Une reconnaissance des contributions africaines, antillaises et afro-américaines à la modernité occidentale.

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Existe-t-il une pensée noire ? Est-elle distincte de la pensée occidentale ? Et quel sens donner à de telles formulations générales, qui s’emploient plus souvent qu’on ne le croit ? On n’annonce pas la couleur, en effet, lorsqu’il s’agit de pensée européenne, alors pourquoi spécifier le phénotype dès qu’il est question de penseurs africains ou  “afrodescendants” ? Par ces interrogations, abordées comme autant de précautions oratoires dans son introduction, Anthony Mangeon montre à quel point se joue là une part essentielle de la domination symbolique du monde blanc sur le monde noir. Nul besoin de préciser sa couleur de peau, quand on s’identifie spontanément à l’humanité ; à rebours, affirmer l’existence d’une “pensée noire”, c’était implicitement reconnaître que le même degré d’humanité n’était pas, en Occident, accordé aux Noirs de l’Afrique et de ses diasporas.


Comment ces derniers sont-ils dès lors passés du statut d’objets à celui de sujets producteurs de discours et de sens dans l’histoire universelle ou dans l’ordre global des idées ? Dans cette “histoire continue et réciproque de la pensée occidentale dans ses rapports avec l’Afrique, et de la pensée noire dans ses rapports avec l’Occident”   , quels ont été les effets pervers de la domination occidentale sur la production d’une pensée autonome, en Afrique et ailleurs ; inversement, quelles ont pu être les contributions – théoriques, politiques, sociales et culturelles – des penseurs noirs (africains, antillais, afro-américains) à la modernité occidentale ? Telles sont les grandes questions qui guident la réflexion d’A. Mangeon, dans cet essai qui est à la fois une synthèse de premier plan sur la question noire, envisagée historiquement dans sa triangulation Afrique-Europe-Amérique, et une discussion engagée sur la possibilité et la validité philosophiques d’un “penser” spécifiquement africain ou plus généralement “noir”.

La constitution d’une bibliothèque coloniale
La première partie commence par retracer les grandes étapes de la constitution d’une “bibliothèque coloniale”, selon l’expression du philosophe Valentin-Yves Mudimbe, ou cet ensemble discursif, pour l’essentiel européen, qui depuis l’Antiquité gréco-latine a progressivement élaboré les représentations et fixé les stéréotypes occidentaux de l’Afrique. L’histoire de ce paradigme comporte deux moments contradictoires mais complémentaires, passant en effet du “déni”   de toute capacité de pensée à la proclamation inverse d’un penser typiquement africain qui essentialise les différences culturelles. Cette construction européenne de l’Afrique, qui fut le préalable intellectuel à sa domestication effective pendant la période coloniale, semblait pourtant débuter par un intérêt plutôt bienveillant, ou à tout le moins empreint de neutralité, puisque dans l’Antiquité gréco-latine tout autant que chez les premiers chrétiens la différence “raciale” était certes reconnue et soulignée, mais en dehors de tout jugement de valeur.


Mais au sortir du Moyen Âge, on voit apparaître les premières condamnations explicites des habitants de l’Afrique par la négation de leurs qualités intellectuelles et leur assimilation à l’animalité, schèmes racistes utilisés consciemment et systématiquement à partir du XVIIIe siècle, dans le contexte de la traite des esclaves, malgré quelques exceptions positives, pour “justifier l’asservissement et l’exploitation” du “monde noir” par le “monde blanc”   . La bibliothèque coloniale est alors solidement établie sur ses lieux communs culturels et religieux et la différence africaine, interprétée en termes de bestialité, est devenue opposition et infériorité : l’Africain est l’Autre, barbare et sauvage, de l’Européen.


À la fin du XVIIIe siècle, les naturalistes, Georges Cuvier (1769-1832) en tête, viennent conforter autour de la notion de “tempérament” ces assises racistes sur des bases présentées comme scientifiques et objectives, et tout semble donc réuni, au milieu du XIXe siècle, pour empêcher la reconnaissance européenne de toute forme de pensée noire. C’est pourtant à cette époque que l’essor des sciences humaines et sociales “contribue à faire considérablement bouger les lignes”   . Du côté britannique, l’évolutionnisme d’Herbert Spencer (1802-1903), d’Edward Burnett Tylor (1832-1917) et de James Frazer (1854-1941) considère que les sociétés primitives se situent à un “stade antérieur”, moins développé que les sociétés occidentales, mais que dans cette origine même du développement humain, elles possèdent une indéniable rationalité et tous les attributs de l’attitude philosophique (étonnement, volonté de connaissance et d’explication).


