L’analyse des conditions de possibilité de l’écrivain Genet à travers l’étude fouillée de ses premières années.

La collection “À 20 ans” cherche à dégager de la jeunesse d’écrivains “majeurs” (on compte déjà celle de Proust, Flaubert, Vian et Colette), les faits majeurs et les traits de personnalités significatifs qui éclairent de façon rétrospective leur œuvre et leur personnalité d’écrivain. Ou, pour la présente biographie de l’auteur des Bonnes, et pour reprendre les mots de Louis-Paul Astraud : “Comment Jean est devenu Genet”.

L’entreprise est de taille et c’est presque à un travail de reconstitution que l’auteur se livre, car la jeunesse de Jean Genet semble bel et bien “perdue” : peu de documents permettent de saisir avec précision et de retracer avec continuité les événements majeurs de sa jeunesse. Quelques archives officielles offrent certes des éléments tangibles sur lesquels s’appuyer, des témoignages de l’auteur également. Entre ces versions, des contradictions apparaissent. Genet l’écrivain a en effet pris un soin tout particulier, et un plaisir non dissimulé, à se jouer d’une identité qu’on lui souhaitait trop figée, qu’on a sans cesse tenté de lui assigner : réduit à un matricule par l’Assistance, contraint d’endosser l’un des rôles immuables de la colonie de Mettray, catalogué comme “instable” et dérangé. Face à cela, il a érigé la fuite, le mensonge et la mystification au rang des vertus.

Pour appréhender ce vaste puzzle, l’auteur mobilise les sources officielles, patiemment fouillées et analysées : le dossier de pupille de l’Assistance publique, les archives du service historique de la Défense ou encore les archives départementales d’Indre-et-Loire. Il a le mérite de les recouper avec les différents témoignages de l’écrivain, notamment sa correspondance, mais aussi avec les témoignages indirects que constituent ses écrits, inervés on le sait d’éléments autobiographiques. Ainsi de Notre-Dame-des-Fleurs, du Journal du voleur, du Miracle de la rose ou d’Un captif amoureux : “Jean Genet n’a de cesse de se présenter : lui, l’enfant abandonné […] consacrera ses plus beaux livres à se présenter aux autres.” Pour le biographe, il s’agit moins de briser le mythe, et de réduire à une série d’“élégants mensonges” la mythologie personnelle et savamment tissée par l’auteur, que de mettre à nu les conditions de possibilité de production du mythe. “Une belle histoire. Le Genet de plus de soixante dix ans qui la raconte, et qui travaille à la légende depuis toujours, donne trop de détails pour qu’on ne les vérifie pas.” Précisément vérifier, corroborer et finalement clarifier les choses semble l’un des enjeux de l’ouvrage. Si la notion d’identité est centrale dans cet ouvrage, c’est aussi, et surtout, parce que Jean Genet a éprouvé ces dispositifs institutionnels qui produisent une identité normée.

Indirectement, et comme pour planter le décor, la biographie du jeune Genet délivre une certaine histoire de l’institution : les œuvres sociales d’une part – l’Assistance publique, l’hospice dépositaire de la rue Denfert-Rochereau, la colonie agricole de Mettray (dans laquelle il reste cinq ans), mais aussi la prison de la Petite-Roquette, à Paris (il y reste trois mois, l’année de ses quinze ans) ou encore l’institut neuropsychiatrique infantile, au sein du patronage de la rue Vaugirard. Ce dispositif produit une image officielle de Jean. Dès sa première fugue de l’école de typographie, on déclare qu’il a “perdu la tête”. Après son renvoi de chez Buxueil, l’assistance publique s’inquiète : le pupille 192102 “donne des signes de dérangement cérébral et se livre fréquemment à des manifestations incompréhensibles”. La même année, le voilà confié, objet d’étude car “pupille difficile” selon les mots de l’Assistance, au patronage de la rue Vaugirard, sorte de clinique psychiatrique. On s’y demande à quelle catégorie il appartient : la troisième, celle des “débiles utilement éducables” ou la quatrième, celle des “pervers incorrigibles” ? Il s’en échappe le 6 février 1926. Arrêté à Toulon, le voilà à la Petite-Roquette, une prison pour mineurs, précisément construite en forme de panoptique.

