Un recueil de grands discours symboliques de la lutte pour les droits des personnes gays et lesbiennes.  

* Cet article vient consacrer le lancement du Pôle Droits des personnes LGBT de nonfiction.fr, qui sera animé par Badis Boussouar lui-même. 

 

Les droits des personnes LGBT : une lutte 

Il me semblait important, pour l’inauguration de cette rubrique, de faire le compte-rendu d’un livre de discours car c’est dans le combat, dans l’action, dans l’interpellation du reste de la société que se situe toute revendication d’un droit, toute défense d’une vision des règles plus juste. Et c’est, en 1900 et encore en 2010, dans cette lutte que s’inscrit le mouvement de défense des droits des personnes gays.

Ce recueil retrace l’histoire du mouvement homosexuel depuis la fin du XIXème siècle jusqu’à nos jours, avec un fort accent mis sur la manière dont il se structure et s’oriente aux États-Unis depuis une trentaine d’années. À travers les discours de ces hommes d’engagement, il est aisé de retracer le chemin parcouru, dans ses progrès et ses limites, les évolutions des revendications et des argumentaires. À ce titre, l’ordre chronologique choisi par l’auteur pour présenter ces textes a le mérite d’être éclairant puisqu’il permet de retrouver trois périodes. C’est l’Europe qui s’exprime en premier sur la question homosexuelle, dans le premier quart du XXème siècle, avec beaucoup de véhémence parfois, notamment en Allemagne. Puis les discours sur la question s’estompent à travers le monde entre 1930 et 1964 : le mouvement disparaît sur le vieux continent, avec la montée du populisme, puis la guerre et la reconstruction sous la tutelle américaine. Un mouvement revendicatif ne réapparaîtra qu’à partir des années 60 où il accompagne la vague contestatrice qui s’empare de la jeunesse dans les sociétés occidentales et qui tente de mettre fin aux principes de la société patriarcale, ressentie comme oppressante à bien des égards.

Le premier discours est le plus atypique parce qu’il est le plus personnel. C’est une oraison funèbre prononcée en 1892 à l’occasion de la mort de Walt Whitman, poète et humaniste américain. Il n’est fait aucune référence explicite au thème de l’homosexualité mais on peut lire en filigrane, à travers l’hommage vibrant de Robert Ingersoll, laïc forcené, à cet homme courageux et libre qui "enseignait aux hommes de ne pas avoir honte de ce qui était naturel", une marque de respect pour l’indépendance d’esprit de ce poète homosexuel, à une époque où rien ne s’avouait encore véritablement.

Les discours présentés ensuite à travers ce livre peuvent se répartir dans deux catégories : ceux qui s’adressent à la société civile au sens large et ceux qui ont pour but de rassembler les militants de la cause autour de mêmes objectifs et moyens. 

Les pionniers en Allemagne

L’un des textes les plus étonnants, par sa concision, sa franchise et son audace est sans doute celui d’August Bebel, membre du Parlement allemand qui, en 1898, s’adresse au Reichstag par un discours rationnel et pragmatique pour la dépénalisation de l’homosexualité. Il déclare en substance qu’une loi est faite pour être appliquée, hors celle qui condamne tout comportement homosexuel ne l’est pas, tout bonnement parce qu’elle n’est pas applicable (des dizaines de milliers d’hommes devraient être emprisonnés, alors qu’ils sont tous nécessaires au fonctionnement de la société). La loi doit donc être abrogée. CQFD.

