À partir de l’étude probante de trois figures de philosophes ayant orienté leur pensée vers une religion, Louis Pinto montre comment cette posture obéit à une stratégie sociale de mise en valeur du capital intellectuel.

Quelle stratégie sociale explique qu’un philosophe choisisse de reconnaître dans une religion l’aboutissement de sa pensée ?

À partir de l’étude probante de trois figures de philosophes ayant orienté leur pensée vers une religion – dans une dimension toujours intellectualisée, c’est-à-dire réinterprétée de façon à pouvoir concilier ou harmoniser le contenu particulier du message religieux avec l’universalité requise par la démarche philosophique – l’auteur montre comment cette posture obéit à une stratégie sociale de mise en valeur du capital intellectuel.

Louis Pinto montre à partir de trois cas particuliers et inégalement étudiés comment la construction d’un message philosophique mêlant indissociablement religion et philosophie obéit à des stratégies sociales. En effet, le point de départ méthodologique de son analyse, c’est qu’il existe des raisons d’ordre sociologique qui peuvent expliquer pourquoi tel ou tel auteur construit une pensée philosophique dans une certaine religion. L’auteur n’est alors jamais considéré comme un être strictement original ayant un projet singulier à défendre. Mais il est vu comme un « individu socialisé, doté d’un ensemble de dispositions acquises permettant de produire des réponses pertinentes à des situations relativement inédites, de s’orienter dans différentes religions du monde social (et du monde intellectuel) et de discerner un horizon de tâches tenues pour pensables et souhaitables ».   La formation et les acquis de chaque individu lui permettent d’occuper tel ou tel rôle social et de pouvoir prétendre à telle ou telle position ou de la critiquer.

L. Pinto détaille d’abord longuement le contexte intellectuel qui a favorisé la reconnaissance (la « consécration » dit l’auteur) de la pensée de Levinas, laquelle unit étroitement judaïsme et philosophie, et montre quelles raisons d’ordre sociologique ont pu conduire Levinas à élaborer sa pensée dans ce sens. L’idée est que la position de Levinas dans le champ social l’a amené à construire sa pensée d’une certaine façon, dans une certaine orientation, en préférant certaines valeurs à d’autres. Il s’appuie très précisément sur la formation intellectuelle de Levinas et ses limites : il est l’un des premiers, en France, à connaître et à réfléchir sur la phénoménologie allemande, mais il manque de la légitimité scolaire pour pouvoir prétendre jouer, dans le champ social de la philosophie française, le rôle de commentateur d’Heidegger ou de Husserl. Il ne peut donc pas tenir les premiers rôles dans l’élaboration d’une pensée qui se confronterait avec les pensées dominantes de son époque. Levinas est alors amené à se cantonner à une réflexion personnelle peu diffusée et relayée dans les milieux universitaires et intellectuels (même s’il garde des contacts avec le milieu philosophique professionnel), puisqu’il vit relativement en marge de ceux qui occupent le devant de la scène intellectuelle. Parallèlement, il s’approprie sa judéité, notamment à travers l’apprentissage du commentaire rabbinique. Sur le plan proprement philosophique, cette situation l’oblige à prendre position par rapport à Heidegger (dont il ne put pas être l’exégète attitré), et à dépasser l’ontologie que promouvait le phénoménologue allemand vers une éthique qu’il refonde. Pour élaborer son éthique, il s’appuie, tout en la dépassant, sur une tradition existante. La pensée levinassienne de l’éthique s’appuie sur une forme d’intersubjectivité revisitée par le judaïsme, plus que sur un formalisme de type kantien. L’approfondissement de sa pensée l’amène à proposer une césure entre le « même » et l’ « autre » et à rejeter du côté du « même », la raison, la philosophie, la pensée occidentale dominatrice, et une grande partie des auteurs de la tradition. La philosophie de Levinas entend ainsi, dès son ouvrage Totalité et infini, proposer un renversement des valeurs, en substituant aux valeurs dominantes de la philosophie qu’il lit dans la tradition (totalité, violence, ontologie, égoïsme, équipement, utilité, etc.) celles, plus modestes, qui viennent du judaïsme (accueil, paternité, patience, visage, altérité, famille, etc.). En faisant un pas de plus dans le développement de sa pensée, Levinas passe d’une forme d’anthropologie teintée de judaïsme à un judaïsme avoué. Il doit alors, comme sur le plan philosophique, trouver une légitimité sur le plan religieux. Cette légitimité, il la trouve en se démarquant de penseurs juifs importants (Buber, Scholem, etc.). Dès lors, Levinas a dû sauvegarder l’authenticité de son projet philosophique et celle de son judaïsme.   Pour ce faire, Levinas suggérait que le judaïsme n’était pas tout à fait une religion, « puisqu’il se contentait d’offrir à l’humanité des principes métaphysiques généraux accessibles par le pur raisonnement philosophique »   : le contenu du judaïsme pouvait ainsi être réduit à l’idée fondamentale que ce dernier visait à ramener à la relation entre hommes toute réflexion éthique. Il défendait aussi l’importance du ritualisme (qui laissait une totale liberté de penser, fût-ce philosophiquement, en contrepartie d’une stricte observance de la loi par des gestes ou des actes).

