Dévoilant un large panorama des approches de la marche en ville, cet ouvrage renouvelle la conceptualisation de cette pratique par les sciences sociales.  

Longtemps l’apanage des poètes, la marche urbaine investit depuis plusieurs années le champ des sciences sociales. Ce mouvement accompagne l’intérêt croissant que les gestionnaires urbains et les responsables politiques portent au développement de la marche et à ses bénéfiques implications (santé publique, décongestion, durabilité, sociabilité, etc.) dans la ville contemporaine. Cet engouement pour la marche coïncide également avec la considération nouvelle apportée aux espaces publics, qui deviennent un point d’orgue de l’aménagement urbain, symbolisant notamment l’importance de la dimension piétonnière dans les politiques urbaines. Cet ouvrage collectif écrit sous la direction de Rachel Thomas, sociologue et chargée de recherche au CRESSON, a pour objectif de révéler les différentes modalités de la marche et d’offrir des outils pour l’appréhender dans son rapport à l’espace et aux ambiances urbaines. 

Du promeneur au flâneur

Bien qu’elle constitue une pratique ancestrale et ordinaire, c’est tardivement que la marche devient objet de plaisir pour l’homo urbanus. La marche ayant pendant longtemps représenté dans la ville des Lumières une activité désagréable à cause de la saleté et de la dangerosité des rues, elle devient dès la fin du XVIIe siècle, délectable dans des cours arborées, dans des jardins publics ou le long des boulevards plantés qui apparaissent progressivement. La marche n’était alors que promenade et relevait principalement de la mise en scène de soi par rapport aux autres. En explorant la figure du marcheur au travers de la littérature, s’appuyant notamment sur les écrits de Rétif de la Bretonne et de Louis-Sébastien Mercier, Laurent Turcot montre que la promenade constituait un exercice de style, une manière de se comporter et de se démarquer dans la ville. Bien que l’observation fît partie de la promenade, c’est seulement au cours du XIXème siècle que la marche devient une réelle activité de déambulation, d’égarement et de contemplation et que naquît la posture du flâneur. Autrement dit, la marche s’individualise et devient une activité de découverte, de réflexion et d’observation au point qu’Auguste Delacroix ait décrit les flâneurs comme "ce petit nombre privilégié d’hommes de loisirs et d’esprit qui étudient le cœur humain sur la nature même, et la société dans ce grand livre du monde toujours ouvert sous leurs yeux". Ainsi, la métaphore du mouvement perpétuel "s’accorde autant au physique qu’à l’âme du flâneur". S’il existe une filiation entre le marcheur du XVIIe et celui du XXIe siècle, le sens accordé à l’activité pédestre semble évoluer. Comprendre la marche dans la ville contemporaine nécessite donc d’accorder une réflexion aux espaces dans lesquels se meuvent les marcheurs ainsi qu’aux nouvelles modalités d’interactions.

Le flâneur, un corps en mouvement parmi d’autres

Dans la plupart des perspectives d’analyse, le marcheur est considéré comme une personnalité indépendante et solitaire. Questionnant cet axiome, Samuel Bordreuil s’intéresse à la "marche à plusieurs". Qu’il s’agisse des interactions du flâneur avec les autres marcheurs ou avec le groupe dans lequel il s’insère, le flâneur n’existe en effet qu’en perspective d’autres marcheurs. Par conséquent, autant que le flâneur observe et analyse, il est observé, ce qui peut l’inciter à adapter ses comportements. Samuel Bordreuil évoque habilement ces afflux d’attention renouvelés en certains lieux auxquels le flâneur tente justement d’échapper. C’est "dans les interstices d’attentions que les divergences d’allure ne cessent de ménager que le flâneur, le "polisseur d’asphalte" peut, dans une relative tranquillité, s’installer" sans que soit comptabilisés tous ses faits et gestes. Toujours dans cette perspective interactionniste, il tente d’analyser comment se déroule le "marcher ensemble", quelles sont les modalités qui le caractérisent et les incidences que l’effet collectif peut avoir sur les manières de marcher. À travers l’observation de groupes dans un immense centre commercial où la "marche ensemble" domine, il révèle la manière dont s’instaure différentes formes de gestion du mouvement (évitement, contrôle de la vitesse, progression dans l’espace) par rapport à la marche solitaire. Samuel Bordreuil invite ainsi à prendre en compte la microsociologie des interactions pour comprendre les impacts que la présence d’autres marcheurs peut avoir sur les comportements et sur les manières de marcher, que ce soit ensemble ou seul au milieu d’une foule.

