Avec passion et rigueur, Emmanuelle Lallement décrit et analyse avec acuité la dynamique marchande ainsi que les situations qui “font” Barbès. Un document précieux. 

À l’heure où l’anthropologie investit les terrains contemporains et notamment les territoires urbains, l’ethnologue Emmanuelle Lallement nous offre, à travers cet essai, une visite dans l’infra-ordinaire du quartier Barbès. S’inscrivant dans les sillons tracés par Michèle de La Pradelle et ses travaux sur les marchés de Carpentras, l’auteure déconstruit le quartier Barbès à travers l’étude de l’une de ses principales dimensions, la dynamique marchande. À l’aide d’une description fine des situations et d’une analyse pertinente des actes et des relations sociales, l’auteure révèle cette urbanité qui prend forme dans l’association du commerce et du multiculturalisme.

 

 

Qu’est-ce que Barbès ?

Comment décrire et analyser ce quartier, devenu mythique et dans lequel tellement de gens différents aiment à se retrouver ? Guidée par l’interrogation, "qu’est ce qui fait Barbès ?", l’auteure cherche à travers cet exercice de description, à dégager "les processus concrets et symboliques de production des situations sociales, saisies in situ ", et finalement à comprendre comment se produit Barbès comme "situation sociale particulière dans la ville. Comme l’auteure le précise, elle a tenté tout d’abord, à travers ses balades récurrentes de "circonscrire un espace", ce à quoi s’est ajouté l’ambition "de comparer telle rue avec telle autre, de dégager la spécifcité de tel type d’activité commerciale par rapport à tel autre, de découvrir des sous-ensembles dans un ensemble."

Les différents entretiens réalisés révèlent qu’à l’encontre de nombreux quartiers qui réfèrent à un mode d’habiter collectif, Barbès ne se saisit pas comme une unité mais comme une pluralité de modes de vie, de perceptions et de sentiments d’appartenance. N’étant pas refermé sur lui même, aucune délimitation spatiale claire du quartier ne semble prédominer, ce qui a incité l’auteur à explorer d’autres dimensions telles que l’histoire ; "si Barbès ne semblait pas alors pouvoir faire l’objet d’une délimitation physique précise, ni de façon administrative, ni dans les discours, l’histoire, quant à elle, faisait-elle état d’un quartier nommé "Barbès" ? Avait-il au moins une identité créée à partir d’une histoire locale qui serait connue de tous ? Or ni dans la littérature ni dans les document d’archives, Barbès n’apparaît pas en tant qu’unité de quartier, "si Barbès est le grand absent de l’histoire des quartiers parisiens, Montmartre en est en effet le grand vainqueur."

L’explication se trouve notamment dans le fait que "Barbès n’est pas un territoire de vie, ni d’appartenance mais un territoire d’actions." Barbès apparaîtrait même  comme une figure opposée à celle du quartier-village. À Barbès, "les relations se font le plus souvent entre inconnus et dans un relatif anonymat. De même, la sociabilité y est fugace et se limite bien souvent au temps de la transaction marchande." Ainsi, la marchandise, qu’elle soit vendue, achetée ou simplement observée, constitue le point commun à de nombreux visiteurs extérieurs à Barbès. 

 

La marchandise comme attraction 

Sans être un marché dans son acception classique, il est évident que la marchandise joue un rôle important dans le fonctionnement du quartier. Barbès fonctionne en effet sur différentes logiques du marché et "l’observateur voit bien qu’ici il s’agit par tous les moyens de "faire marché". Si l’échange constitue une caractéristique fondamentale des logiques marchandes, cet échange ne peut être pensé à Barbès sans les objets. Ceux-ci font totalement partie de l’ambiance de Barbès, et c’est une des raisons pour laquelle l’auteure s’intéresse à la "la manière dont, dans la situation marchande que constitue Barbès, les vendeurs disposent et vendent les objets, aux effets que provoque ce dispositif et la dynamique relationnelle qu’il favorise." Avec finesse, Emmauelle Lallement décrit alors les vitrines ainsi que l’étalement des stocks sur les trottoirs et tente d’expliquer les stratégies de présentation des objets : "ici ce n’est pas un travail de sélection des objets qui prévaut mais bien un travail d’accumulation." La présentation en vrac, les prix écrits à la main sur les étiquettes, tout cela participerait également de l’apparence douteuse et informelle des objets, "c'est à se demander si un des principes de séduction des objets de Barbès ne consiste pas à jouer, voire à surjouer, l’origine douteuse."