La critique de l’“ethnocentrisme” de ces positions, qui prétendent “expliquer les croyances des primitifs à partir des conceptions modernes de la raison et du sujet connaissant”   , génère trois nouvelles “ruptures épistémologiques”. La première vient de la tradition philosophique française, qui défend avec Auguste Comte (1798-1857), Théodule Ribot (1839-1916) et Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), l’idée d’une “logique des sentiments” et d’une “mentalité primitive”, “affective” et “pré-logique”. Tout en affirmant de manière novatrice la nécessité de comprendre de l’intérieur les productions culturelles d’un peuple, plutôt que de les analyser en fonction d’une norme extérieure, cette tradition finit par radicaliser la différence au point de la rendre incommensurable. L’anthropologue anglais Edward Evans-Pritchard (1902-1973) marque alors une deuxième rupture, lorsqu’il insiste sur la déformation opérée par la traduction des langues indigènes, et montre la nécessité de partir de la langue même de l’Autre, sans pour autant tomber dans une systématisation qui rendrait toute traduction impossible. Mais c’est de l’anthropologue américain Franz Boas (1858-1942) que viendra la mutation la plus profonde, puisque son approche “tourne clairement le dos à la bibliothèque coloniale”   en procédant à une dénaturalisation et une réhistoricisation des différences culturelles. Après la Seconde Guerre mondiale, “la remise en question des systèmes coloniaux s’accompagne […] d’une rupture tout aussi significative dans l’histoire des idées”   . Mais La Philosophie bantoue (1945) du révérend père Placide Tempels (1906-1977), un Franciscain belge, pose d’importants problèmes sur les plans méthodologiques et théoriques, et elle participe pleinement au plan politique du “projet de conversion colonial”   , tandis que le “modèle gnoséologique” de l’ethnologue français Marcel Griaule (1898-1956) se révèle au final “fondamentalement platonicien”   .


Ainsi, jusque dans leur reconnaissance d’une pensée noire d’égale profondeur et complexité avec la philosophie grecque, les principaux penseurs occidentaux ne semblent pas être parvenus, dans la première moitié du XXe siècle, à s’extirper du paradigme de la bibliothèque coloniale. L’Afrique est toujours objet du discours et même s’il y a, chez les derniers auteurs cités, un “renversement des lieux communs et des jugements de valeur”   ainsi que la prémonition des potentialités d’un philosopher africain, si longtemps nié, on reste malgré tout dans “l’ordre occidental du discours”   , et on ne conclut à une spécificité de la philosophie africaine que sur le fond d’une extériorité mutuelle des pensers occidentaux et africains.

La conversion africaine du regard
N’est-ce pas alors vers l’Afrique elle-même qu’il faudrait plus logiquement se tourner, pour y trouver les conditions légitimes et opératoires d’un penser africain ? C’est précisément cette conversion africaine du regard qui dirige la seconde partie du livre, où l’auteur examine successivement les divers courants qui se partagent le champ de ce qu’il appelle les “modes du philosopher en Afrique”   plutôt que la “philosophie africaine”, expression qui a suscité tant de polémiques qu’il est difficile d’en déterminer les contours exacts et d’en dominer la profusion   . Or, la thèse que propose A. Mangeon, c’est qu’il n’y a pas de penser africain pur de tout contact ou libre de toute influence extérieure ; divers courants se sont au contraire constitués dans l’histoire en relation avec une pluralité de traditions intellectuelles ; et ce contact culturel, qu’il ait eu lieu en rapport avec la pensée arabo-musulmane, la pensée éthiopienne ou la bibliothèque coloniale, doit donc être pensé “comme un processus dynamique”, “interactif” et “rétroactif”   . A. Mangeon emprunte à l’anthropologue Gregory Bateson son modèle de la “schismogenèse”, qui se révèle particulièrement opératoire pour penser les modèles relationnels, symétriques ou complémentaires, dans lesquels “l’expansion coloniale a fait entrer les sociétés africaines”   .