Le mouvement allemand a développé par la suite au début du XXème siècle un argumentaire puissant, par l’intemédiaire d’Anna Rueling, dans son discours sur les liens entre mouvement féministe et lesbien en 1904 et par Kurt Hiller  en 1928. Dans un discours exalté et plein d’espoir qui se finit par la locution latine Per aspera ad astra ("Par des sentiers ardus jusqu'aux étoiles"), Rueling met en place une analyse qui montre l’apport des femmes lesbiennes à la société et à quel point il est absurde de les contraindre à se marier, non seulement du point de vue de leur intérêt privé mais aussi pour l’intérêt général. Hiller de son côté, s’efforce de démanteler les accusations qui peuvent être émises à l’encontre des homosexuels. Face à l’argument que l’homosexualité est contre-nature il rappelle à quel point, chez l’être humain, la sexualité n’a depuis longtemps plus rien à voir avec la procréation.  Il s’insurge également contre le caractère terriblement infondé et subversif de l’argumentaire des communistes qui soutiennent que l’homosexualité est une décadence bourgeoise de la société capitaliste en rappelant que les homosexuels se trouvent dans toutes les franges de la société. Ce qui frappe en lisant ce texte de 1928, c’est que le mouvement de défense des homosexuels se retrouve encore aujourd’hui à combattre ce genre d’arguments fondés sur l’ignorance,  symptomatiques d’un malaise pédagogique et des forces d’inertie qui régissent les aspects culturels de nos sociétés.

L’égalité des droits

Mais les législations ayant quand même évolué dans les pays occidentaux, le combat juridique se concentre maintenant sur les questions d’égalité complète des couples homosexuels et hétérosexuels, notamment sur l’accès au mariage et à l’adoption. Le discours le plus poignant sur ce sujet est sans doute celui de Ian Hunter, député australien, qui s’adresse à l’Australie et au gouvernement pour déplorer, en 2009 son retard dans le traitement de la question du mariage homosexuel, en balayant de quelques phrases les arguments qui lui sont parfois opposés : la tradition religieuse, qui ne devrait pas entrer en ligne de compte dans le cadre d’un mariage civil, et la volonté d’empêcher l’adoption par des couples gays, fondée sur d’autres préjugés. Dans ce discours, c’est un homme excédé qui parle avec des mots d’une véhémence rare, prenant à parti directement le chef du gouvernement : "Je veux me marier et vous, Monsieur Rudd, m’en empêchez". Elizabeth Birch, avocate et militante américaine, évoque elle aussi son expérience lors de son discours devant la convention démocrate en 2000 ; elle cite sa famille (elle, sa conjointe et leur jumeaux) en exemple et prend à partie son auditoire avec la phrase de Martin Luther King : "à la fin, nous nous souviendrons non pas des mots de nos ennemis, mais des silences de nos amis". Pour elle, la famille américaine ne sera un idéal accompli que le jour où elle acceptera tout le monde sous sa bannière et il est primordial que les démocrates soient clairs à ce sujet. Paul Martin (premier ministre canadien de 2003 à 2006) lors de sa plaidoirie pour le passage de la loi sur le mariage civil en 2005, soulève de son côté, deux points importants à propos du mariage homosexuel : il refuse un référendum car pour lui les minorités ont le droit d’être toujours protégées de l’impulsion et des a priori négatifs de la majorité ; il rejette également une solution du type PACS parce que "nous devons toujours nous souvenir qu’égaux mais séparés, ce n’est pas être égaux" en faisant référence aux situations d’apartheid.

Ces discours illustrent la manière dont la communauté homosexuelle interpelle sans cesse la société afin d’obtenir les mêmes droits que les autres citoyens mais ils ne pourraient exister sans les autres discours, ceux qui s’adressent à la communauté, pour la fédérer et lui donner les ressorts clés de sa lutte.

Frank Kameny, l’un des plus célèbres militants américains gays, dans un discours de 1964 théorise les fonctions des organisations de défense des personnes homosexuelles. D’une part, elles doivent aller au secours des personnes homosexuelles les plus fragiles car celles-ci, laissées seuls, sont en danger et peuvent en arriver à se détester et, souvent, à se détruire. Mais cela ne peut suffire car conserver le même environnement laissera chacune des personnes de la communauté homosexuelle dans un combat perpétuel pour son acceptation. Il faut inverser les règles du monde de Sisyphe et faire en sorte que la pierre ne soit plus un fardeau, en aplanissant la montagne : en mettant fin aux discriminations. Pour cela il faut agir sur les règles (explicites et implicites) des relations sociales et sur le débat politique. Dans ce combat, il ne faut pas seulement chercher à informer car, pour Kameny, les préjugés ne sont jamais atteints par l’information, quelle que soit sa qualité et quelle que soit sa source. Il faut travailler sur les croyances et les émotions du public, et d’abord du public hétérosexuel, car c’est bien lui que les associations gays doivent convaincre. Il pose dans ce cadre deux principes d’action : sur certaines questions, le mouvement LGBT doit avoir des positions très fermes car ce n’est pas dans un débat scientifique que l’on se trouve mais dans un débat passionné avec des adversaires féroces : en particulier, il ne s’agit pas d’entrer dans des débats sur l’origine de l’homosexualité car cela n’a pas d’importance, les mouvements noirs ne discutent pas du gène qui fait leur peau plus foncée et les juifs des raisons de leur obédience, leur identité est ainsi faite et il n’y a qu’à leur reconnaître les même droits. Le deuxième principe est que le rôle des mouvements homosexuels consiste aussi en la production d’informations inédites (sondage, étude, etc.) afin de contrecarrer petit à petit les préjugés tenaces.

