Les lettres de jeunesse de Guy Debord sont réunies dans ce volume "0" de sa correspondance. 

La parution de ce volume "0", réunissant les lettres de la jeunesse de Guy Debord (de 1951 à 1957) et les lettres retrouvées depuis la publication des autres tomes, marque l’achèvement de la publication de sa correspondance   . Même si elle reste encore inévitablement incomplète, elle fait accéder Debord au statut de monument, d’auteur incontournable de notre modernité. D’autant qu’au même moment, comme le souligne fièrement la quatrième de couverture, l’Etat s’est porté acquéreur des "Archives Guy Debord" et les a déclarées Trésor national, ce qui a pour conséquence d’en interdire l’exportation vers un pays étranger. On peut penser que l’auteur de Panégyrique a lui-même désiré cette gloire, ce nouveau statut qu’il acquiert. Il portait un soin extrême à sa correspondance, conservant très souvent le double des lettres qu’il envoyait et leur publication correspond certainement à ses voeux. Alice Debord, sa veuve, qui a supervisé cette édition, montre la légitimité de sa démarche en publiant en tête du volume le fac-similé du manuscrit du testament intellectuel de son mari, écrit dès 1977. En effet, cette publication correspond à une exigence profonde de Debord, que l’on pourrait qualifier d’éthique. C’est une volonté de transparence, un "rien à cacher" qui vient prouver sa volonté de ne jamais dissocier sa théorie de sa pratique, sa pensée de sa vie. 

On ne peut cependant s’empêcher de trouver paradoxale cette consécration, tant elle porte de lumière sur celui qui s’est voulu le négatif absolu de l’époque, tant elle apporte rapidement une reconnaissance presque officielle à celui dont les principaux modèles se trouvaient volontairement du côté des perdants ou des méconnus de l’Histoire, comme Retz ou Lautréamont. Et cette impression de gêne ne saurait être résolue simplement. A propos de l’achat par l’Etat des archives, Alice Debord nie les phénomènes de récupération, et la neutralisation qu’ils impliquent : "le bruit qu’on en a fait est pour nous plaire : car la gloire est un scandale"   ; cette pirouette rhétorique ne convainc pas. Car cette consécration de l’auteur de La Société du spectacle n’est pas un fait extérieur à son oeuvre ou une simple conséquence de sa puissance, mais le résultat d’un trait très marqué de sa personnalité. Et c’est la première chose qui frappe dans cette correspondance : le souci constant de Debord, dès sa jeunesse, pour la trace précise de ce qu’il fait dans l’Histoire. La très scrupuleuse chronologie fournie dans cette édition, qui suit Debord presque mois par mois, vient souligner encore ce souci, mais il est important de voir qu’il est surtout présent chez Debord lui-même, dès le début. On trouve chez Debord une conscience de son importance qui se traduit aussi bien par des insultes que par de grandes déclarations : "Il faut être profondément autres." Ou : "Tant que je vivrai, je ne veux pas me ranger."   . Il va parfois jusqu’à la prophétie : "Je pense que l’avenir verra Isou mais dans une problématique différente de celle d’Isou."   , ou : "Nous finirons bien par avoir raison."   . Ces proclamations sont surprenantes à la fois par leur prétention, quand on sait le caractère groupusculaire du milieu lettriste dans lequel Debord gravitait à l’époque, et par leur lucidité, quand on voit le retentissement qu’ont eu par la suite les oeuvres de Debord, et même d’Isou   .

Il y a dans ces lettres  une obsession pour la place qu’il tient et veut occuper dans la postérité. On le voit monter en épingle (avec tout de même un peu d’humour) sa réforme de l’armée en 1956 : "Je fus donc sapeur du Génie. J’usai immédiatement de divers troubles mentaux et physiques [...] qui me firent  placer dans un hôpital militaire dont je n’ai pu sortir qu’hier, réformé définitif, après avoir passablement démoralisé l’armée."   . On le voit susciter des opérations pour acquérir de la notoriété et diffuser ses textes, créer de petits scandales (notamment dans le milieu littéraire et artistique) et suivre leur retentissement de très près. On le voit se préoccuper d’un faux "Potlatch"   , ce qui montre l’écho qu’il pouvait avoir dès cette époque, mais aussi sa volonté de contrôler cet écho. 