Au sein de l’abondante littérature sur la marche, le corps est généralement abordé dans sa seule dimension phénoménologique ou comme "porteur de rhétoriques silencieuses". Cette dualité incite Anne Jarrigeon à montrer comment dans l’anonymat de la ville, "s’articulent la dimension sensible du corps en mouvement avec des formes de lisibilité des corps, c’est à dire des formes d’intelligibilité du social que la marche à la fois contribue à produire et met à l’épreuve". L’apparence constitue donc selon cette auteure une dimension très forte de l’interaction sociale entre les marcheurs, "la perception des apparences semble pouvoir être décrite sous la forme d’une tension entre l’homogénéisation des corps d’une part et l’exaltation de leurs singularités individuelles". Anne Jarigeon évoque alors l’importance de la reconnaissance cognitive à l’œuvre dans la marche, grâce à laquelle les passants anonymes sont situés. En effet, "les citadins se croisent, s’observent, se détaillent, se détournent", et dans ces interactions, les codes vestimentaires et gestuels sont particulièrement signifiants, que ce soit pour l’image que l’on donne de soi ou pour classifier les citadins que l’on croise. Ainsi, la marche révèle des processus d’identification mais aussi de distinction identitaire,  au point que les "citadins (…) manipulent une véritable rhétorique de la désignation dans laquelle l’authentification des apparences est un enjeu crucial mais faussement simple".

 

Le sens de la marche et la ville

Mais la marche, par les "frottements" avec la ville qu’elle occasionne peut également devenir acte de contestation. C’est notamment le propos de Paola Berenstein-Jacques qui évoque l’errance comme une forme de marche qui permet de saisir la ville, "l’errant exprime et inscrit sa relation à la ville dans sa propre corporéité". Dans cette perspective, l’errance constitue souvent une critique de l’urbanisme et des schémas d’aménagement moderne et déjoue "les projections imposées par l’urbaniste". À la "différence de ce dernier, l’errant ne perçoit en effet pas la ville d’en haut, dans une représentation de type plan, mais l’expérimente de l’intérieur, dans une forme d’incorporation qui ne nécessite pas toujours une représentation". Cette contestation serait notamment révélée par certaines caractéristiques de l’errance telles que la lenteur, la capacité à se perdre ainsi que sa forte corporéité, qui permettent de se frotter réellement à la ville et d’ "incorporer" ses qualités. En ce sens, l’errance urbaine constitue une " forme de résistance critique vis-à-vis de l’hégémonie de la pensée urbaine contemporaine et de ses pré-supposés majeurs : la nécessité d’une orientation sans faille des habitants à travers la surenchère de la production d’outils d’information, le soutien à la vitesse et à l’accélération de la vie contemporaine, la réduction des possibilités d’expériences corporelles de la ville par le développement d’une logique des flux".

Opérationnaliser la marche

Ainsi, les formes de la marche prennent de multiples formes selon les contextes, les individus, l’espace environnant, etc. Les différences entre la pratique piétonnière d’un flâneur des boulevards ou celle d’un voyageur pressé dans les aéroports révèlent la multitude des façons de marcher. Or, afin d’explorer et d’appréhender une conduite si ordinaire, la recherche manque souvent de méthodes concrètes, c’est la raison pour laquelle Jean-Paul Thibaud propose une méthodologie à même de rendre compte de la marche. Celle ci se base sur la triple perspective du "Je-Tu-Il", qui consiste dans un premier temps à explorer personnellement un terrain en faisant ses propres réflexions, à accompagner ensuite une personne en marche afin d’obtenir ses commentaires et enfin à suivre une personne à distance. Cette méthode qui offre au chercheur descriptions, entretiens et récits permet de dégager l’ensemble des modalités de la marche et d’établir ainsi certaines typologies. Intelligente et complète, cette méthode pourrait également être étendue et adaptée à de nombreuses pratiques ordinaires de l’urbain.

L’ensemble des textes de l’ouvrage offre ainsi au lecteur une vision pluridisciplinaire de la marche en ville tout en mettant en exergue son lien aux ambiances urbaines. Au sein de la diversité des contributions surgissent également d’intéressantes pistes méthodologiques. L’ouvrage permet ainsi de renouveler l’approche sensible de la marche qui tend parfois à se répéter et à se focaliser sur la figure du flâneur. Cependant, la forme collective de l’essai, rassemblant des contributions dont les liens sont parfois lointains, possède également ses limites. Le lecteur est donc invité à lire cet ouvrage en fonction de ses intérêts propres, en sélectionnant les contributions, plutôt que comme une unique réflexion. Par ailleurs, une interrogation sur la manière dont sont organisés et régulés les espaces publics aurait été la bienvenue. Une telle perspective permettrait en effet de montrer la dimension de plus en plus exclusive des espaces piétonniers et de s’interroger sur le rôle de la marche. Certaines formes de marches sont elle plus tolérées que d’autres ? Les manières de marcher peuvent-elles donner sens à un espace ? Ces questions permettraient notamment de faire émerger des questions relatives à l’homogénéisation des formes de la marche dans l’espace public