Toutes ces institutions sont autant de procédés pour corriger, redresser le futur écrivain. De ce point de vue, la colonie agricole de Mettray est exemplaire, de par son programme “pédagogique” mais aussi parce que Genet y aura passé près de trois ans, une durée significative au regard de sa vie fragmentée. Mettray l’accueille, selon les termes en vigueur, comme un membre de “sa famille”, en 1926. La mission de l’institution, qui avait trouvé un moyen rentable de faire œuvre morale, était la rééducation, le redressement moral. “Améliorer l’homme par la terre et la terre par l’homme”. Travail physique obligatoire, omniprésence de la religion (les prières sont dites huit fois par jour, à son arrivée Jean est enfermé plusieurs jours dans une cellule entièrement noire, placé sous la surveillance des mots “Dieu te voit”). Intégrer le sentiment de culpabilité, accepter sa faute et reconnaître ses “mauvais” penchants, tels sont les desseins d’une institution qui vise à (re)produire une identité dite “normale”.

Cette production identitaire reprend même, à son compte, les sujets issus de son dispositif : ainsi, les moniteurs de Mettray ne sont-ils plus des professionnels formés mais d’anciens gardiens de prisons ou des militaires, rôdés et façonnés par ce même dispositif. L’intériorisation des mécanismes est si forte que les enfants eux-mêmes en viennent à organiser une société parallèle à celle, officielle et instituée par les adultes, fondée sur la loi du plus fort. Elle assigne des rôles presque immuables à chaque colon : marle, vautour ou cloche, soit le “mac”, qui jouit de la force physique, son protégé, beau et séduisant mais faible physiquement, voire moralement, et enfin les insignifiants, “ni beaux ni forts”. C’est à un véritable rôle de composition que Jean, vautour protégé et exclusif du frère aîné de son groupe, doit se livrer, contraindre sa vraie nature – maniérée, souple et fragile – et viriliser le moindre de ses gestes. Car si le viol se pratique de façon institutionnalisée, ces pratiques sont réprimées si le désir est sincère : l’insulte la plus courante à la colonie est “lope” ou “enculé”.

À Mettray comme ailleurs auparavant, ses fugues réitérées illustrent sa volonté d’échapper au “contrôle qu’exerce depuis sa naissance cette Assistance”. S’échapper, se soustraire à toute autorité semble bien un leitmotiv de sa jeunesse ; pour autant, le spectre de l’armée, autre institution qui se donne à lire entre les lignes de ses premières années, rôde avec insistance autour du jeune vagabond. Pour un enfant orphelin et sans le sous, c’est, sinon une issue, du moins une option évidente. Ici encore, l’écrivain a tendance à réécrire sa propre histoire : “On pourrait croire à le lire qu’il ne fut soldat que durant quelques mois. S’engager, s’échapper. La vérité est tout autre.” En effet, Genet s’est engagé à dix-huit ans et a déserté, de façon définitive, en 1936, à l’âge de vingt-cinq ans. En 1929, il écrit à l’inspecteur chargé de son dossier à l’Assistance publique pour le remercier de “l’avoir aidé à s’engager dans l’armée et de la sorte permis d’échapper à la maison de correction”. Au terme de son premier engagement volontaire en 1929, sa deuxième demande est refusée : il en fait une troisième.