En effet,  on a beau être ici dans l’arrière-boutique de l’oeuvre de Debord et de son parcours à travers le lettrisme et l’I.S., on le voit rarement se départir de son haut style, de sa rhétorique, de sa pensée. Qu’il organise ou commente des réunions et des expositions, qu’il se préoccupe de l’impression ou de la distribution de textes, qu’il rompe avec un camarade ou insulte un adversaire, il le fait consciemment, peut se justifier en détail et surtout reste fidèle à ce qu’il propose dans ses articles de revue, puis dans ses livres. C’est cette grande rigueur, à tous les niveaux, qui, associée à sa radicalité, permet désormais de lui donner la rigidité d’un mythe, la fixité d’une image, là où lui se voulait participant, voire déclencheur d’un mouvement historique. 

Ce tome de la correspondance nous révèle un Debord tout entier tendu vers cet objectif, ce qui laisse peu de place à des considérations plus personnelles. Ceux qui voudraient apprendre davantage sur la vie privée de l’homme, sur son rapport à l’argent, sur lequel il reste très évasif, trouveront peu à se mettre sous la dent, malgré l’inclusion de quelques lettres administratives. La correspondance apparaît secondaire à Debord   ; elle n’est en tout cas pas pour lui l’occasion de confidences, encore moins de confessions. Elle ne donne donc que de brefs aperçus sur sa personnalité, faisant ressentir un peu de sa sincérité ou de son humour. On apprend plus sur sa perception de l’époque dans laquelle il évolue, ou sur son milieu. Celui-ci peut paraître par moments étonnamment restreint, autour d’une chapelle, mais il peut également s’élargir, notamment en raison des liens avec l’Italie, la Belgique, les Etats-Unis, ou avec l’apparition ponctuelle dans le recueil de personnalités inattendues comme Picasso ou Yves Klein. La période de rupture avec le lettrisme et la recherche de nouvelles alliances, avec le peintre danois Asger Jorn et la revue belge Les Lèvres nues, sont particulièrement bien documentées.

Antichambre de l’action, la correspondance n’est donc pas le lieu de l’épanchement personnel. Elle ne joue pas non plus un grand rôle d’élaboration théorique. On n’y trouve ni lettre-manifeste, ni longs développements philosophiques qui modifieraient de façon significative la perception que l’on a de la pensée de Debord. Il y a néanmoins quelques lettres importantes à signaler. La plupart de ces longues lettres est consacrée à faire le bilan ou le commentaire historique d’une période et à tracer les perspectives pour l’avenir : pour Wolman, en 1953   , il fait son autoportrait en révolté et fait l’inventaire du lettrisme ; à Chotard, en février 1969   , il fait le bilan de Mai 68 et livre ses réflexions sur l’évolution à venir de l’Internationale Situationniste ; ou encore, pour Jaime Semprun, en 1975   , il commente l’impact de ses livres et l’évolution de la situation politique au Portugal. On peut signaler une autre lettre plus originale, à Vaneigem en 1963   , où Debord se livre à une intéressante analyse de La Fonction de l’orgasme, de Wilhelm Reich, avant de digresser de manière très inhabituelle sur le mythe de Don Juan. 

Ce volume ultime de la correspondance ne bouleverse donc pas l’image que les grandes oeuvres ont donnée de Debord. Il ne les contredit pas, n’apporte pas de grande révélation, mais permet de se faire une idée précise du milieu et du contexte dans lesquelles elles ont été créées. Son intérêt ne se limite donc pas à sa valeur symbolique d’intronisation de Debord ; il se révèlera aussi utile   pour ceux qui considèrent que cette pensée est capitale pour comprendre le XXe siècle, et pour les futurs spécialistes universitaires qui ne manqueront pas d’apparaître pour explorer les allées et contre-allées du nouveau monument

 

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- "Debord, les situs et mai 68".