Une ambitieuse tentative du philosophe britannique Nicholas Maxwell pour réconcilier le monde des valeurs avec celui de la toute-puissance techno-scientifique.

Nicholas Maxwell est un philosophe des sciences, britannique, qui défend depuis longtemps une approche originale de la philosophie, qu'il propose de ramener à une recherche de la sagesse, c'est-à-dire à la résolution des questions réellement importantes, et ceci par une réforme des pratiques universitaires, ce qui ne sera pas un moindre exploit.

Son dernier livre brode sur la métaphore audacieuse d'un "dieu" qui serait coupé en deux par notre vision du monde la plus élémentaire. Il ne s'agit pas du vrai Dieu, qu'on se rassure, mais d'une image désignant ce que notre civilisation vénère, et qui se présente sous deux formes, radicalement différentes :

1) Un dieu de puissance cosmique, le dieu du pouvoir sur la matière et l'énergie, que nous vénérons par la pratique scientifique.

2) Un dieu de valeurs, auquel nous croyons aussi, que nous révérons comme fondement de nos systèmes de valeurs et de nos aspirations.

Chacun de ces dieux semble séparé de l'autre et ceci constitue le problème, celui du divorce entre la science et l'humanisme. En rangeant d'un côté toute l'efficacité, la puissance de transformation du monde, et de l'autre les valeurs, les aspirations à transformer le monde pour le meilleur, nous nous sommes condamnés à l'échec intellectuel et moral. Nous n'arrivons pas à recoller les morceaux, tout simplement. Cette image décrit finalement bien le paradoxe de notre époque, qui semble payer le prix de son inouïe efficacité technologique par une condamnation résignée à l'impuissance éthique (chacun veut le meilleur mais sait qu'il ne peut rien).

Pour Maxwell, les problèmes politiques et sociaux, mais aussi tous ceux que regroupe aujourd'hui le développement durable, sont des effets de cette mauvaise orientation méthodologique. Nous nous enfonçons même dans l'irrationalité dans notre manière de traiter certains problèmes, particulièrement celui du terrorisme international, auquel Maxwell consacre quelques pages bien senties   .  Pour réinterpréter la scission de base entre les dieux, Maxwell s'appuie d'abord sur la vision de la connaissance scientifique donnée par les philosophies actuelles des sciences   , qui restent effectivement sous-employées dans le débat public. Il touche ici un point sensible : nos fonctionnements collectifs semblent avoir besoin d'une vision idéologique de la connaissance scientifique et de l'expertise savante, tout se passe comme si une vision plus juste et plus fine de la technoscience remettait en question un consensus social qui arrange tout le monde (ceux qui savent et qui en tirent du pouvoir, et ceux qui ne veulent pas se donner la peine de savoir – ni celle d'exercer les responsabilités du choix).

La réinterprétation du dieu des valeurs   ne dispose pas des mêmes appuis théoriques. La conscience serait en elle-même l'auto-justification de la valeur de l'humain et de ses aspirations. Un « réalisme des valeurs » doit permettre de les faire entrer de manière légitime dans le monde réel et d'imposer leur réalité au dieu de puissance.  La réunification des deux domaines donnera naissance à une « rationalité orientée par des buts » (aim-oriented rationality), caractéristique de la sagesse. Pour en justifier la possibilité, Maxwell affronte les questions traditionnelles du dualisme, il cherche à formuler la compatibilité du monde matériel et du monde (immatériel) des valeurs, dont l'existence humaine est l'intersection. Cette singularité humaine se manifeste sous la forme de la liberté, une capacité d'action humaine qui pour Maxwell reste irréductible à des explications physiques   . D'autres chercheraient à dissimuler par du jargon le classicisme presque scolaire de ces questions, Maxwell l'assume et le souligne même par sa métaphore de la scission divine.

La conscience est capable de se ressaisir elle-même, en prenant conscience de son libre-arbitre qui rend possible, et dépendant d'elle seule, la réalisation de valeurs dans le monde matériel. Le développement de la sagesse et de la rationalité orientée par des buts est la suite de cette prise de conscience. L'idée d'une "vie de valeurs" doit ensuite démontrer sa possibilité face au darwinisme   , dont Maxwell donne une version qui laisse une place à la conscience   .  Le dernier chapitre indique brièvement par quelles voies l'application de ces principes, sur un plan d'abord universitaire puis plus large, pourrait résoudre des problèmes définis : le réchauffement climatique, la guerre, la surpopulation, la pauvreté, la destruction des habitats naturels et de la biodiversité. Mais la recherche de la sagesse reste étonnamment confinée au débat académique. "Transformer la recherche de connaissance en recherche de sagesse dans les universités du monde civilisé produirait un changement décisif dans la capacité de l'humanité à résoudre les problèmes globaux"   : le livre aboutit à un véritable acte de foi en un salut d'origine universitaire. Mais pourquoi y rester enfermé, a-t-on envie de demander à Maxwell ? Pourquoi les institutions de savoir qui ont créé le pouvoir technocratique (notion que Maxwell ne mentionne pas) et qui en vivent se remettraient-elles en question ? Comme toutes les bureaucraties elles savent fort bien, me semble-t-il, que l'évaluation externe et la rationalité orientée par des buts sont leurs seuls ennemis.

Pourquoi entreprendre la remise en œuvre d'une recherche de la sagesse sous la forme d'une question de "dieu", même si Maxwell professe ne pas croire un instant en l'existence réelle du "Dieu traditionnel"   ? Pourquoi concevoir la remise en œuvre d'un travail intellectuel appliqué aux vrais et importants problèmes du réel comme une tâche relevant du monde universitaire ? Ces deux options de Maxwell sont de même nature, elles constituent des refus de rupture. Pour lui, ce n'est pas en rompant radicalement avec la recherche du sacré qu'on restaurera la possibilité d'une culture humaine unitaire et pragmatique, et ce n'est pas en rompant radicalement avec l'institution universitaire qu'on restaurera la possibilité d'un travail intellectuel soucieux de ses contenus et non seulement de sa pertinence bureaucratique. Le livre de Maxwell donne quelques exemples   de premières réalités correspondant au modèle qu'il propose. On pourra y voir de premiers petits pas dans la bonne voie, ou bien prendre argument de leur grande discrétion et de leur portée très limitée pour conforter l'idée, à laquelle je me rangerai, qu'une rupture est en fait nécessaire, avec toutes les formes d'idéologies et de religiosité, d'une part, et avec les formes bureaucratisées et scolaires du savoir, d'autre part, si l'on veut inventer le fond et la forme d'une pensée d'avenir qui reprendra l'effort de compréhension et de réalisation de la sagesse