Dans un ouvrage qui peut aussi se lire simplement comme une introduction à la pensée de Foucault, Judith Revel expose une explication de la progression de l’œuvre qui en fait magistralement ressortir la cohérence.

Il existe un certain nombre d’introductions à la lecture de Foucault, et aux principaux résultats de ses investigations. Certaines mettent en parallèle les avancées de sa pensée et les évènements de la vie de la personne Foucault, d’autres s’attardent sur l’explication de concepts précis qui ont depuis été réinvestis dans de nouveaux champs de recherche (la notion de discours, d’épistémè, de biopolitique, etc.). Le premier mérite du livre de Judith Revel est de s’attacher davantage aux questions et aux problèmes qui ont amené Foucault à s’intéresser à tel ou tel champ du savoir. Aussi n’expose-t-elle jamais, comme un peu gratuitement, des concepts, mais insiste-t-elle sur le contexte philosophique de leur création. On est donc moins face à un bréviaire résumant la parole de Foucault, qu'en amont, devant l’horizon des questions que se pose Foucault et le contexte dans lequel elles surgissent. C’est un Foucault pensant et expérimentant différents champs d’investigation qu’on rencontre à travers ce livre, un Foucault en mouvement qui hésite, s’interroge, change la direction de ses recherches, semble parfois même se contredire.

Mais présenter ce Foucault en mouvement permet à l’auteur de mettre au jour la cohérence de cette pensée. Alors qu’on a pu trop souvent dire que Foucault changeait de méthode ou de thème de recherche à cause d’échecs successifs qu’il aurait rencontrés, Judith Revel montre comment ses retournements, ses virages sont pour Foucault l’occasion de ne jamais en rester à un résultat fixe qu’il aurait pu considérer comme le dernier mot de sa pensée. On distingue ainsi souvent des périodes dans la pensée de Foucault : les années 1960 verraient la mise à l’œuvre d’une "archéologie", dont l’échec serait la cause d’une "généalogie" dans les années 1970, qui seraient également des années au cours desquelles Foucault s’intéresse de plus en plus au pouvoir. Au Foucault des années 1970, on opposerait brutalement celui des années 1980, qui passerait comme sans transition de l’étude de la gouvernementalité à l’invention de soi, renouant avec l’idée de "sujet" qu’il s’était pourtant ingénié à faire disparaître bien des années auparavant. L’idée de Judith Revel est de dire que, si les thèmes et les méthodes d’analyse de Foucault semblent hétérogènes, différents, sans lien continuel entre eux, c’est à cause de la cohérence même du projet Foucaldien : l’objet de l’étude de Foucault est une réalité hétérogène, discontinue, la cohérence de son étude requiert donc des approches hétérogènes, discontinues. Aussi Judith Revel propose-t-elle de retracer la progression de la pensée de Foucault en montrant quels liens unissent ces périodes. De plus, la diversité des textes écrits par Foucault – et leur hétérogénéité – : articles, conférences, cours, livres publiés entretiens, etc. montre aussi une forme de discontinuité que relève Judith Revel, elle permet aussi de mieux cerner les hésitations, les progrès dans l’avancée de la pensée de Foucault. Judith Revel énonce ainsi son projet : "Il s’agira avant tout de montrer que cette cohérence existe, même si elle est complexe ; et que la difficile construction qu’elle implique – malgré les très nombreux changements dont elle est émaillée, qu’ils soient méthodologiques ou conceptuels – possède une profonde articulation. Il sera donc nécessaire de reprendre toute la périodisation traditionnellement adoptée (afin généralement de rendre le travail de Foucault "identifiable") ; de se demander également à partir de quels clivages et de quelles oppositions un véritable système de morcellement a été établi par les commentateurs".  

Judith Revel commence par s’intéresser au thème chronologiquement premier dans l’œuvre de Foucault, pour montrer l’importance qu’il accorde déjà à la notion de discontinuité: la question de l’auteur en littérature et l’approche d’une littérature dans laquelle l’identité est rendue possible non par la continuité ou la constance d’une conscience, mais par la métamorphose permanente. Ce qui intéresse Foucault en littérature c’est la tentative de faire du changement le principe même de l’identité.

