, constitue une très bonne entrée pour apprécier toute la complexité et la finesse de cette approche groupale et intersubjective qui approfondit la compréhension de toute réalité psychique, bien qu’elle fut initialement centrée sur la rigueur d’un dispositif psychanalytique propre au groupe. L’ouvrage met en relief les discussions qui en résultent dans la communauté psychanalytique. À la fin, trois textes synthétiques de R. Kaës ainsi qu’une recension exhaustive de ses travaux donnent la possibilité au lecteur d’aller plus loin.
Notons le contexte très particulier de ce qui a donné matière à ce livre : un colloque organisé pour la première fois par une société psychanalytique bien établie en France (la Société Psychanalytique de Paris), ceci à l’initiative d’un de ses groupes régionaux (le Cercle d’études psychanalytiques de Savoie). Comme toute nouvelle conception, ce courant s’est d’abord heurté à l’establishment et il a été à plusieurs reprises soulignée la solitude qui a paradoxalement accompagné les travaux de René Kaës, pourtant psychanalyste et chercheur hors pair, professeur de psychologie clinique et psychopathologie à Aix-en Provence (puis à l’Université de Lyon 2), ancien membre de la société analytique du "Quatrième groupe" et responsable d’une collection chez Dunod intitulée "L’inconscient et la culture".
La groupalité psychique est le premier thème abordé dans cet ouvrage, mais cette notion résume, de notre point de vue, l’apport principal de ce courant, son tranchant. La psychanalyse s’est instituée autour de la "cure type" et du couple analysant-analysé, le dispositif divan-fauteuil rendant possible un travail des associations verbales. Le groupe semble au contraire favoriser les mises en scènes, stimuler le voir, les excitations et les agirs. Lacan avait ainsi souligné qu’il reconnaissait "l’effet de groupe à ce qu’il ajoute d’obscénité à l’effet imaginaire du discours", comme le rappelle R. Kaës (p. 66). Comment envisager alors un travail de psychanalyse en groupe, tout en continuant à reconnaître la valeur profonde du modèle de la cure type ? Avant de tenter une réponse, posons autrement le problème.
Nous avons une idée très individuelle de l’inconscient : refoulement, actes manqués, projection, déni, etc. Or, tous ces mécanismes ne semblent caractériser que l’individu et son appareil psychique. Avec les "groupalistes", il n’en est rien. En reprenant, au regard de leurs propres travaux, les textes de Freud comme "Psychologie des masses et analyse du moi", ils montrent que ces textes ne peuvent être réduits à une simple "psychanalyse appliquée" aux groupes mais qu’ils constituent au contraire des ouvertures pour penser l’extension de la psychanalyse dans un champ autre que celui de la cure individuelle. En fait, il se passe avec les groupes, ce qui s’est passé avec la psychose et le traitement des enfants, l’extension de la psychanalyse dans ces directions ne va pas de soi, mais en retour la prise en compte rigoureuse des effets de l’inconscient dans ces situations peut permettre le développement de la psychanalyse, voire renouveler la conception classique de la cure.
On pourra nous objecter que l’idée d’inconscient est au contraire envisagée de manière très collective si l’on sort de la psychanalyse. Beaucoup d’idées freudiennes ont stimulé l’essor des sciences humaines : l’anthropologie, la linguistique, la sociologie, l’économie, les sciences politiques notamment dans les années 1970. Plusieurs de ces idées sont implicitement aujourd’hui intégrées à ces disciplines. La psychanalyse n’a plus le monopole de l’inconscient- surtout si l’on considère qu’elle serait doublée sur sa droite par les sciences cognitives, pour qui l’inconscient peut s’étudier. Par ailleurs, le champ de la sociologie a subi une révolution, l’individu s’est substitué aux grandes entités naguères étudiées comme l’institution, la culture ou les représentations sociales. La sociologie s’est emparée des notions de sujet, de soi, de souffrance et même de subjectivation   . La psychanalyse, qui a dû se différencier de la psychologie scientifique et de la philosophie pour gagner sa propre autonomie, n’aurait plus comme "territoire" la compréhension du monde intérieur de l’individu, celui-ci devenant l’objet actuel de la sociologie.
Le propre de cet ouvrage est de montrer qu’il ne s’agit pas d’un tel "inconscient collectif".  Il ne s’agit pas de penser un inconscient au sens où Jung l’entendait, quasi transcendantal, ou un "inconscient groupal" qu’il suffirait de prendre globalement en compte comme une représentation collective – R. Kaës connaît bien d’ailleurs la problématique sociale, il a étudié dans ses premiers travaux publiés au début des années 1960 les représentations sociales de la culture et de l’école chez les ouvriers français en s’appuyant notamment sur les travaux de Serge Moscovici. Il ne s’agit pas plus d’un "inconscient neuronal", général, pour tout un chacun, même si les travaux de Freud alimentent tout un courant de neuropsychanalyse qui s’appuie sur les récentes découvertes en biologie et en neurosciences comme le souligne René Roussillon, ni d’un "inconscient groupal naturalisé" au sens d’une motivation innée d’aller vers l’autre comme Colwyn Trevarthen et des psychologues du développement le proposent ou les recherches plus larges sur l’empathie avec Jean Decety et d’autres   .
La groupalité psychique repose sur l’idée que l’inconscient n’a pas de demeure, mais qu’il dépend des sujets, de leurs liens et des conditions de possibilité de leur analyse. Après la célèbre sentence rimbaldienne "je est un autre" qui a permis de métaphoriser la conception d’un sujet qui porte en lui ses identifications passées, il faudrait trouver pour désigner la groupalité psychique une expression qui dise comment le "je" émerge du "nous/vous/ils" et, réciproquement, comment les alliances entre les sujets proviennent de et fondent la singularité de chaque sujet.  R. Kaës étend la conception d’un « Sujet divisé » (par l’existence même de son inconscient, selon la formule de Lacan) à un Sujet "singulier pluriel" qui n’est Sujet que par ses liens aux autres et les ensembles qui les constituent.
Pour envisager la psychanalyse en groupe et prendre en compte les effets de l’inconscient qui lui sont propres, des dispositifs particuliers ont été nécessaires, avec les problèmes techniques, cliniques et théoriques qui en découlent. De nouveaux concepts ont dû être proposés, comme "l’appareil psychique groupal", "le travail de l’intersubjectivité", "les organisateurs psychiques groupaux", "les alliances inconscientes", "les chaînes associatives groupales" ou "l’intertransfert". Nous ne pourrons pas tous les reprendre ici, mais nous pointerons cinq propositions qui mettent à l’épreuve la conception d’une psychanalyse et d’un individu uniquement fondée sur l’idée solipsiste d’un inconscient individuel   :