Le panorama commence par la tradition ethnophilosophique (ou philosophico-linguistique), qui insiste sur les schèmes conceptuels propres à chaque langue et attaque la bibliothèque coloniale en affirmant que chaque culture ne peut “se comprendre d’un point de vue extérieur”, à partir d’une autre langue, et “doit nécessairement être étudiée à partir d’elle-même, dans son langage et selon sa logique interne”   – position qui dénie donc la pertinence des approches anthropologiques et philosophiques occidentales des systèmes de pensée “primitifs”, ou du moins, quand elle ne conteste pas la possibilité d’une communication interculturelle, attire l’attention sur les pratiques, capitales, de la traduction, et sur la portée philosophique de tout travail sur la langue. Dans cette perspective, le philosophe rwandais Alexis Kagame (1912-1981), dont A. Mangeon admire tout particulièrement l’ambition de pensée et la maîtrise de très nombreuses langues africaines, se voit restituer une place de premier ordre. Il fut en effet le “premier à oser philosopher à partir des langues africaines”   et, tout en anticipant les exigences à venir de “décolonisation mentale” à partir de la spécificité linguistique de la philosophie africaine, il ne renonça pas à la compréhension des “compossibilités”   entre savoirs occidentaux et savoirs africains.


Kagame a ainsi ouvert la voie aux philosophes ghanéens, Jean-Baptiste Danquah et William Abraham, puis Kwasi Wiredu et Kwame Gyekye, partisans plus radicaux d’une “décolonisation conceptuelle” et “d’une approche autochtone et autonome des religions et des philosophies africaines” qui invitent à rejeter les cadres conceptuels étrangers et à exploiter strictement les schèmes indigènes, mais butent en même temps sur l’écueil de la conciliation interculturelle, de la tension entre le particulier et l’universel et du risque de réduction de la philosophie “à une pensée ethnique”   .


L’examen du “philosopher en Afrique” se poursuit avec la revendication, par certains penseurs africains, d’une identité entre la “pensée noire” et la “raison orale”   à travers l’exploration du “patrimoine des contes, proverbes et autres récits oraux”   . Cette position, qui reprend en réalité une affirmation fondamentale de la bibliothèque coloniale, ne saurait toutefois masquer la différence entre sagesse et philosophie : les “sapiences de l’oralité” diffèrent du cheminement philosophique qui “participe avant tout de la fonction critique et autocritique de la pensée”   , dont la scripturalité demeure en définitive une condition de possibilité. À rebours de l’oralité, serait-ce alors dans les traditions écrites non europhones, bibliothèque éthiopienne et bibliothèque islamique en Afrique noire, qu’il faudrait situer le lieu le plus authentique de la pensée noire ? Un tel point de vue reste problématique, selon l’auteur, parce qu’on ne voit pas, d’une part, en quoi de telles bibliothèques non europhones seraient plus authentiquement africaines que la bibliothèque coloniale, dont elles peuvent constituer en réalité d’autres formes, antérieures et tout aussi dominatrices, et que d’autre part elles se soumettent toutes les deux à des principes religieux qui limitent fortement la portée rationaliste de la philosophie et l’empêchent de s’émanciper, comme ce fut le cas dans l’histoire occidentale, du paradigme théologique.