Parce qu’il efface la distinction entre texte littéraire et texte document, Foucault va prendre en compte toutes les traces humaines d’une époque, les documents. Comme aucun principe de permet de hiérarchiser entre elles ces différentes traces, ces traces discontinues, hétérogènes, la seule possibilité de former un ensemble, une structure, c’est bien de repérer les éléments invariants, communs à ces traces. Foucault appelle "discours" ces grandes unités d’énoncés qui obéissent à des règles communes malgré leur hétérogénéité. Une telle approche semble exclure l’histoire qui imposerait comme a priori la chronologie, le découpage temporel pour classer ou hiérarchiser ces différentes traces, et le projet de tout expliquer, de rendre compte de tout par un déterminisme historique. En effet, Foucault rejette l’idée du sujet qu’on trouve dans la philosophie classique en raison de son anhistoricité et de sa prétention absolue à une forme d’autonomie : le sujet de la philosophie (le sujet cartésien par exemple) a l’illusion de se créer lui-même, il est libre et est l’auteur de ses représentations. Son approche des traces discontinues qui révèlent des invariants, des structures pourrait laisser croire qu’il adopte la méthode du structuralisme. Mais il va rejeter le structuralisme qui d’après lui accorde autant de privilège à l’entité "structure" que la philosophie classique en accordait au sujet. Il lui faut réussir à intégrer l’histoire à l’étude des traces hétérogènes : comment rendre compte de la dimension historique de ces traces dont la structure semble être le seul élément commun, sans soumettre en quelque sorte arbitrairement ces traces à une hiérarchie préétablie : la chronologie et l’idée d’une histoire qui expliquerait tout, une histoire absolument englobante ? Pour rendre compte de la spécificité du discours et de son émergence par rapport à ce qu’on entend habituellement par histoire, Foucault parle d’archéologie. Qu’est-ce que l’archéologie ? L’archéologie, contrairement à l’histoire qui prétend expliquer linéairement la causalité de tout ce qui arrive par une série de déterminations (matérielles, spirituelles, etc.), étudie non pas l’évolution chronologique des idées ou des évènements, mais des périodes précises isolées en quelque sorte des périodes précédentes et postérieures : ce qui intéresse Foucault, c’est l’émergence d’une distinction, un évènement qui entraine une nouvelle façon ordonnée de voir et de classer les choses, qui apparaît à un moment donné et donne une unité à un discours. Par exemple, le partage historiquement daté entre raison et déraison ouvre sur une période mettant en œuvre un nouveau discours sur la folie et corrélativement de nouvelles pratiques à son égard. Or un double dépassement va s’opérer quand Foucault passe d’une "archéologie" à une "généalogie", héritage de sa lecture de Nietzsche : d’une part la lecture des traces historiques sera orientée vers plus de subjectivité et d’autre part l’archéologie sera prolongée par une recherche sur l’actualité du discours étudié. Il ne s’agira plus de délimiter dans le temps une époque dans laquelle était à l’œuvre un certain système d’énoncés et de pratique, mais de voir comment aujourd’hui encore certains discours, à l’émergence desquels on peut remonter, agissent.