- l’individu n’est pas le simple résultat d’une intériorisation des autres ou du groupe. Certes, le jeune enfant internalise les règles et lois issues de ses propres groupes d’appartenance, notamment la famille, les parents (le surmoi est une instance héritière de l’Œdipe). Dans sa croissance psychique il passe aussi d’un registre de groupalité à un autre. Avant de s’installer dans le registre secondaire où l’autre est différencié de soi, les jeunes enfants et les bébés, dont les limites identitaires sont très labiles, échangent et communiquent dans les registres très primitifs de la groupalité   .  


- l’individu ne peut être envisagé sans ses étayages sur les autres et le socius (les sociologues parleraient de supports). Si en psychanalyse la pulsion est classiquement envisagée dans son étayage au corps, R. Kaës a très tôt souligné la conception d’un double étayage de la psyché, sur le corps mais aussi sur l’autre, sur le socius. Il indique fortement comment l’espace social fonctionne comme "méta-cadre" pour le sujet, celui-ci trouvant ainsi des points d’appui pour son propre fonctionnement mental   . Les phénomènes actuels de violence et de précarité liés au déliement du tissu social peuvent être mis en relation avec cette perte de garants métapsychiques eux-mêmes emboîtés sur le cadre sociétal. Le sujet se trouve confronté à une  négativité radicale, sans objet, à des craintes d’effondrement qui alimentent des situations de crises, tant au niveau individuel, groupal, familial qu’institutionnel. La "position idéologique" apparaît ici comme une "solution psychique" pour maintenir les sujets dans le déni de l’effondrement et des différences.