L’afrocentrisme, qui fait la synthèse de tous les courants précédents et proclame avec Cheikh Anta Diop (1923-1986) et ses “épigones”, notamment Théophile Obenga et Grégoire Biyogo, la négritude de l’Égypte antique pour fonder l’“antériorité” de la civilisation africaine et conforter son existence “au cœur de l’histoire du monde et de la pensée”   , pourrait se présenter à première vue comme le modèle jusqu’ici introuvable d’une véritable pensée noire, puisque celle-ci y est précisément revendiquée comme telle. Mais A. Mangeon ne cache pas que l’afrocentrisme n’est à ses yeux qu’une posture – sinon une imposture – puisque ce courant s’inscrit dans une “schismogenèse fondamentalement symétrique” avec la bibliothèque coloniale, et que son “ressort essentiel” est à l’évidence un “mimétisme à vertu compensatoire”   qui fige, hors de toute relation interculturelle, une identité africaine essentialisée et intemporelle, pure de toute influence extérieure. La deuxième partie du livre du livre s’achève donc sur un jugement déceptif, qui engagera sans doute la polémique et attirera peut-être l’accusation d’anthropocentrisme occidental, puisque l’auteur n’est véritablement convaincu ni par les sagesses africaines, qui sont certes des visions du monde mais confortent davantage l’autorité de la tradition que sa remise en cause critique, voire autocritique, ni par la synthèse afrocentriste. Enfin, même s’il choisit de s’aligner sur les philosophes francophones et anglophones du courant critique de la philosophie africaine (Kwasi Wiredu, Valentin-Yves Mudimbe, Paulin Hountondji), il n’en pointe pas moins, chez eux aussi, certaines concessions tardives aux postulations de l’ethnophilosophie ou de l’afrocentrisme. Si bien que c’est plus sûrement dans certaines œuvres de la littérature africaine, chez Cheikh Hamidou Kane (né en 1928) ou Ahmadou Kourouma (1927-2003), que l’auteur découvre la reconnaissance explicite et réfléchie comme son origine même et au profit d’un “dialogue philosophique des cultures”   de cette interculturalité schismogénétique avec l’Occident que pour leur part les philosophies africaines dénient et se refusent au fond à penser.


C’est finalement dans le cadre post-esclavagiste américain, au sens large, que l’on pourrait le plus clairement identifier les premiers véritables penseurs, antillais et afro-américains, non plus seulement de l’histoire occidentale du monde noir et de sa condition “au sein de notre modernité occidentale”   , mais symétriquement de cette histoire noire de l’Occident qui ouvre la possibilité de dépasser la relation purement schismogénétique vers “de nouveaux rapports de réciprocité, et la dislocation du savoir-pouvoir exercé sur le monde noir au bénéfice d’un nouvel ordre du discours et d’un nouvel ordre international”   . La troisième partie commence ainsi par retracer, du côté noir, l’histoire des révolutions, et notamment de la diffusion des idéaux des Lumières et de la Révolution française dans les colonies françaises. Aux Antilles, la métropole se refusa longtemps à appliquer en effet les principes d’égalité politique qu’elle réservait aux citoyens français, forçant les esclaves noirs et leurs descendants, d’abord à Haïti puis dans les autres îles, à se les approprier progressivement par un combat qui, des luttes d’indépendance et de la libération de 1848 à la citoyenneté et la pleine assimilation, leur permit de se forger une conscience politique tout en s’imposant simultanément dans l’histoire politique française comme les acteurs de l’achèvement du processus d’universalisation des Lumières et des valeurs républicaines. Dans les colonies africaines, la marche vers les indépendances fut accélérée par l’apparition de nouvelles idéologies internationalistes animées par des penseurs et des hommes politiques noirs et visant concurremment à “coordonner la lutte des peuples noirs pour leur émancipation”   : le “sionisme noir” de Marcus Garvey (1887-1940), dont le prophétisme et les idées de sacralisation de la diaspora africaine, d’autogestion et de retour à l’Afrique, inspirées par le désir schismogénétique de contrer la suprématie blanche, sombrèrent dans le racisme, le fascisme et l’antisémitisme ; le communisme, qui attira de nombreux intellectuels comme Claude McKay (1889-1948), Langston Hughes (1902-1967) et Richard Wright (1908-1960), rapidement déçus toutefois par le stalinisme et l’instrumentalisation de la lutte anticoloniale ; et le panafricanisme, “synthèse entre les revendications indépendantistes du garveyisme et la critique marxiste de l’impérialisme”, dont la “nouvelle vision des relations internationales” attire particulièrement l’attention d’A. Mangeon, dans la mesure où elle ouvre sur “une autre logique que la schismogenèse”   . L’Américain William E.B. Du Bois (1868-1963), en fut l’un des grands inspirateurs, tandis qu’un autre noir américain, Ralph Bunche (1904-1971), œuvrait parallèlement aux Nations unies en faveur de la décolonisation du monde noir.


