Pourquoi la défaite française de 1940 ? Alistair Horne propose une analyse pertinente de ses origines tout en se révélant le témoin de son époque par le jugement sans ombre porté à l’encontre de l’armée allemande.
 

La campagne de France de mai-juin 1940 est une source de controverses sans cesse renouvelée et a généré une vaste historiographie portant aussi bien sur ses aspects politiques que militaires. Si l’ouvrage intitulé Comment perdre une bataille, France mai-juin 1940 d’Alistair Horne a ceci de particulier qu’il a été rédigé par un Britannique, il n’en demeure pas moins un récit extrêmement précis des défaillances politiques de la France d’alors. Ce livre se révèle à la lecture être le résultat d’un travail d’historien équilibré dont les analyses, bien que basées sur des sources limitées par rapport à aujourd’hui   montrent clairement une volonté de ne pas laisser libre cours aux passions et aux polémiques. Certaines limites se manifestent pourtant, essentiellement dans le jugement porté sur le caractère prémédité de la guerre éclair, aujourd’hui largement remis en cause par de nouvelles recherches   .

Le sujet principal de ce livre est la France, celle qui a gagné la guerre en 1918 au prix de d’énormes sacrifices, et qui en oublie les leçons dans les 20 années qui suivent, se retrouvant démunie en mai 1940.

L’état politique de la France au lendemain de la Grande Guerre

La première partie du livre, des chapitres 1 à 9, analyse la période de l’entre deux guerre sous un angle politique et militaire. Elle débute par la description du Défilé de la Victoire du 14 juillet 1919, présenté par Alistair Horne comme le symbole d’une France victorieuse mais meurtrie avec 1 315 000 soldats français décomptés morts soit 27% des 18-27 ans, le deuxième taux le plus élevé après la Serbie. Cette cérémonie et les émotions qu’elle porte sont à la mesure du sacrifice de la tranche de la population la plus active d’un pays toujours moins peuplé que l’Allemagne ; elle révèle également l’amertume face à une guerre qui a pris une ampleur que personne n’aurait pu imaginer quatre ans auparavant mais que tout le monde souhaitait ou acceptait comme inéluctable   .

Horne propose une analyse plus profonde de ce symbole. Montrant la victoire française, ce défilé condense aussi l’ensemble des illusions françaises après guerre   résumées par un Foch amer à la signature du Traité de Versailles, affirmant qu’il "ne [s’agissait] pas d’une paix, mais d’un armistice pour vingt ans"   . Faisant preuve d’une curieuse attitude mélangeant wilsonisme et pratique séculaire d’une diplomatie de cabinet subtile, la France triomphante mais amère n’imaginait alors pas que ses alliés puissent oublier ce sacrifice. La conviction que la puissance militaire allemande était cette fois brisée et que les réparations, estimées à 134 milliards de franc-or, achèveraient de soumettre ce pays, alliée à la croyance de la perpétuation de l’Entente en temps de paix allait être à la source de choix aux conséquences désastreuses en politique étrangère   , issus d’une doctrine militaire purement défensive, ruinant les espoirs de protection des nouvelles nations issues du démembrement de l’Autriche-Hongrie. Munich était déjà en gestation lors du vote des crédits pour la construction de la Ligne Maginot le 4 janvier 1930   .

Le point sans doute le plus marquant de cette partie concerne l’état politique de la France. Alistair Horne n’hésite pas à parler de guerre civile   après le 6 février 1934 et l’attaque de l’Assemblée Nationale par les ligues d’extrême droite qui lance le mouvement conduisant à l’élection du Front Populaire en 1936. Ce moment voit la cristallisation de toutes les peurs des forces conservatrices, favorisant un aveuglement vis-à-vis de la menace nazie, à l’exemple de François Coty défendant le slogan "Avec Hitler contre le bolchevisme"   . Ce contexte de fébrilité à également favorisé la peur de la "cinquième colonne"   , alimentée par le travail d’influence d’Otto Abetz à l’ambassade d’Allemagne à Paris, dont le cercle comptait entre autre Hélène de Portes, maîtresse officielle de Paul Reynaud. Ces éléments sont à la source de l’effondrement de la volonté combative française, espéré et anticipé par Hitler.

Ces faiblesses se synthétisent dans la vulnérabilité des hauts responsables militaires à la propagande nazie. Le découragement saisissait déjà les chefs de l’armée à l’idée d’affronter une armée allemande apparemment largement supérieure sur un plan technique et moral dès 1938   . La drôle de guerre et l’abandon de la Pologne ainsi que "l’offensive" en Sarre   achevèrent de détruire tout esprit combatif au sein des troupes, justifiant en retour l’attitude passives des chefs militaires.

Les conséquences sur la pensée militaire

L’analyse de Marc Bloch   qui présente des élites militaires françaises menant une guerre moderne avec une mentalité dépassée reste ici d’actualité. Le portrait qu’Horne fait de Gamelin ainsi que de l’ensemble du commandement suprême français alimente cette image de généraux coupés des réalités de la guerre moderne, minés par des rivalités personnelles et politiques et incapables de gérer une bureaucratie complètement inerte   . Ce tableau contraste fortement avec l’image de l’armée française de 1918, la plus prestigieuse et réputée la plus puissante et la plus moderne au monde   .

