Une relecture aussi rigoureuse que nécessaire de  l'histoire de la littérature au féminin.  

Dans son ouvrage, Martine Reid propose une retraversée de la production littéraire des femmes en France, exhumant au passage nombre d’œuvres d’écrivaines oubliées ou méconnues (Gabrielle de Villeneuve, Isabelle de la Charrière, Félicité de Genlis, Adélaïde Dufrénoy, Claire de Duras) auxquelles elle consacre des analyses très fines. Elle procède en même temps à un réexamen de la réception critique des "femmes auteurs" au cours des siècles. La force de son propos tient justement dans cette dualité. Martine Reid entend, en effet, préparer le terrain à une nouvelle histoire littéraire et pas seulement à une histoire empirique des femmes en littérature. Une telle histoire ne pourra voir le jour que si l’on saisit les opérations intellectuelles et comprend les raisons idéologiques de la minorisation, voire de l’exclusion des femmes écrivains par l’histoire littéraire traditionnelle.

Martine Reid s’attache à démonter ces opérations et leurs raisons, tout en réfléchissant aux conditions de possibilité épistémologiques et politiques d’une nouvelle "histoire littéraire de la France". Elle le fait d’autant mieux qu’elle est parfaitement au courant du travail accompli depuis presque quarante ans dans le monde anglophone, à la croisée des études littéraires et des études dites "de genre" aujourd’hui. Son livre est aussi un tribut à nos consœurs et confrères féministes du continent anglophone, ainsi qu’aux quelques personnes qui l’ont précédée en France dans le chemin qu’elle emprunte. La place (minime) des femmes dans l’ histoire littéraire occidentale a fait débat dans les études littéraires américaines dès les années quatre-vingts et ce débat a mené aussi bien à la transformation de l’enseignement de la littérature, désormais enrichi d’un nombre considérable d’œuvres "redécouvertes", qu’à la contestation de la notion juridico-esthétique de "canon" autour de laquelle s’organise sans le dire l’histoire des arts, dont fait partie l’histoire littéraire (Contrairement à d’autres formes d’histoire, l’histoire des arts, et d’abord le travail d’archive et d’enquête qui la rend possible, est en effet largement tributaire de jugements de valeur). On doit ainsi aux études littéraires américaines, pour ne citer que quelques exemples, la redécouverte de Marceline Desbordes-Valmore et de Rachilde, l’exhumation de Françoise de Graffigny ou encore le renouvellement des études sandiennes.

En chercheuse rigoureuse, Martine Reid prend néanmoins ses distances avec les naïvetés qui ont entaché la recherche féministe naissante en littérature : elle montre ainsi que l’association obligée de la femme et du roman, comme si les romans étaient faits pour les femmes — dans tous les sens de l’expression— et les femmes faites pour les romans, doxa véhiculée par les pourfendeurs traditionnels de l’exercice romanesque, mais également reprise, avec la connotation inverse, par une certaine vulgate de la critique féministe, est moins de l’ordre de la vérité historique que de la construction idéologique.

Echappées du genre,  Des femmes en littérature : le titre de ce livre et le choix de l’article indéfini qui l’inaugure disent, l’air de rien, que dans l’histoire de la littérature, au moins, il y va, ou il devrait y aller, non pas de la généralité, de la généricité des femmes comme catégorie homogène, donc de ce qu’on appelle le "genre" ou de ce que ce terme cherche à nommer, mais de la multiplicité des singularités indéfinies : des femmes, indéfinies ou indéfinissables parce que libérées des définitions héritées ou convenues, que celles-ci soient d’ailleurs négatives ou positives, misogynes ou "philogynes".

De toutes les manières, Reid cherche à éviter la facilité de la généralité et des généralisations, par l’attention qu’elle porte à la diversité des pratiques d’écriture, des positions d’énonciation, des partis pris esthétiques et idéologiques des femmes de lettres, sans parler de l’hétérogénéité de leurs conditions et de leurs destins.

C’est le paradoxe fondateur de son entreprise : utiliser le genre comme instrument d’analyse pour montrer que les femmes, des femmes, si on y regarde bien, échappent au genre, en tout cas en littérature. Si l’association entre un genre littéraire (le roman) et un genre humain (la femme) ne résiste pas à l’enquête rigoureuse, il en va de même selon Reid pour la question du nom d’auteur. Si celle-ci peut se poser de façon particulière pour les femmes jusqu’au XXe siècle, ce n’est pas d’abord une question de place des femmes dans la sphère publique, mais une question de littérature et de place de la littérature. Hommes et femmes écrivains ont joué, pour des raisons diverses, de l’anonymat et de la pseudonymie. Les femmes écrivains des XVIIe et XVIIIe siècle n’inscrivent ni plus ni moins que les hommes leur patronyme au frontispice de leurs œuvres. La pseudonymie est une condition de la littérature, non une marque de la condition féminine.

En ce sens, l’ouvrage de Reid est bien un livre d’aujourd’hui, même si son titre fait sans doute écho à ce que "des femmes", c’est-à-dire la maison d’édition française qui porte ce nom, cherchait déjà à dire (quoique de façon plus équivoque) dans les années soixante-dix. Au début de la réflexion sur les femmes et par les femmes — il y a bien sûr toujours eu des femmes qui pensent mais je désigne ici la dimension collective qu’a prise cette réflexion à partir des années soixante-dix— il fallait dessiner les contours d’un continent (le fameux continent "noir"), affirmer et démontrer la solidarité des destins et des désirs de femmes. Aujourd’hui vient le temps de marquer les différences et les singularités, de libérer "les femmes" du genre pour qu’elles deviennent "des femmes". Le travail de Martine Reid appartient à ce temps, mais elle sait qu’aujourd’hui est l’enfant, la fille, d’hier, et qu’une nouvelle logique, par exemple une nouvelle façon d’étudier le genre, doit pouvoir se développer sans annuler ou chasser celle qui la précède et qui l’a en fait rendue possible, sinon nécessaire. Elle sait aussi, et elle le pointe à plus d’une reprise, que ce n’est pas parce que les femmes échappent au carcan du genre, qu’elles échappent, aujourd’hui guère plus qu’hier, à la misogynie.

"L’esquisse, l’ébauche, a été préférée à la miniature comme au tableau fini", écrit Reid en conclusion de son travail   . Juste appréciation de sa démarche : non contente de mettre à mal les définitions héritées, elle se refuse à les renouveler, en "finissant le tableau", en s’arrogeant le mot de la fin. Ni finitions, ni définitions, ni mot de la fin. Reid préfère de toute évidence les mots, toujours pluriels, des commencements. Elle fait d’un certain art de l’esquisse un trait majeur de la critique littéraire féministe, d’une certaine "modestie" calculée du propos, une éthique et une esthétique de la démarche intellectuelle.