 

Au royaume du multicuturalisme

Tati parsème évidemment l’ensemble du texte comme symbole du multiculturalisme présent à Barbès. Si "les magasins Tati attirent une foule aussi cosmopolite, mettant en présence des individus qui, ailleurs dans la ville, ne se seraient pas rencontrés, c’est qu’ils ont en commun le fait même d’acheter à bas prix, et au-delà de leurs différences sociales et culturelles, de vivre ce type d’expérience sociale." Ce multiculturalisme souvent associé à Barbès, serait totalement intégré à la dynamique marchande du quartier et participerait même de sa particularité. Si chaque client est traité de la même manière, les différences culturelles ne sont pas pour autant annihilées, elles deviennent au contraire une des dimensions de l’échange marchand. L’auteure montre alors que les relations qui dirigent l’échange entre marchands et clients, sont souvent basées sur des stéréotypes culturels. Le "registre communicationnel à l’oeuvre à Barbès semble faire de la différence une des cartes à jouer pour bâtir une sociabilité marchande efficace (...) l’échange marchand, en ce qu’il pose les partenaires dans une égalité active et formelle, ouvre un champ de relations où les signes distinctifs, et notamment ethniques, sont manipulés de sorte qu’ils deviennent le lot commun à tous, un fond commun aisément partageable et modulable à l’envi. C’est la forme sociale que prend ici l’échange marchand." À Barbès, "c’est précisément la popularisation de la différence qui est le fonds de commerce et forme l’espace social que l’on désigne sous ce nom. Et parce que chacun y trouve de son identité, chacun accepte d’être traité de façon équivalente mais également, parce que chacun y est traité de la même manière, chacun peut y affirmer une identité." Basé sur le multiculturalisme, les relations marchandes constituent donc à Barbès une expérience urbaine  qui donne sa particularité au quartier. 

 

Barbès, un concentré de métropole ?

Attirant des individus extérieurs au quartier, ce sont majoritairement des inconnus qui se pressent à Barbès et c’est "précisément cette concentration à la fois éphémère mais habituelle qui produit cet espace social." Loin du mythe du quartier-village, il s’agit davantage d’un espace anonyme. Le  "turnover des commerçants, sans compter leur désintérêt à jouer le jeu de la reconnaissance du client habitué ou occasionnel, ne favorisent pas non plus l’interconnaissance." Ainsi, à l’image de la métropole, Barbès constitue un espace d’invisibilité et de visibilité, "d’anonymat ou de reconnaissance relative" au sein duquel la proximité et la distance se combinent dans les pratiques sociales. En ce sens, Barbès constitue donc un concentré  de métropole et représenterait l’urbanité contemporaine, associée ici aux dimensions multiculturelles et marchandes. Malgré ses spécificités qui en font souvent un espace à part, ce quartier permettrait finalement d’analyser la ville contemporaine à l’heure de la mondialisation, des échanges et des mobilités. L’auteure conclue d’ailleurs en s’interrogeant sur l’universalité d’une telle forme urbaine, à savoir si le phénomène urbain ne produit-il pas finalement "un peu partout, avec chaque fois des singularités locales, une forme multiculturelle et marchande qui fait se rassembler, selon un mode égalitaire éphémère et infra-politique, ceux qui ne se ressemblent pas" que ce soit à Turin, à New York ou à Rio ?

À rechercher et à révéler l’urbanité dans cette forme sociale particulière qu’est l’espace marchand multiculturel de Barbès, Emmanuelle Lallement ouvre de nouvelles pistes d’appréhension de l’urbain contemporain. Transmis avec passion et rigueur, et porté par une écriture agréable, l’analyse du quartier Barbès qu’offre cet essai, constitue un document précieux. Que ce soit pour les flâneurs urbains, les ethnologues, les curieux ou même les urbanistes, cet ouvrage donne du sens aux dynamiques marchandes de Barbès que l’on observe souvent en passant, sans en saisir toutes les significations. À la suite des travaux de Michel Agier, de Marc Augé ou d’Anne Raulin entre autres, cet essai révèle que l’anthropologie des territoires contemporains a décidemment beaucoup à apporter aux études urbaines