Un essai engagé sur tout ce qui oppose radicalement les deux personnalités les plus polémiques d’Amérique Latine aujourd’hui, avec un diagnostic définitif : de cette confrontation de styles de leadership, c’est la Colombie uribiste qui s’en sort haut la main.

Depuis qu’ils ont tous deux été réélus, Alvaro Uribe   et Hugo Chavez font l’objet de comparaisons constantes. Que ce soit pour souligner les traits "néo-populistes" des deux gouvernements, ou pour insister sur le grand fossé idéologique qui les sépare, le binôme Uribe-Chavez est devenu une référence incontournable lorsqu’il est question des clivages gauche-droite de l’Amérique latine des années 2000. Les deux présidents seraient les figures idéal-typiques des deux principales tendances politiques latino-américaines actuelles, c’est du moins ce que suggère le titre de cet ouvrage. Stephen Launay s’essaie à l’exercice de la comparaison des deux leaders politiques, en choisissant de souligner tout ce qui les oppose. La conclusion qu’il en tire est claire : c’est la voie suivie par Uribe qui est la meilleure. Ce parti-pris guide l’ouvrage, et les lecteurs qui sont à la recherche d’une comparaison équilibrée des deux gouvernements risquent d’être déçus. Cependant, cet essai permet au lecteur néophyte de comprendre de nombreux aspects de l’actualité politique andine.

 

Une confrontation structurelle


Dès l’introduction, le ton est donné : la référence au "jeu du poulet" de la guerre froide est utilisée pour décrire le type de confrontation que la Colombie et le Venezuela entretiennent. En Amérique latine, l’animosité colombiano-vénézuélienne oriente les relations diplomatiques de tous les pays. Pour expliquer comment la région est arrivée à cette situation, l’auteur veut s´éloigner d’une analyse stratégique classique de relations internationales, pour se concentrer sur les deux parcours politiques croisés : motivations idéologiques, système politique, style et conséquences de l’action des deux présidents après plus de huit années au pouvoir. L´ouvrage est construit en deux parties, consacrées l’une au Venezuela et l’autre à la Colombie.

Pourtant, la lecture du livre permet d’observer qu’une plus grande importance est attribuée à l’analyse du régime vénézuélien. Alors que huit chapitres sont dédiés au gouvernement chaviste, seulement cinq explorent les différentes dimensions du gouvernement uribiste, complétés par deux chapitres dont le but est d’expliquer le rôle joué par le Brésil et par les Etats-Unis dans cette guerre froide régionale. Un épilogue fait ensuite le bilan de la comparaison.

 

Le moment Chavez


Dans quelle mesure peut-on dire que Chavez marque une rupture dans l’histoire politique vénézuélienne ?  Afin de répondre à cette question couramment posée, l’auteur retrace en détail l’histoire de ce qu’il appelle la "religion patriotique bolivarienne" du Venezuela, prônée par Chavez. En remontant à l’indépendance du pays, l’auteur démontre que le culte de Bolivar n’est pas un produit chaviste. Mythe fondateur de la nation, il est plutôt un outil de contrôle politique qui a évolué au cours de l’histoire vénezuelienne en s’adaptant aux intérêts des hommes politiques. Utilisée davantage par les dictateurs que par les démocrates vénézuéliens, la religion patriotique bolivarienne serait teintée de fascisme. Stephen Launay évoque les éléments qui rapprochent le fascisme bolivarien du régime de Chavez, et explore les tensions présentes dans le bolivarianisme actuel, telles que les références simultanées à Bolivar et à Marx. Beaucoup d’attention est accordée à la doctrine chaviste du socialisme du XXIe siècle, et à son rapport au régime politique : l’auteur défend l’hypothèse selon laquelle cette idéologie phagocyte le régime. La personnalité du président serait plus déterminante que les règles de fonctionnement du pouvoir.