- l’individu est co-dépendant des pactes et alliances qui soutiennent la possibilité de sa subjectivité. Ainsi les effets de traumatismes dus à des phénomènes collectifs (exils, torture, catastrophe du 11 septembre, attentats, disparitions etc.) ne peuvent être réduits, sans risque de perversion, aux seules résonances de traumatismes passés infantiles de la personne, même si ce niveau proprement intrapsychique doit bien sûr être pris en compte. Ainsi des situations communautaires hautement ritualisées autrefois comme la naissance et la mort, ne peuvent être envisagées sous le seul angle d’une expérience individuelle. Ainsi des pactes et dénis mis en commun rendent paradoxalement possible le travail des soignants en institution.


- l’inconscient est pour une part ce qui résiste à une transformation intersubjective. Le travail interprétatif en groupe reposerait moins sur la conception d’un inconscient caché qui serait à révéler, selon l’image de Champollion découvrant les hiéroglyphes, mais plus sur celle d’un inconscient clivé, dénié ou refoulé à transformer par des sujets appareillés entre eux, par des sujets qui constituent un même groupe. À la dynamique du transfert et du contre-transfert issue de la cure classique, il faudrait ajouter la dynamique de "l’intertransfert"   : ainsi, les  psychanalystes qui interviennent dans un même groupe analysent entre eux les éléments transférentiels propres à ce travail, ce qui n’est pas sans effet ensuite sur les participants de ce groupe. De manière similaire notons qu’il se produit parfois immédiatement après l’analyse clinique des pratiques des professionnels dans un groupe de type "Balint" des effets positifs sur les patients.


- le rêve est aussi une production intersubjective. Il est traditionnellement conçu comme une production individuelle et en ce sens il a son ombilic (sa part aveugle) ancré dans le corps du rêveur. R. Kaës développe l’idée d’un second ombilic, entre les sujets, intersubjectif, fonctionnant "dans un espace psychique commun et partagé par l’analysant et l’analyste"   .
Il n’échappera à personne que ces propositions ont aussi des incidences sur notre approche du politique.


Le phénomène psychique de la groupalité ne peut pas se définir simplement par la prise en compte du groupe externe à laquelle appartient l’individu, il résulte des structures potentielles de la psyché et se concrétise par un appareillage des psychés des sujets entre eux. Cette nouvelle réalité psychique obéit à des lois qui ne sont plus seulement celles de l’individu. La notion "d’appareil psychique groupal" tente d’exprimer les lois de ce fonctionnement psychique aux différents niveaux habituellement utilisés (économique, topique, dynamique ou génétique). Il s’agit d’un nouveau paradigme comme le développe Claudine Vacheret   , à l’instar en physique de la théorie de la relativité qui repose sur la théorie de Newton tout en la dépassant. Les espaces psychiques hétérogènes créés par la structure groupale de la psyché permettent de situer l’espace psychique individuel, intrapsychique, dans ses liens interpsychiques et transpsychiques (Janine Puget). Nous pouvons avancer que la psychopathologie classique devrait être réévaluée à l’aune de ce paradigme (R. Kaës parle ici "des corrélats de l’intersubjectivité"). Faute d’une telle réévaluation, elle est réduite, via le DSM, à des données comportementales et quantifiables, plus utilisables pour les thérapeutiques médicamenteuses que pour le soin psychique.


D’autres écoles de psychanalyse groupale existent qui sont souvent sous l’influence de la pensée sociale. Norbert Elias, sociologue auteur de La société des individus (1939) a participé avec A. Foulkes à la constitution en Angleterre de la "Group analysis". L. Michel note comment l’éclectisme caractérise encore ce courant (p. 172). En Argentine,  l’influence du marxisme a été très présente chez les deux fondateurs historiques de ce courant encore très vivace, José Bleger et Enrique Pichon-Rivière. En Italie, avec Claudio Neri, est perceptible comme en France l’influence de W. R. Bion, psychanalyste "révolutionnaire" dans le fait d’avoir jeté les bases d’une métapsychologie réellement intersubjective. Est-ce parce que ce courant a dû s’affranchir en France de la sociologie que le débat n’a pas lieu avec cette discipline ?  


"L’expérience du groupe" permet d’approcher ainsi des processus psychiques spécifiques, peu repérables dans la cure individuelle mais proches de réalités que peuvent actuellement objectiver de leur côté la sociologie ou les neurosciences. Cette perspective intersubjective complexe qui ne réduit pas l’inconscient à un problème individuel ni à un phénomène collectif pourrait être utile aussi pour penser notre actualité et le "malaise dans la civilisation" décrié de toute part.