Une étude intéressante, pédagogique et documentée, mais contestable, sur notre sens moral.

En morale et en éthique, quatre attitudes théoriques sont possibles : observer et expliquer les jugements moraux (morale descriptive), s’interroger sur la nature des objets moraux (métamorale), justifier des jugements moraux (morale normative), procéder à des applications de théories morales (morale appliquée). Comment nous sommes devenus moraux, de Nicolas Baumard est un livre qui se situe dans la première catégorie : son but consiste d’une part à décrire les jugements et les comportements moraux tels qu’ils sont (et non pas tels qu’ils devraient être), et à élaborer une théorie qui permette d’en rendre compte. Nous présenterons la théorie baumardienne en montrant ses principales thèses et ses objections aux théories descriptives concurrentes    ; puis nous en discuterons les principaux aspects.

1. Le mutualisme moral

1.1 Mutualisme moral, psychologie et naturalisme

Bien que ce livre soit composé de quatre parties, il est conceptuellement divisé en deux sections. Dans la première (parties 1 et 2), l’auteur défend l’idée selon laquelle nos jugements et nos comportements moraux reposent sur un module, qu’on nommera ensuite sens moral, à savoir une disposition innée, spécifique, autonome, fonctionnelle et biologiquement fondée, qui nous dispose à avoir des intuitions mutualistes qui obéissent à une logique du devoir vis-à-vis d’autrui –contrairement à l’égoïsme-, sans sacrifier l’intérêt personnel –contrairement à l’altruisme-, contre les théories qui explorent les jugements moraux sans être capables d’expliquer de manière convaincainte pourquoi nos jugement moraux sont typiquement mutualistes.

Dans la seconde (parties 3 et 4), (Baumard 2010) soutient la thèse selon laquelle l’apparition de notre sens moral peut être expliqué par un environnement ancestral caractérisé par le "marché de la coopération   " dans lequel seraient sélectionnés les individus à disposition mutualiste, contre les théories qui, selon l’auteur, réduisent ce que sont nos jugements moraux à ce qu’ils devraient être d’après nos dispositions psychologiques et biologiques, sans prendre au sérieux la logique mutualiste observée dans nos jugements et comportement moraux. En effet, ces théories (utilitarisme évolutionnaire et théorie de la vertu) prédisent que nous devrions suivre une logique altruiste ou sacrificielle dans nos jugements et comportements moraux. Le problème, montre (Baumard 2010), est que les jugements et comportements moraux prédits par cette disposition altruiste ne correspondent pas aux jugements et comportements observés dans les enquêtes psychologiques. Il faut donc modifier nos hypothèses sur les caractéristiques de notre module moral et nos hypothèses sur l’environnement ancestral.

1.2 Backwards reasoning : le mutualisme moral baumardien

Comme le dit Sherlock Holmes à la fin de A Study in Scarlet   , bien que la capacité à aller des causes aux effets soit bien répandue, la capacité à aller des effets aux causes l’est beaucoup moins. Une théorie descriptive requiert ce type de raisonnement parce qu’il faut partir des faits observés et en induire les causes dont ils sont les effets.

La morale prédite par l’utilitarisme évolutionnaire et la théorie des vertus est cohérente avec leurs hypothèses, mais puisqu’elles ne partent pas des bons faits, elles ne peut remonter correctement aux causes, selon l’auteur. (Baumard 2010) part des faits observés dans les enquêtes   (nos jugements suivent une logique mutualiste, qui respecte l’équilibre des intérêts) et il suit le fil d’Ariane pour en identifier les causes. Supposons, dit l’auteur, que, parmi les humains, certains possèdent une disposition égoïste et qu’ils aient cependant intérêt à coopérer pour trouver et exploiter leurs ressources, et se protéger. Se forme un marché de la coopération dans lequel le but de la compétition est de trouver le meilleur partenaire. Celui-ci ne peut pas être celui qui a une disposition égoïste parce qu’il fera passer son intérêt avant celui des autres. Il ne peut être non plus celui qui a une disposition altruiste, parce qu’il entraînerait inéluctablement la disparition des individus   . Le meilleur partenaire est celui qui possède une disposition à partager "de manière impartiale les coûts et les bénéfices de la coopération".   Les individus qui possèdent la disposition à l’équité auront donc un avantage dans ce marché et seront plus recrutés que les autres. Au fur et à mesure, ces individus se répandent et remplacent les individus ayant une disposition égoïste pendant que l’espère survit grâce à l’efficacité de la coopération. L’existence de cette disposition et sa propagation permettrait d’expliquer pourquoi nos jugements et comportement moraux suivent la logique de l’équilibre des intérêts. Mais les inductions sont-elles acceptables ? (Baumard 2010) vaut-il The Book of life de Sherlock Holmes ?