Ce sont donc ces figures d’intellectuels et d’hommes politiques noirs ayant apporté, le plus souvent à partir de la diaspora américaine, la contribution de la pensée politique noire à la “construction d’un nouvel ordre international” dans une dynamique fondée sur une “autre logique que la schismogenèse”   , qui intéressent finalement le plus A. Mangeon dans cet ouvrage qui impressionne par sa hauteur de vue et l’ampleur de ses références. Le dernier chapitre insiste plus particulièrement sur deux de ces “intellectuels noirs”, Du Bois et Alain Leroy Locke (1885-1954), le “mentor de la Renaissance de Harlem”, qui assumaient pareillement leur situation “à la façon d’un paradoxisme : Américains noirs, intellectuels et nègres”, “fiers de cette double appartenance”, et mus simultanément par “de profondes exigences de rigueur et d’universalité”   . Sans cacher son admiration pour ces deux éminents intellectuels, A. Mangeon montre comment ils ont été amenés à infléchir les sciences humaines et sociales et à faire ainsi preuve d’“indiscipline”, dans tous les sens du terme, pour penser les “problèmes spécifiques de l’expérience afro-américaine sans pour autant les priver de leur portée universelle”   . Il retient notamment chez Du Bois sa rupture avec la logique de la schismogenèse, dont le principe de “différenciation symétrique” finit toujours par accroître l’“hostilité mutuelle”, au profit d’une “différenciation complémentaire”   . Quant à la pensée d’Alain Locke, dont il est tout particulièrement spécialiste, elle prolonge celle de Du Bois dans son “exploration d’une possible ‘science des valeurs’” et sa “critique du concept de race”   . Sa méthode philosophique, comme du reste celle de Du Bois, relève d’une “stratégie de médiation qui consiste à alterner et à altérer les régimes conceptuels” de la pensée occidentale, régimes qu’A. Mangeon nomme “dominant” et “turbulent”, le premier relevant d’un mode transcendantal de la pensée, et le second s’inscrivant dans l’immanence et sa dynamique. L’“indiscipline” du philosophe réside dans la façon de battre en brèche le régime dominant sans pour autant se confiner dans le régime turbulent, et de favoriser au contraire leur “dialogue”   dans la construction de ses objets intellectuels.


Au terme de ce livre, l’auteur constate avec le philosophe camerounais Achille Mbembe que face au discours réifiant et le plus souvent péjoratif de la bibliothèque coloniale, l’Afrique ne s’est manifestée que par une série de réactions schismogénétiques qui intériorisent ou réfutent cette vision blanche dans le sens du “nativisme” ou de la “victimisation” (p. 261). Pour les deux auteurs, il est clair que l’avenir de la “pensée noire” – formule dont se sert à son tour abondamment Mbembe dans son dernier essai, Sortir de la grande nuit   , – ne peut se situer qu’en dehors de cette différenciation antagoniste, à l’articulation de la particularité culturelle et du cosmopolitisme, comme une créolisation (Édouard Glissant) ou un “branchement” (Jean-Loup Amselle). C’est en faisant définitivement le deuil de l’identification fixiste entre la pensée, la race et le territoire, et en faisant de la réflexivité sur les situations noires le principe même, transitif, de la définition d’une “pensée noire”, que le monde noir pourra enrichir le plus sûrement la pensée mondiale. La pensée noire doit éviter l’écueil d’une racialisation de l’esprit et de l’absolutisation des contenus culturels, contre l’évidence inverse de leur métissage croissant, et échapper à la “clôture identitaire”   ou à l’illusion de la permanence pour jouer le jeu du devenir, de l’échange et de la réciprocité. Une telle affirmation mécontentera sans aucun doute les partisans d’une “identité collective, stable et toujours déjà-là, la négritude, l’afrocentrisme et les divers nationalismes africains”   , dont l’utilisation mythique de l’Afrique a servi de caution à toutes les dérives identitaires et autoritaires. Mais pour A. Mangeon, l’avenir se situe philosophiquement et politiquement dans la pratique de l’“indiscipline”, car le rôle des intellectuels en général et des intellectuels noirs en particulier est de “remettre en question les catégories sociales, raciales ou sexuelles, lesquelles ont cessé de refléter un ordre naturel des choses pour dévoiler pleinement leur caractère historiquement construit aux fins de la domination”   . C’est à cette tâche que ce livre veut participer à sa manière historique et réflexive, qui se donne finalement comme une illustration très convaincante de cette authentique “pensée noire” qu’il appelle passionnément de ses vœux.