L'histoire du "plus vieux métier du monde" à l'époque médiévale.

 

Médiéviste aujourd’hui émérite, Jacques Rossiaud a longtemps enseigné à Lyon II et s’est fait l’historien du Rhône auquel il a consacré trois gros volumes. Mais dès 1976 il s’est aussi intéressé, grâce notamment à un extraordinaire gisement aux Archives de la Côte d’or, à la prostitution dijonnaise. Par la suite, enquêtes locales et travaux étrangers lui ont permis d’élargir encore son champ de recherche, et tout cela aboutit à deux synthèses, la première en italien dès 1984, la seconde en français en 1988, chez Flammarion. Et voici, vingt ans après, ce nouveau livre, plus ample encore, qui reprend, rectifie, enrichit les problématiques et les résultats d’antan. Tant il est vrai que c’est bien là ce qui fait le grand historien, Marc Bloch nous l’a appris: savoir remettre en cause le savoir d’hier, à la lumière de nouveaux travaux certes, mais surtout grâce à l’apport de disciplines voisines, en l’occurrence histoire des femmes, des jeunes, des marginaux, des déviances et du crime, celle du corps et du vêtement, celle des gestes. Mais aussi parce que - autre enseignement du maître - l’historien est fils de son temps -et  le nôtre est bien celui de la libération des mœurs, de la sexualité, du tourisme sexuel; ce qui n’a pas manqué de modifier profondément notre regard sur les " travailleuses du sexe " Mais l’amour vénal, lui, a-t-il tellement changé depuis des siècles ?

Des sources abondantes à partir du XIIIe siècle

Si nous ne pouvons guère que soupçonner (les deux premiers chapitres le rappellent) " la prostitution des siècles obscurs " (entendez : avant 1200), le " second Moyen Age ", comme on dit maintenant (" Bas Empire ", " Bas Moyen Age " sont désormais péjoratifs, et proscrits !) nous verrons mieux apparaître - l’abondance et la diversité des sources aidant - au moins la prostitution urbaine sinon son homonyme villageoise, qui, même occasionnelle, fut pourtant, à n’en pas douter, fréquente.

De la norme à la pratique…

Suit un second chapitre qui s’efforce  de démêler les rapports complexes entre les sociétés des XIIIe-XVIe siècles et la sexualité, normale (?) ou marginale. Et le contraste est grand entre le prescrit    et le vécu, à commencer par celui des clercs eux-mêmes dont le discours prône pourtant le dégoût de la chair, valorise la continence, la virginité, et le mariage, seul remède, et encore, car la sexualité y est verrouillée dans l’unique projet de procréer. Malgré tout, prêtres et moines ne sont pas les clients les moins assidus de " ces dames "   .

C’est que tout ceci se heurte évidemment aux dures réalités du temps: faible longévité des couples, concubinage largement toléré, virginité au mariage rare. Résultat: la prostitution s’installe partout dans les villes, en dépit des réglementations du pouvoir (le roi, le comte, le conseil de ville, l’évêque même !) qui est le premier à créer des prostibula, à contrôler les étuves, et naturellement à en tirer argent. Ainsi naissent et se développent de vrais sites spécialisés : trois à Venise   . Et c’est la même chose en Provence, en Languedoc, en Allemagne, à Toulouse, en Catalogne.

Filles, ruffians, maquerelles et moines paillards: le monde de la vénalité

Les chapitres centraux (III-VII) du livre nous proposent une étude approfondie de ce monde de la vénalité: racines, paysage humain, cadres de vie, pratiques érotiques, réussites sociales, marges inavouées (sodomie, homosexualité). L’auteur multiplie ici les précisions, tant sur les structures que sur les mots même servant à désigner les prostituées, sur les lieux (auberges, tavernes et chambres, étuves)   , et naturellement sur le " personnel " : meretrices publicae  des bordels " officiels ", mais aussi " cantonnières ", " femmes amoureuses ", " femmes entretenues "…

Elles sont toutes là. Mais qui sont-elles ? Souvent très jeunes (à trente ans, la carrière est finie!…), beaucoup sont mariées, issues du milieu local, d’autres viennent de loin et n’ont cessé de nomadiser   . Toutes sont évidemment sous la coupe de ribauds, de ruffians et autres lenones, et naturellement de maquerelles (la Célestine!) et d’une foule d’entremetteuses de tout poil, de tenanciers, fermiers ou propriétaires. Ces derniers appartiennent souvent aux plus grandes familles de Florence (les Brunelleschi, les Médicis -mais oui !-) ou d’Avignon (les Buzaffi). L’argent n’a pas d’odeur, l’art ? … Qui sait ? Et officiers municipaux, conseils de villes, chapitres cathédraux et communautés religieuses ne sont pas en reste !

Le chapitre IV décrit ensuite " les chemins de la vénalité ": beaucoup de femmes seules (1/5 à Avignon,), plus de célibataires que de veuves, beaucoup de servantes, d’ouvrières du textile en Flandre, d’esclaves même (à Venise, en Toscane, mais même en Provence). Qu’était au juste " le métier " (chapitre V) ? Tout différait évidemment selon les lieux : que de différences entre les filles de " la grande maison ", les filles " en chambre ", et les pensionnaires des étuves Les premières connaissent une réalité beaucoup plus sordide que ne voudrait bien le faire croire le nom, souvent flatteur, des lieux de plaisir (" Châtel Joyeux ", " Châtel Gaillard " !). Violences, insécurité, enfermement, exploitation financière sont leur lot quotidien.

La clientèle ? Variable évidemment: Juifs, lépreux et malades sont exclus, les trop jeunes aussi. Restent les gros bataillons d’artisans, de compagnons, mais aussi de notables et… de clercs. Ces femmes craignent par dessus tout les règles, la grossesse, les maladies vénériennes, autant d’entraves au bon fonctionnement du système évidemment; d’où le recours aux pratiques contraceptives qu’attestent les Régimes de Santé, les fabliaux et les nouvelles.

Aux origines de la " courtisane "

Pourtant, la " profession "  assure parfois à quelques-unes d’inattendues réussites : la " courtisane " naît en Italie et le statut social des filles s’améliore. Les mœurs, le droit et la religion aidant, on les voit s’intégrer (plus précocement en Italie, mais le reste de l’Occident va suivre) aux messes, aux fêtes, aux entrées des princes. La Renaissance est là, déjà, avec les Borgia, Gabrielle d’Estrées, la Belle Ferronnière, et bien d’autres.

Une somme incontournable

Le livre, outre sa richesse documentaire, permet de dégager quelques conclusions: d’importants contrastes régionaux, entre zones de rigueur (relatives) et zones plus permissives (Flandre, Angleterre), entre un Nord marchand et un sud juriste et romain, entre réglementarisme, pragmatisme et proscription; et néanmoins, un " air de famille " entre toutes ces vénalités occidentales (les mots, les rituels, les usages et les droits). Et les vies, ne les oublions pas, hélas de milliers de femmes: la chair humaine, même frelatée, objet d’histoire, eh oui !

Ajoutons que le livre comporte quelques 50 pages de notes fort riches, une bibliographie de 8 pages (sommaire tout de même), deux index, et en milieu de volume, une vingtaine de reproductions en couleurs. Livre riche, probablement incontournable pour quelques décennies. Mais qui surtout nous confronte à la question de la place de l’amour vénal dans nos sociétés, celle d’hier comme celle d’aujourd’hui.