Un livre-entretien juste dans le constat des peurs d’aujourd’hui, frôlant catastrophisme pour en tirer de la pertinence, et stimulant intellectuellement.

Philosophe et urbaniste, Paul Virilio, est connu pour être le penseur de la vitesse et de la technologie. Dans ce livre-entretien, L’administration de la peur, il pose la question de la multiplicité de nos peurs contemporaines. Causes et conséquences. L’argument est le suivant : la croyance en ce qui fut la toute puissance de la science ou de la politique s’est trouvée noyée par un sentiment de peur, d’hystérie individuelle et collective, devenu, pour les citoyens, un monde, un réflexe. Un deuxième argument prolonge ce constat : il y a, actuellement, pour les élites politiques, fortement démunies face à la libéralisation des échanges, la tentation de mener une politique de gestion, une administration de la peur dans ses facettes sécuritaires et sanitaires. Ces représentations du monde contemporain sont, pour Paul Virilio, façonnées par trois grandes évolutions : la bombe atomique, la bombe "informatique" et enfin la bombe "écologique".

 

Comment en est-on arrivé là ?

La bombe atomique nous a d’abord appris que la mort pouvait frapper globalement, partout et à n’importe quel moment. Mais elle a surtout, de manière plus implacable, favorisé la reformulation de toute politique comme politique d’exception. De fait le constat d’une démocratie réelle impossible : l’exception de toute chose devenant la règle explicite et admise par l’Etat, capable de définir les menaces et de justifier l’emploi de mesures au-delà des normes de prise de décision et de responsabilité communes. Elle a aussi été le symbole, extrêmement fort, de la manière dont la science se trouva non plus autonome, mais progressivement subordonnées à des complexes "militaro-industriels", des logiques militaires et industrielles. Cette politique d’exception, ou "équilibre de la terreur", se trouve aujourd’hui actualisés et reformulées, pour Paul Virilio, par la perception fragmentée du terrorisme international et la mise en danger de milliers de citoyens. 

 

Deuxième évolution, la bombe informatique ou l’action des médias de masse modifie le rythme des actualités et le rapport à la peur. "Cette bombe, découlant de l’instantanéité de nos moyens de communications, et notamment de la transmission de l’information, a un rôle éminent dans l’établissement de la peur au rang d’environnement global puisqu’elle permet la synchronisation de l’émotion à l’échelle mondiale». Alors que le XXème siècle se caractérise par la standardisation des opinions publiques, le début du XXIème siècle se singularise par une synchronisation des émotions au même moment dans des endroits différents. Autrement dit, elle signifie une domination du "temps réel" sur "l’espace réel". Cela pour le meilleur, la générosité commune devant les catastrophes (tsunami, Katrina), ou pour le pire, le passage de la réflexion élaborée dans le temps au "réflexe conditionné". 

 

Pour Paul Virilio, la troisième évolution se trouve justement du côté de ce qu’il appelle "la bombe écologique" : tsunami en 2004 et Katrina aux Etats-Unis en 2005, changement climatique. La catastrophe ou le risque de toute catastrophe se généralisent et conditionnent notre fragilité au monde. D’une part, elle ébranle de manière très concrète, explicite et quotidienne notre conviction que l’homme est au centre de la nature, sa toute puissance et l’idéologie du progrès à tout prix ; ensuite, elle témoigne pour les uns et les autres d’un sentiment d’enfermement du monde ou de "claustration" face à la répétition et la similitude des catastrophes dans un monde explicitement clôt ; enfin ils accompagnent à petite échelle de vous à moi des phénomènes de replis sur soi autour de la sécurité corporelle ou l’hygiénisme, la notion de progrès abandonnée collectivement devenant un enjeu plus intime de préservation de soi. 

 

Pour Paul Virilio un moment essentiel de la réflexion sur l’espace et la peur est de considérer que  la maîtrise du pouvoir est liée à la maitrise de la vitesse. "La vitesse, c’est le pouvoir, l’essence du pouvoir". Une démonstration en trois temps : la politique est désormais toujours en retard sur l’économique, les lieux et la vitesse de ces flux financiers, ce qui est le symbole d’une soumission du politique à l’économique ; cette faiblesse et cette impuissance des élites politiques pour la protection des citoyens, pour la sécurité d’un emploi, pour la possibilité du bien être, conduit ceux-ci à mener une politique de la peur, dans sa communication, ses procédures, sous ses différentes formes ; de fait, elle conduit plus précisément à une surenchère dans la définition et l’urgence des menaces, autour du terrorisme, de l’immigration, du sanitaire, et une exacerbation des fonctions régaliennes de l’Etat, police, armée, pour légitimer des élites au pouvoir   .