Produit de la crise du système politique et économique des années 1990 au Venezuela, Chavez est arrivé au pouvoir grâce à l’affirmation de l’armée. L’émergence de leaders militaires en contexte de crise est un phénomène récurrent dans l’histoire du pays. Il conviendrait ainsi de situer Chavez dans la continuité de ses prédécesseurs (sauf le démocrate Romulo Betancourt) et de reconnaître que le bolivarianisme chaviste n’est qu’un "Bolivar de poche", rapiécé, qui disqualifie l’histoire démocratique récente du Venezuela. Selon Stephen Launay, la militarisation et la démocratie participative sont les éléments qui complètent la trinité "caudillo-armée-peuple" du Venezuela actuel. La forte militarisation de la vie politique et économique rapproche la nation de la "structure d’une caserne"   , tandis que la participation et ses dispositifs, ne font que renforcer la concentration des pouvoirs autour du président. En cherchant à le remplacer, la démocratie participative discrédite et fragilise l’héritage de la démocratie représentative.

Le bilan dressé par l’auteur de l’action de Chavez au pouvoir est fondamentalement négatif : détérioration institutionnelle et économique, politiques sociales insoutenables, inefficacité des entreprises nationalisées, politique étrangère incohérente. Il revient aussi sur les différentes controverses et la forte polarisation nationale qui ont émergé sous le gouvernement Chavez : conflits avec l’opposition, coup d’Etat de 2002, conflit avec les médias, et fermeture de Radio Caracas Télévision (RCTV). Launay insiste enfin sur le caractère paradoxal de cette révolution d’une gauche radicale qui s’appuie sur la rente pétrolière pour se perpétuer au pouvoir.

 
La marque Uribe


En contrepartie, l’auteur défend la position selon laquelle le gouvernement d’Uribe a obtenu de grandes réussites en dépit de la grave crise politique que vivait le pays.  Cette deuxième partie, contrairement à la précédente, accorde moins d’attention à l’idéologie du leader, pour se consacrer plutôt à l’examen des actions du gouvernement et de leurs répercussions pour  les  acteurs politiques  du conflit armé colombien. L’accent est alors mis sur les succès du gouvernement obtenus grâce au plan de sécurité démocratique mis en place par Uribe, dont l’objectif est de renforcer et de garantir l’Etat de droit sur tout le territoire, notamment à travers l’accroissement des forces armées et la confrontation directe avec les guérillas. Selon l’auteur, ce plan a eu des résultats significatifs, tant au niveau militaire qu’économique et social. Grâce au plan Colombie, l’armée s’est renforcée et a obtenu de nombreuses victoires contre des guérillas tombées dans le brouillard. D’autre part, il y a eu une démobilisation des paramilitaires, malgré les problèmes que leur réinsertion pose pour la société colombienne. Dans le dernier chapitre consacré à l’analyse de la situation colombienne, il est question de cette société et de la présence, en son sein, d’un paradoxal "civilisme colombien"  issu de la haute culture juridique du pays et qui aurait survécu à plus de quarante années de conflit. Cette traditions civiliste colombienne, absente au Venezuela, serait la clé de la réussite du modèle colombien fondé sur le respect des institutions.

Stephen Launay soutient que le gouvernement Uribe a sorti la Colombie du gouffre   . Contrairement au cas de Chavez, nous ne serions pas en présence d’un caudillo. L’auteur souligne à plusieurs reprises que les tentations autoritaristes des politiques colombiens sont de toute façon strictement limitées par les institutions. Il insiste fortement sur l’indépendance de celles-ci, et notamment sur celle de la Cour Suprême, qui a freiné plusieurs projets de l’exécutif au cours des huit années du gouvernement Uribe.

 

Un parti-pris très tranché ?