2. Explication et explications

2.1 Expliquer le sens moral par la modularité

Pour expliquer quelque chose, il faut montrer explicitement qu’il y a un lien entre le phénomène observé et l’explanans, et déterminer précisément ce qui, dans l’explanans, explique les propriétés du phénomène.

Pour régler le conflit d’intérêts, selon le mutualisme moral, on calcule ce qui revient équitablement aux uns et aux autres. Cette thèse permet d’expliquer pourquoi nous faisons certains choix moraux et pourquoi ces choix sont observables quelles que soient les origines et les conditions sociales des individus interrogés. Ainsi, dans l’expérience avec les personnes qui se noient   , les sujets testés ont tendance à juger que dans la première condition, toutes les personnes ont les mêmes droits à la bouée, tandis que dans la seconde, la personne seule, étant accrochée, a davantage de droits à la conserver et donc à être sauvé. En retirant la bouée à cette personne, écrit Baumard, « on lui cause un tort plus important », c’est pourquoi on la lui laisse. De même, dans l’expérience du Trolleybus   , si les sujets refusent majoritairement de pousser la personne qui se trouve sur le pont pour provoquer l’arrêt du trolleybus, c’est parce qu’en la poussant, on lui cause un tort plus grand, qu’à la personne qui se trouve sur la voie secondaire. Mais sous cette forme, la thèse du mutualisme est trop vague. Par exemple, si les sujets pour le test du Trolleybus avaient choisi majoritairement en faveur de la solution qui consiste à pousser l’homme corpulent, alors, on aurait tout de même plus l’expliquer en termes mutualistes en disant que les sujets auraient respecté l’équilibre des intérêts en prenant un autre facteur de calcul. Quelles que soient les tendances observées, le mutualisme est confirmé. Et cette confirmation repose sur le vague concernant les critères du calcul, qui a pour conséquence qu’on peut prédire une chose et son contraire à propos des comportements moraux en partant du mutualisme baumardien.

Qu’en est-il maintenant de la seconde partie de l’explication ? Pour vraiment expliquer le caractère mutualiste du sens moral, il ne suffit pas de dire que nous avons une disposition à être mutualiste, il faut montrer ce qui permet, dans ce module, d’expliquer ces effets. Or, certains problèmes nous font douter que le sens moral puisse à lui seul expliquer la totalité des phénomènes qui entourent les jugements moraux. Par exemple, dans son étude sur le problème du Trolleybus, un critère important du calcul de la répartition des intérêts est celui de la situation : dans les conditions, les droits et les torts varient en fonction de la situation, de telle sorte que l’un des deux, comme le dit l’auteur, a une situation "meilleure". Certes, mais qu’est-ce qui analyse les situations ? Comment détermine-t-on qu’une situation est "meilleure" ? Comment les situations se répartissent-elles sur l’échelle qui va du "plus mauvais" au "meilleur" ? Que notre sens moral soit un biais de contenu qui ait pour conséquence que nous interprétions toute situation d’interaction en termes d’équité n’implique pas par exemple qu’il réalise lui-même la totalité de l’opération dans le jugement moral. Il est un instrument puissant de détection de situation de justice, mais n’est-il pas assisté dans l’analyse et la production des intuitions ?

La volonté de l’auteur d’insister sur l’autonomie du sens moral face aux modules qui jouent aussi un rôle dans les interactions, comme les sentiments sociaux, semble aller contre cette suggestion. Pour défendre sa position, l’auteur avance plusieurs arguments, notamment le fait que des lésions neuronales qui ont des effets sur les comportements sociaux épargnent la capacité à distinguer le contexte social du contexte moral (Blair 1996) et le devoir d’autres comportements et jugements (Leslie et al 2006).   De ces résultats, on pourrait conclure en effet que le module moral est complètement distinct. (Ciaramelli et al. 2007) a montré qu’une lésion du cortex préfrontal ventromédian impliquait des modifications dans les intuitions morales chez les personnes qui la possèdent, vis-à-vis des intuitions des personnes qui n’ont pas de lésion de ce type, en faisant valoir que le premier groupe est plus disposé à tenir certaines violations morales comme acceptables. Cette étude semble corroborer l’hypothèse selon laquelle le sens moral est une disposition biologiquement fondée   et autonome.

Le problème est que l’autonomie de ce module est remise en question si on prend en compte le fait qu’une lésion du cortex préfrontal ventromédian a aussi des effets sur les dispositions sociales : sur l’empathie (Shamay-Tsoory et al 2003), sur la capacité à prendre des décisions et à anticiper (Bechara et al 1996), sur la capacité à visuellement reconnaître (Bachevalier & Mishkin 1986), sur la capacité à différencier les genres sexuels (Milne & Grafman 2001), et des émotions sociales (Damasio et al 1990 ; Damasio 2003 ; Beer et al 2003). (Forbes & Grafman 2010) montre explicitement que les zones neuronales actives dans la cognition sociale et les jugements moraux sont identiques et varient seulement en fonction du contexte et de la manière dont sont présentés les stimuli.   Bien sûr, l’auteur peut toujours s’en sortir en répondant que les relations entre le niveau neuronal et le niveau cognitif sont complexes. Mais ces études jettent un doute sur la volonté de nier le rôle des autres modules dans la production des jugements moraux. Elles suggèrent en effet qu’outre le module mutualiste, d’autres modules sont recrutés pour formuler des jugements moraux.