L’auteur montre quelles circonstances sociales et historiques ont favorisé la consécration de sa pensée. Il s’appuie sur des développements précis (l’influence de certains penseurs, le fait que beaucoup d’intellectuels politisés s’orientent après un certain temps vers la religion, la politique du dialogue interreligieux menée par l’Église catholique — qui fait de Levinas un interlocuteur juif privilégié aux dépends d’A. Neher — qui aboutit à la consécration de la pensée de Levinas par des penseurs chrétiens influents) et détaille ses analyses. Les descriptions des changements dans le champ philosophique sont très nuancées, documentées et d’une grande clarté : elles montrent pourquoi et comment la pensée de Levinas, d’abord tenue pour marginale, et en dehors des problèmes d’une époque, des années 1950 à la fin des années 1970, s’est trouvée au centre de nombreux questionnements au début des années 1980, et relayée par quelques figures relativement médiatisées (Bernard-Henry Lévy, Alain Finkielkraut, Benny Lévy). Ces descriptions prennent en compte des évènements historiques et des stratégies sociales — par exemple, il était intéressant pour des penseurs chrétiens dotés d’un important capital théorique de trouver confirmation de certaines de leurs idées chez un penseur juif, dont il était donc avantageux de mettre en avant la pensée.

Il montre ensuite, plus brièvement, comment un autre contexte déterminé a pu ou dû inciter Hermann Cohen à passer de la Völkerpsychologie à une philosophie revendiquant avec force son lien à la tradition juive, après un tournant transcendantal. Après une claire description de l’atmosphère intellectuelle de l’Allemagne à la fin du XIXème siècle, l’auteur montre comment s’opposent dans le champ philosophique la Völkerpsychologie (qui vise à une compréhension positive et interdisciplinaire de l’homme, dans le cadre d’un dialogue entre linguistique, ethnologie, anthropologie et psychologie) qui repose sur le caractère social de l’être humain et des courants de théorie de la connaissance dérivés du kantisme. L’auteur montre quelles raisons sociales ont incité Hermann Cohen à opérer un changement radical dans sa pensée : les postes offerts à ceux qui travaillaient dans le domaine de l’anthropologie positive étaient quasiment inexistants, à l’inverse de ceux destinés aux chercheurs en psychologie scientifique, logique ou histoire de la philosophie. Or la question du « sujet » se trouvait au carrefour entre la philosophie traditionnelle et les nouvelles disciplines de la Völkerpsychologie. Il apparaissait alors particulièrement utile de travailler sur le sujet transcendantal, qui permettait de trouver un poste intéressant et de fonder le cadre dans lequel pouvaient réfléchir ceux qui travaillaient sur les pratiques humaines existantes.   ) La pensée de Cohen se tourne alors résolument vers un idéalisme transcendantal, porteur d’implications éthiques. En effet, la position philosophique de Cohen transpose l’autonomie métaphysique de Kant en autonomie éthique : ce qui lui ouvre la voie de la réflexion sur des problèmes explicitement éthiques. L’auteur montre ainsi comment l’éthique développée par le néo-kantisme de Cohen apparaît à bien des égards comme une prise de position sur des problèmes qui sont ceux de son époque : ceux de la nation allemande, du socialisme, de la religion juive (et en particulier de l’éthique du judaïsme).