 

Comment se battre ?

Tous ces activistes ont ainsi le même leitmotiv dans leur discours, il s’agit de se rassembler et de défendre ses droits en tant que communauté. Sue Hyde rappelle, à l’ouverture de la marche des fiertés de Dubuque en 1988, comment elle a grandi dans un petit village blanc, raciste et homophobe de l’Illinois et comment l’année précédente, à Dubuque même, la trentaine de personnes qui étaient venues marcher pour défendre leurs droits avaient été accueillies par des insultes et des jets d’oeufs pourris. Bien sûr, tout cela rappelle étrangement un autre combat pour les droits de l’homme qui a eu lieu au cours du XXème siècle au États-Unis et les similitudes avec la lutte des noirs américains pour conquérir des droits égaux sont souvent évoquées dans ces discours, aussi parce que les ennemis des ces deux mouvements se révèlent souvent être les mêmes. Sally Gear identifie avec colère l’entité qu’elle considère comme l’adversaire sclérosant de la communauté homosexuelle : l’Eglise en tant qu’institution, "une superstructure qui place les femmes sous la tutelle tyrannique d’une société d’hommes". Jack Nichols, fondateur d’une des principales associations gay des États-Unis, rassemble son auditoire en donnant les raisons de son engagement : mettre fin aux préjugés que la société véhicule sur les homosexuels, qui sont notamment dévastateurs dans la relation parent-enfant. Il ne veut plus "voir le visage de l’être aimé se contorsionner d’incrédulité, de dégoût, de révulsion ou de rejet et de colère quand un parent apprend le "terrible" secret de sa progéniture." Harvey Milk, premier conseiller municipal ouvertement gay des États-Unis explique quant à lui dans son célèbre Hope Speech qu’il faut continuer à élire des personnes ouvertement gay car cela permet à la fois de dissiper dans la société le mythe autour des personnes gay et de rassurer ceux qui le sont avec inquiétude et tristesse : être visibles, c’est rendre l’espoir.

Et parler devant une foule de dizaines de milliers de personnes, c’est aussi souvent faire espérer, rêver du futur "I have a dream" disait-il - et c’est bien en lieu et place de toutes ces foules qu’on se retrouve, en lisant ce livre.

Il est rare de lire un recueil de discours. Pourtant, certains des moments les plus poignants de l’humanité, les citations que tant de personnes ont en tête au moment de prendre une décision cruciale dans le cours de leur vie proviennent directement de discours. Même sans la voix, le ton, la force et l’émotion se retrouvent à travers les formulations, la rhétorique et l’emphase de ces textes. Et c’est en effet souvent dans l’adresse à la foule, dans le rapport direct et l’urgence de ce rapport qu’un être humain sera amené à dire ce qui compte.

On regrettera parfois le choix des textes, trop "américano-centrés" dans la deuxième partie du livre. Le discours de Robert Badinter du 9 mai 2009, sur la discrimination des homosexuels à travers le monde aurait par exemple pu remettre dans une perspective plus mondiale la question de l’homosexualité. On regrettera aussi la longueur de certains passages, où l’orateur nous perd dans les méandres du fonctionnement des associations américaines.

Néanmoins, parce que tous ces discours, sans exception, nous font nous sentir proches d’activistes brillants et généreux, ce livre ne fait pas qu’inspirer le lecteur, il le galvanise