Après l’analyse de la généalogie foucaldienne, et en particulier de sa mise en question du champ discursif, Judith Revel montre que le choix de Foucault de passer à une analytique du pouvoir est à penser non pas comme un changement de direction dû à des impasses dans son propre questionnement ou lié à sa méthode, mais à concevoir comme le prolongement exigé par ce que ses analyses précédentes ont mis au jour. L’expérience du GIP menée par Foucault l’amène à un changement de perspective : il ne conçoit plus l’enfermement, comme dans Surveiller et punir, comme un discours, dont la généalogie rend compte, mais il voit comment ces discours rendent possibles, conditionnent, une objectivation des détenus, et comment en retour on peut s’essayer à penser une re-subjectivation. En effet, la généalogie et l’archéologie mettaient en évidence des réseaux et des jeux de pouvoir : la prison et l’enfermement révélaient certains mécanismes de pouvoir. Par elle, on faisait des prisonniers un objet d’étude (pour les sociologues par exemple), en passant sous silence la subjectivité et la singularité de chaque détenu, et sur la façon dont chacun d’eux se constituaient une subjectivité. Et la généalogie relevait des évènements qui avaient ouvert des époques dans lesquelles avaient changé certaines représentations rendant possible le système de la prison. La philosophie de Foucault va franchir une étape lorsqu’elle ne s’intéressera plus seulement aux évènements rendant possible un "discours" sur la prison, mais quand elle s’attachera à étudier les mécanismes de pouvoir à l’œuvre dans le discours. De quel pouvoir s’agit-il ? Pour Foucault, le pouvoir n’est pas, loin s’en faut, réductible à la question de l’Etat et ce qu’il était traditionnellement pour la pensée politique. Le pouvoir se donne notamment sous différentes formes, qui varient en outre selon les époques : la norme, la discipline (qui ne s’applique qu’à des individus), le contrôle (qui s’applique, lui, à des populations), biopouvoir, etc. soigneusement expliquées par Judith Revel. La notion de pouvoir est labile, fuyante, protéiforme. C’est donc cette prise de conscience qui va orienter les travaux de Foucault consacrés au politique.

Et à partir de là, on comprend mieux pourquoi ce qu’on appelle d’ordinaire le "dernier" Foucault va se tourner au début des années 1980 vers le problème du souci de soi. En effet, après être passé de l’étude des "discours" à leur portée en terme de pouvoir qui peuvent dé-subjectiver et re-subjectiver les hommes, Foucault consacre les dernières années de sa vie à réfléchir à une façon nouvelle d’être soi, sinon en dépit des jeux de pouvoirs qui nous subjectivisent en permanence, du moins en essayant de s’opposer à eux (et Foucault tente de penser les conditions et le sens d’une résistance au pouvoir). Le souci de soi est alors à penser comme une façon nouvelle, quoique reprise de la tradition antique, d’être soi, malgré les champs de pouvoirs qui nous investissent en permanence. Ce qu'on comprend, c’est que la réflexion de Foucault rejette le sujet de la  "philosophie du sujet", un sujet qui serait fondé sur une sorte d’identité, de conscience psychologique. Mais il esquisse une autre manière de concevoir la subjectivité, comme résultat de productions historiques. Il n’y a aucun sujet anhistorique et autosuffisant, mais il y a des subjectivités produites par des processus de subjectivation : des pratiques, des connaissances, des techniques de soi. Cette question de la subjectivation appartient, et c’est ce qui, en quelque sorte, conforte et corrobore finalement l’unité et la cohérence de la pensée de Foucault, "à la fois à la description archéologique de la constitution d’un certain nombre de savoirs sur le sujet, à la description généalogique des pratiques de domination et des stratégies de gouvernement auxquelles on peut soumettre les individus, et à l’analyse des techniques à travers lesquelles les hommes, en travaillant le rapport qui les lie à eux-mêmes, se produisent et se transforment.".   Traversés de part en part par des pratiques, des discours et des pouvoirs, les individus sont construits et se construisent comme des objets. Mais les dernières analyses de Foucault réfléchissent sur les différentes techniques de soi qui permettent de tendre à une sorte de maîtrise de sa propre existence, de dégager une forme d’insoumission que Foucault appelle "résistance", c’est-à-dire, pour les sujets investis par des pouvoirs, de se transformer et de réagir.

Judith Revel reprend assez précisément, quand elle veut définir des concepts foucaldiens, des définitions qui se trouvent déjà dans son Vocabulaire de Foucault. Elle approfondit ses analyses en montrant comment des lectures ou des influences marquantes peuvent expliquer la genèse de certains thèmes ou de certains questionnements foucaldiens : sont ainsi mis au jour avec une grande pertinence l’apport pour Foucault des lectures de Nietzsche, Canguilhem, Marx, Blanchot et Bataille. La démonstration qu’elle propose de la cohérence de la philosophie de M. Foucault, dans ses retournements et ses discontinuités, dans ses évolutions et sa progression est tout à fait convaincante. Elle allie la clarté de l’explication à une excellente connaissance de l’ensemble du corpus foucaldien, et à de féconds rapprochements entre Foucault et les penseurs qui ont pu avoir sur lui une grande influence