Sur la question, par exemple, de la nation allemande et de l’esprit allemand, l’auteur montre comment les philosophes de cette époque sont héritiers d’une certaine tradition — celle de la métaphysique en plein discrédit — et « porteurs d’une culture de plus en plus nettement "historique" ».   Deux possibilités semblent s’offrir à eux : soit ils continuent sur le chemin de la métaphysique discréditée, soit ils suivent d’autres traditions philosophiques (française ou anglaise). La première est peu pertinente, la seconde jugée fort peu conforme à « l’esprit allemand ». La voie proposée par H. Cohen dépasse cette alternative en dépassant la métaphysique surannée par une critique de la connaissance capable de rendre plus scientifique et moins spéculative cette philosophie. C’est une façon originale de ne pas s’aligner sur un modèle de pensée associé à l’étranger. Ce sont finalement les questions posées par la société – et la place que H. Cohen a voulu prendre au sein de celle-ci – qui expliquent le tournant de sa pensée et ses réflexions sur le judaïsme, dans le cadre de réflexions sur l’antisémitisme.

Enfin, très rapidement, mais dans une analyse suffisamment claire pour être probante, l’auteur expose ce qui, sociologiquement, justifie et sous-tend la définition que propose J. Lachelier de la religion, dans le débat qu’il mène contre la conception durkheimienne de la religion. L’analyse de L. Pinto porte sur la conception que Lachelier se fait de la religion à partir du concept d’absolu ; pour lui, « la religion repose sur un acte de foi que la philosophie ne réussit jamais, semble-t-il, à justifier pleinement : ce que la raison peut seulement autoriser, c’est une « idée », un « reflet » de l’absolu qui est en quelque sorte inscrite dans son fonctionnement, puisqu’elle la découvre uniquement grâce à l’opération de la réflexion ».   On comprend alors bien que la prétention de la sociologie de Durkheim à traiter la religion comme un fait, comme quelque chose de positif, est incompatible avec la conception de Lachelier. Ce que l’auteur met en évidence, c’est la conception sociologique qui sous-tend la position de Lachelier : pour lui, comme pour beaucoup d’intellectuels, la religion authentique, véritable, c’est cette confrontation intellectuelle avec l’absolu qui n’attache aucune importance au dogme ou au rite, à l’inverse de ce que révèle l’enquête sociologique sur cette notion. En effet, c’est seulement la religion conçue comme quête de l’absolu qui peut trouver une légitimité philosophique : rites et croyances sont à rejeter hors du champ de la raison. Autrement dit, c’est pour rendre compatibles religion et philosophie que Lachelier définit cette dernière comme proprement intellectuelle, en rejetant toute une dimension (anthropologique et sociale) de la religion. L’important dans la religion pour Lachelier, c’est le spirituel qui semble échapper à l’analyse sociologique. Cette attitude serait la traduction d’une situation sociale précise : les intellectuels revendiquent une religion intellectualisée pour opérer une séparation entre eux et les autres, jugés dépourvus de moyens pour comprendre pleinement ce cœur de la religiosité, c’est-à-dire de ce capital intellectuel. On comprend également que la mystique soit rejetée, dans la mesure où elle n’est pas le fruit d’une ascèse intellectuelle.

En conclusion, ce livre propose un regard pertinent et original sur des parcours de philosophes, des parcours de pensée croisés avec des informations précises sur la société dans laquelle ils évoluent. L’image qui se dégage de la « religion intellectuelle », qu’elle soit le judaïsme de Cohen ou de Levinas ou le christianisme de Lachelier semble unifiée et stable : c’est une religion de la pensée, qui valorise l’étude, le travail intellectuel, plus que des dogmes ou des relations immédiates à Dieu. Le contenu des religions semble toujours devoir être interprété, médiatisé et donc n’est pas en libre accès pour tous. Cependant la religion intellectuelle ne vise pas à confisquer à son seul profit la religion, mais à l’accorder à des réflexions philosophiques et entamer ou poursuivre un effort de rationalisation permettant ensuite le dialogue ou la recherche dans le champ religieux qui évolue avec le temps. Ainsi, « la religiosité intellectuelle, loin d’être l’expression d’une simple dérive vers la religion d’un groupe de professionnels de l’interprétation, est la forme spécifique de contribution qu’ils apportent au travail de rationalisation approprié à l’état nouveau du champ religieux »