Dans le même temps, la maitrise de la vitesse échappe elle-même aux individus qui expriment une attente, une demande de gestion de la peur, une prise en charge du psychologique par le politique. Ceux-ci, livrés à eux-mêmes par la disparition des grands récits du XXème siècle, des utopies, et la prédominance plus ou moins explicite du libéralisme, sont devenus atomisés, isolés, et plus vulnérable aux trois grandes crises. Engagés dans un processus de globalisation, nous sommes également projetés dans un individualisme de masse, la globalisation étant, pour Paul Virilio, une fractalisation selon la théorie fractale de Mandelbrot. Pour cette raison, le souci de soi, de son propre corps, de la réalisation de ses multitudes, devient l’ultime refuge, le narcissisme exacerbé des grandes solitudes. Nous sommes, pressés par la vitesse de la vie, le lieu d’une exceptionnelle occupation mentale : "Quelque chose se joue là, dans quoi la peur devient un élément constitutif du mode de vie, du mode de relation au monde des phénomènes." 

 

Première question. Quelle est alors la place réelle de la vitesse ? Cette place de la vitesse comme cause des changements n’est-elle pas surévaluée ? Pour Paul Virilio, la vitesse et la technologie, l’une étant accélérée par l’autre (ce que Paul Virilio appelle la dromosphère), ne sont pas neutres en ce qu’elles ont des impacts différenciées sur nos modes de vie et nos modes de pensés. La vitesse est un vecteur (accélération) autant qu’un catalyseur (augmentation et simultanéité) de la peur contemporaine.  Elle ne nous laisse aucunement la chance de reprendre le contrôle de nos vies, et le contrôle de la vie politique. Elle ne nous donne pas suffisamment de temps pour saisir l’expérience de la réalité dans ce qu’elle a de traumatisante, de répétitive, chaos organisé autour de la diffusion horizontale de l’actualité par les médias de masse. Et sa conséquence majeure : "Une perte du champ visuel et de l’anticipation de ce qui nous entoure réellement".

 

Deuxième question. Dans quelle mesure une menace existe-t-elle alors réellement ? N’est-ce pas encore une fois faire le jeu du catastrophisme que d’évoquer continuellement la métaphore de la bombe ? Pour Paul Virilio, la réponse est, d’abord, dans le constat de la modification du rapport au réel des individus et des Etats par l’augmentation du volume et la simultanéité de la vitesse. C’est elle qui réduit les contraintes de l’espace  pour augmenter les contraintes de l’absence de temps, et conditionne l’apparition de nouvelles règles du jeu : transparence, instantanéité, stress. C’est sur la base de cette contraction spatio-temporelle, et la disparition de l’espace devant le temps, du temps de la réflexion et du repos, de l’augmentation de la vitesse libérale, médiatique, répressive, qui sont des régressions du temps "libre", que l’on peut alors comprendre comment la prolifération de menaces fantasmées, de nouvelles peurs, se superposent à des menaces réelles.

 

L’intérêt de cet entretien avec Paul Virilio, en définitive, est de proposer des pistes de réflexion sur les effets de la vitesse, approchées sous l’angle d’un phénomène à la fois psychologique, physique et politique. Les exemples sont nombreux. Utilisation compulsive d’Internet, suicides au travail présenté comme des accidents psychologiques. Ce que remet en cause Paul Virilio, ce n’est alors pas le progrès en soi et pour soi, pour les autres, mais la "propagande" ou "l’idéologie du progrès"   . Et de pointer du doigt qu’une prise de conscience sur les moyens et les finalités de la science et de la technique est plus que nécessaire et urgente. Notamment sur ce que sont capables de supporter les gens dans leur corps, au travail et dans leur quotidien. Car "il faut prendre acte que la limite de la vitesse est atteinte. Urgent de varier les tempos. De se hâter lentement. De fonder une authentique économique politique de la vitesse". 

 

Une remarque, cependant, peut-être. Paul Virilio n’explore pas suffisamment le rapport entre la vitesse et l’aspect ludique du monde d’aujourd’hui, l’autre versant de l’administration de la peur : l’occurrence et la récurrence festive de toute jeunesse ou de toute vieillesse qui cherche à rajeunir. Paul Virilio, lui-même, souligne sa position : il ne croit pas à l’hédonisme. Pourtant, il semble que l’injonction "Jouir sans entraves", devenue dans la tournure des années "Jouir à tout prix", et la mise en scène de cette jouissance, soient intrinsèquement liées à une société de la peur. "Ne fait pas ceci, mais fait cela." Eros et Thanatos. Le livre de Slajov Zizek, La subjectivité à venir, évoque par exemple comment la figure du fantasme organise notre rapport au monde par la figure de l’Autre, ou comment la peur et la jouissance sont les deux facettes d’une même fable qui conduit au désenchantement, et à l’infantilisation des uns et des autres