Mais le traumatisme de la "Der des der" et des classes creuses a résolument conduit à remettre en cause le dogme de l’offensive à outrance de 1914. Le souvenir de Verdun est le creuset de ce changement : avec 400 000 soldats tués en 10 mois, le mot de Pétain selon lequel "le feu tue" était accepté par tous. Le choix de la défensive semblait le seul raisonnable face à la puissance combinée des mitrailleuses et de l’artillerie. La résistance de vieilles fortifications à l’artillerie moderne, comme le fort de Vaux, a conduit à remettre la fortification au goût du jour dès 1922. La fortification face au feu et à la peur ancestrale d’une invasion par la frontière du nord-est, voila l’équation ayant conduit à l’adoption de la doctrine du "front continu"   érigeant le modèle tactique de la tranchée en dogme stratégique. Des fortifications continues, modernes et puissantes étaient vues comme la solution pour résister à toute nouvelle invasion.

La ligne Maginot est le résultat de cette pensée. Horne en fait le symbole des non sens accumulés par l’armée française   . Un non sens économique d’abord : 7 000 milliards de francs y furent consacrés entre 1930 et 1935, autant de ressources qui manquèrent à l’entretien et à la modernisation des forces armées. D’un point de vue de la conception ensuite : la présence de Lille et de son agglomération sur la frontière empêchait la poursuite de sa construction car il aurait fallu l’insérer au sein d’un territoire fortement urbanisé et industriel. Politiquement aussi : comment expliquer à la Belgique que sa frontière était bloquée par des fortifications ? Pour ces deux dernières raisons, la ligne ne fut pas poursuivie jusqu’à la mer et arrêtée aux environs de Sedan. Et enfin, militairement parlant : la mentalité défensive se propageant peu à peu, l’armée s’engourdissait, perpétuait des modèles tactiques obsolètes, aboutissant à la dissolution de l’outil formidable de 1919.

La question des chars en France   illustre parfaitement ce tableau. Pionnière dans ce domaine, la France n’a jamais su s’extraire des leçons de 1918 où le char était conçu comme un soutien à la lente progression de l’infanterie face aux fortifications de campagne. Equipées des chars lourds B1, lents, à faible autonomie et handicapés par un armement trop faible, les Divisions Cuirassées (DCr) françaises se retrouvèrent paralysés par des chars allemands moins puissants mais plus rapides et mieux coordonnés. La destruction de la 3ème DCr   illustre bien la réussite de la Wehrmacht forgée par von Seeckt et Guderian   qui ont tout misé sur la rapidité et la concentration des feux terrestres et aériens pour saturer les capacités de combat ennemies.

Le plan allemand et la défaite

Le contraste entre l’armée française et la Wehrmacht héritière de la Heer reconstituée par les généraux von Seeckt et Beck sous la république de Weimar dans le cadre plus que contraignant du Traité de Versailles, est en effet saisissant.

La description des opérations à partir du 10 mai nous fait rentrer dans la deuxième partie de l’ouvrage, traitant de la victoire allemande à la suite de la réussite de la percée de Sedan le 13 mai. Cette réussite trouve ses origines selon Horne dans la réflexion engagée dès septembre 1939 à la suite de la campagne de Pologne et concrétisée par le Plan Jaune, ou Sichelschnitt (coup de faucille), devant beaucoup au général von Manstein. Hitler, souhaitant donner une ampleur décisive aux opérations à l’ouest, n’était pas satisfait des premiers plans présentés par l’état major général de l’armée qu’il jugeait trop timorés et influencés par la volonté de limiter les opérations en renonçant à une action décisive. Manstein eut le mérite à ses yeux de dépasser ces limites en attribuant le rôle principal aux forces blindées et en faisant évoluer radicalement le centre de gravité de l’attaque : d’abord confié aux forces de von Bock en Hollande et en Belgique, il devait ensuite passer aux forces de von Rundstedt qui se voyait confier 7 division blindées sur les 10 alors disponibles. En passant par les Ardennes il devenait possible de créer la surprise en attaquant le point de jonction entre les forces déployées en Belgique et celles massées derrière la Ligne Maginot   pour détruire l’armée française.

Le chapitre XII est le résumé à la fois des défaillances systémiques du commandement français et de l’audace tactique allemande. Il décrit l’étape cruciale du passage de la Meuse par les forces allemandes qui scelle définitivement le sort de la campagne avec l’encerclement des meilleures unités alliées en Belgique et en Hollande. L’incapacité du général Corap, commandant la 9ème armée, à se rendre compte de la gravité des opérations en cours   malgré sa présence sur le point principal de l’effort allemand trouve sa source dans la confusion due à la pression des forces blindées allemandes, à l’absence de compréhension globale de la situation et à l’incapacité à créer un mouvement d’ensemble des forces terrestres et aériennes   . Tous ces points sont les caractéristiques des généraux français, paralysés par une nouvelle forme de guerre qu’ils ne comprenaient pas. La défaite, logique, n’était pourtant pas due à un manque de combativité des troupes françaises mais seulement à une approche dépassée de la guerre   .

Au final, Alistair Horne a produit un ouvrage remarquable de justesse. La seule limite est celle de l’ensemble de l’historiographie jusqu’à la fin des années 1990 : l’histoire de la Seconde Guerre mondiale a largement été marquée par les premiers travaux de l’historien Basil Liddell Hart, interlocuteur et éditeur privilégié des mémoires de guerre des principaux responsables militaires allemands (Guderian, Manstein et Rommel) qui ont tenté, avec succès, de faire passer un message lavant la Wehrmacht des responsabilités qui étaient les siennes dans les crimes de guerre, comme la "Shoah par balle", et de la présenter comme un outil militaire formidable vaincu uniquement par la supériorité numérique soviétique, la puissance matérielle américaine et l’incompétence militaire d’Hitler. Si un tel tableau est aujourd’hui largement remis en cause, il n’en demeure pas moins que l’analyse de la situation française en 1939 proposée par Horne reste d’une réelle pertinence.