En cherchant à démontrer à quel point les gouvernements de Chavez et d’Uribe s’opposent, cet ouvrage se heurte à certains écueils qui limitent la force de la démonstration. Le bilan des deux gouvernements mérite d’abord d’être nuancé dans les deux cas. À titre d’exemple, nous nous limiterons à commenter l’étude du cas colombien, qui dresse un bilan très positif du gouvernement Uribe et qui minimise ses nombreux aspects négatifs. La situation critique des quatre millions de citoyens déplacés par le conflit armé est évacuée en trois lignes   . La question des "faux positifs", des dizaines d’exécutions extrajudiciaires perpétrées par l’armée, qui faisait passer des civils pour des membres des FARC afin de présenter de "bons résultats" à l’opinion publique, n’est évoquée que dans un seul paragraphe   . L’auteur cite à peine les importantes controverses concernant la corruption des services de sécurité colombiens (le DAS), reconnus coupables d’écoutes téléphoniques illégales auprès de membres de l’opposition, de journalistes, et de membres des cours de justice, constamment dénoncés depuis 2006.  Il insiste avec emphase sur l’indépendance et la séparation des pouvoirs colombiens. Cependant, jamais autant de scandales de corruption politique n’avaient entaché l’image du Congrès, du cabinet des ministres et du pouvoir judiciaire. S’il est vrai que la Cour Suprême a  "tenu bon" face aux uribistes et a finalement bloqué le projet de référendum pour une troisième réélection du président Uribe, il faut cependant reconnaître que ce n’est pas faute d’avoir essayé : le passage par la Cour était la dernière étape d’un long processus ponctué de polémiques et de scandales. Pendant plus de deux ans, le projet réélectionniste traverse toutes les institutions politiques colombiennes, avant d’être rejeté pour vices de procédure. D’autres exemples de fragilisation institutionnelle peuvent être cités. Il est donc dommage que l’auteur n’ait pas jugé opportun de développer ces éléments dans son analyse, qui cherche pourtant à établir un bilan des gouvernements de Chavez et d’Uribe.

L’auteur évite soigneusement de recourir aux étiquettes passe-partout de "populisme" et de "néo-populisme". S’il est vrai que ces notions ont été vidées de leur sens à force d’être trop utilisées, il est difficile de parler de "trinité caudillo-armée-peuple" sans faire référence aux régimes populistes des années 1930-1940 en Amérique latine et aux nombreux textes publiés à ce sujet. N’est-on pas en présence du même type de trinité en Colombie ? En évitant de parler de néo-populisme, l’auteur se prive de développer certains aspects intéressants du type de pouvoir exercé par les deux présidents, tels que leur personnalité charismatique et la construction d’un rapport particulier au "peuple", notamment à travers l’utilisation des médias. Aucune mention n’est faite des programmes médiatiques respectifs des deux présidents. Même s’il s’agit de sujets maintes fois évoqués dans la presse et dans les débats politiques concernant les deux leaders, une analyse approfondie de cet aspect de leur leadership aurait été intéressante dans un ouvrage défendant la position selon laquelle tout oppose Chavez et Uribe.

Il faut souligner ensuite que le titre du livre prête à confusion : en effet, l’auteur ne cherche pas à démontrer qu’il n’existe que "deux voies politiques" pour l’Amérique Latine. D’ailleurs, il ne parle que peu des autres pays de la région, à part pour souligner le rôle de modérateur du Brésil dans un chapitre annexe. Les politiques des pays latino-américains ne se bornent pas à l’opposition binaire gauche-droite dont les deux leaders étudiés ne sont que les symboles les plus connus. D’autres simplifications se retrouvent dans les expressions utilisées : peut-on réduire le président équatorien Rafael Correa à "un poulain de Caracas"   , et affirmer que Chavez n’est pas de gauche, car "il est avant tout chaviste, c’est-a-dire d’abord antidémocrate et egocentrique" ?   . L’analyse fine et détaillée que l’auteur fait des confusions idéologiques du gouvernement chaviste se retrouve fragilisée par ces jugements personnels.  

Finalement, la comparaison souffre d’un certain déséquilibre. Par exemple, alors que la première partie, plus importante, se concentre sur les fondements de l’idéologie chaviste, la deuxième n’accorde qu’une place limitée aux idées qui sous-tendent le gouvernement uribiste, pour insister sur les faits. Même si l’objectif de l’auteur est de démontrer que c’est là que réside la principale différence entre les deux leaders, l’un n’étant qu’un idéologue raté alors que l’autre a traduit son programme en actions concrètes, une vraie comparaison des caractéristiques des deux gouvernements aurait enrichi la démonstration et permis d’apprécier et de mieux comprendre leurs similitudes et leurs différences. Construire l’ouvrage "en miroir", en comparant les mêmes variables dans les deux cas, permettrait de dépasser la polarisation qui se retrouve aujourd’hui dans les publications concernant la question des clivages idéologiques latino-américains.