2.2 Expliquer l’origine du mutualisme

Pour expliquer l’origine de notre disposition mutualiste, l’auteur soutient que, dans le marché de la coopération, choisir les partenaires qui manifestent une disposition mutualiste a un coût moins élevé et des bénéfices plus importants que choisir des partenaires égoïstes ou altruistes. Mais quel est le fondement de cette affirmation sinon le raisonnement que nous avons vu plus haut ? Le mutualisme a un coût : dans le cas des personnes qui se noient, dans la seconde condition, si le jugement est appliqué, j’en sauve une et j’en laisse mourir cinq. Pour appuyer cette affirmation, il faudrait déterminer ces coûts et ces bénéfices et, parmi eux, ceux qui sont significatifs, c’est-à-dire, ceux qui ont conduit à la sélection de cette disposition.   Il n’est pas impossible qu’on obtienne des résultats assez surprenants. Surtout des critères restent à définir pour déterminer les bénéfices significatifs.

Il n’est cependant guère étonnant que soit observée une disposition mutualiste chez les humains. En effet, le mutualisme biologique, défini comme une interaction entre deux organismes dans laquelle pour chaque individu découle un bénéfice en termes de fitness, est très répandu. Dans l’interaction peuvent être échangées des ressources contre des ressources (les racines des plantes fournissent des glucides aux champignons qui colonisent la racine et les champignons l’aident à obtenir les sels minéraux du sol) ; des ressources contre des services (dans la pollinisation, des ressources comme le nectar sont échangés contre un service, la propagation du pollen ou la protection contre les aphidoidea ou pucerons) ; des services contre des services. Cette dernière forme est la plus rare et est souvent interspécifique, contrairement aux précédentes. On l’observe chez les primates, dans la pratique de l’épouillage. Celle-là est "mutuellement avantageuse"   , reconnaît (Baumard 2010), puisqu’elle permet d’éviter la propagation de maladies au sein des groupes, et peut conduire à la naissance d’un marché de services. Toutefois, nous dit l’auteur, ce marché n’est pas suffisant pour impliquer la sélection d’une disposition morale mutualiste. Ainsi, si l’on suit (Baumard 2010), le sens moral reste-t-il une capacité spécifique à l’espèce humaine sans aucune trace dans les espèces les plus proches, et non dérivée d’autres capacités.

Étant donné que le mutualisme est très répandu dans les espèces animales, notamment chez des espèces ayant des ancêtres communs avec les humains, et qu’on trouve des comportements mutualistes chez les humains, on peut légitimement faire l’hypothèse qu’il existe une disposition mutualiste chez les humains. Le problème est que (Baumard 2010) concentre le mutualisme dans une seule disposition (le module moral), alors qu’il semblerait, à l’étude du mutualisme biologique, que plusieurs dispositions soient recrutées pour les comportements mutualistes. Il serait peut-être plus cohérent de postuler, ou bien une disposition mutualiste générale qui prédispose à coopérer avec d’autres individus –humains ou non- pour survivre, qui inclut dans son domaine effectif   la morale ; ou bien une multitude de dispositions mutualistes qui inclue le sens moral, l’instinct parental, et d’autres dispositions sociales, et qui dérive d’une disposition mutualiste ancestrale générale présentant les caractéristiques précédemment décrites. Ces hypothèses permettraient 1) de mener une enquête phylogénétique du sens moral, qui est par ailleurs, complètement impossible dans la théorie de Baumard ; 2) d’expliquer pourquoi nous « projetons », comme le dit Baumard   des relations morales sur nos interactions avec des animaux non-humains ; 3) de réviser le moment d’apparition du mutualisme humain et d’en reculer le moment d’apparition ; 4) d’expliquer pourquoi les autres dispositions sociales interviennent dans les jugements moraux.

Ayant la double exigence d’expliquer la logique et l’origine des jugements et des comportements moraux, l’auteur opère une synthèse très intéressante entre la psychologie cognitive et la psychologie évolutionniste. Son style agréable et pédagogique permet aux spécialistes, aux étudiants et aux amateurs, de comprendre assez rapidement les principaux points argumentatifs et les hypothèses importantes de sa théorie. Mais en dépit du fait que les pistes avancées par (Baumard 2010) soient très intéressantes, il semblerait qu’elles soient insuffisantes et insatisfaisantes

 

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