Cette détermination ne doit pas masquer ses hésitations : en mars de la même année, il annonçait au directeur de l’agence de l’Assistance publique de Bayonne qu’il ne souhaitait plus se réengager. Son rapport à l’armée, ses engagements puis sa désertion finale, est emblématique de l’ambiguïté qui le caractérise. D’un côté, sa jeunesse est perdue car, vouée à la liberté, au vagabondage, à l’appel du voyage mais aussi à la littérature, elle est sans cesse rattrapée par l’Assistance publique qui lui impose ses codes et ses cadres. C’est précisément à cette autorité qu’il tente sans cesse de se soustraire. Pourtant l’armée est une structure tout aussi stricte et offre une vie réglée, ordonnée. Cependant, à Damas, il jouit de quartier libre tous les après-midi et fait acte de désobéissance quand il participe, alors même que la loi martiale est instaurée et interdit toute réunion nocturne, aux veillées des Syriens. Ce qui se devine ici sont les deux pôles qui le caractérisent : d’un côté, c’est un révolté, qui n’a de cesse d’échapper à ce que la société lui impose – pour preuve ces nombreuses tentatives pour s’établir civilement, au cours de l’année 1930, toutes irrémédiablement marquées par l’échec ; de l’autre, il apparaît soumis, dépendant – à de nombreuses reprises il sollicitera l’aide de l’Assistance publique y compris une fois majeur.

L’armée est d’ailleurs finalement assez significative de cette dualité : elle demeure en effet, au-delà du cadre de vie strict qu’elle impose, l’occasion idéale de voyager, d’abord en Syrie puis au Maroc. C’est au cours de ces années qu’il concevra sa “haine” pour la France, notamment en Syrie où il se lie avec la population locale, les Damascènes, et prend peu à peu conscience des injustices commises par son pays. Le germe de son engagement ultérieur – on pense notamment aux Black Panthers – et de cette révolte qui le caractérise, est planté.

Cette biographie met en exergue l’ensemble des conditions sociologiques, pour ne pas dire idéologiques, de l’époque qui l’a vu naître et qui a tenté, par des moyens plus ou moins détournés, de le façonner. C’est là l’une des forces de l’ouvrage que de montrer comment l’individu s’arrache à cette détermination : “On ne naît pas révolté, on le devient ; Jean était un incompris, il a préféré la fière solitude du paria, qui préfigurait déjà celle du poète, à la charité de ses maîtres, c’est-à-dire à leur aimable caprice”, en même temps qu’il n’y échappe pas totalement – pour preuve le besoin de mentir, camoufler, enjoliver.

Pour autant, en proposant un récit de cette jeunesse à l’image même de ce qu’elle fut, chaotique, incertaine, elliptique, l’auteur dessert le propos. Le texte devient lui-même méandreux : on passe d’une époque ou d’une thématique à l’autre, par exemple de ses expériences de l’armée à sa première fugue, selon un fil conducteur souvent ténu (ici sa simple présence à Nice). Les transitions, qui ont quelque chose de la madeleine proustienne, ne sont pas toujours évidentes. Cette confusion obligerait presque à une reconstruction pour dégager de l’ensemble les faits marquants, les épisodes significatifs qui ont rendu possible Genet écrivain, et les articuler ensemble. Peut-être de façon délibérée, et à l’image de Genet qui a toujours voulu, pour ce qui est de sa vie privée, confondre son lecteur, l’auteur s’amuse également à nous faire perdre le fil.

Enfin, le biographe semble osciller entre une démarche argumentée, fondée sur des “preuves”, leur recoupement, etc., et la tentation de céder à la fiction, et de fait à l’extrapolation. On ne sait pas très bien quoi penser de ce fantasme supposé de Genet à la vue du mât érigé au centre de la cour de la colonie, ou encore de la façon dont il s’est rendu en Italie en 1936, à l’issue de sa dernière désertion. Cela tient sans doute à l’absence de présupposés clairement explicités ou d’objectifs revendiqués, au-delà de ceux que nous avons supposés. Ici encore, cette indécision semble vouloir faire écho à la personnalité de Genet et à son art consommé du mensonge. Mais à ce compte-là, et toujours dans l’idée de confondre son lecteur, un parti pris fictionnel plus radical aurait mieux servi cette entreprise. Mais le choix d’une démarche véritablement rigoureuse aurait sans doute, inversement, contribué à ternir et à faire perdre de sa force à cette jeunesse déjà mystificatrice à sa façon, sans laquelle l’écrivain n’aurait sans doute pas vu le jour

 

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