Quand la politique et la technologie sauvent l'humanité... et la planète.

Comment réconcilier prospérité et nature?

C'est le sous-titre donné par Paul Collier, l'auteur du désormais célèbre The Bottom Billion, "le milliard d'en bas", à son nouvel ouvrage, The Plundered Planet, "la planète pillée". Economiste anglais surtout connu pour ses travaux sur la lutte contre la pauvreté, notamment en Afrique – il est d'ailleurs directeur du Centre pour l'étude des économies africaines à Oxford – le thème de son dernier opus a de quoi surprendre le lecteur, du moins au premier abord : quel est le lien entre gestion des ressources naturelles et lutte contre la pauvreté? C'est pourtant pari tenu pour Paul Collier, qui résume lui-même l'argument de son livre par la sentence : "les économistes et les écologistes ont besoin les uns des autres."   Et tout le livre peut être vu comme une démonstration de l'équation miracle à ses yeux : Nature + Régulation + Technologie = Prospérité, alors que l'absence de technologie causerait la famine, et l'absence de régulation le pillage (plunder).
Constatant que le débat fait rage parmi les économistes, de savoir si l'abondance de ressources est un bien ou un mal pour l'économie d'un pays, ce que Paul Collier propose concrètement, c'est une chaîne de questions à laquelle tout pays possédant des ressources naturelles devrait répondre avant de décider ou non de les exploiter, pour que les ressources servent la prospérité du pays au lieu de l'affaiblir. "Ce qui est important, c'est la qualité de la gouvernance rapportée à la valeur des ressources naturelles". En effet, les questions que doit se poser un gouvernement responsable sont nombreuses, et complexes : qui doit financer l'exploration du territoire en vue d'y trouver des ressources? Comment faire pour qu'une partie significative de la valeur des ressources revienne au pays, et pas aux investisseurs, généralement étrangers, qui exploitent la ressource? Et si l'argent arrive bien dans les caisses de l'Etat, qu'en faire? En profiter pour doper la consommation, ou l'investir sagement? Et investir dans quoi? C'est à ces questions, et à bien d'autres, que tente de répondre le livre de Paul Collier.

Explorer ou ne pas explorer

Donnant une conférence à l'Université de Bergen en Norvège il y a quelques semaines, Paul Collier a posé une question à l'assistance, en affirmant que la réponse serait peut-être la seule chose dont les auditeurs se souviendraient après quelques années, mais que "ça ils s'en souviendraient". En l'occurrence, il leur a demandé : si l'on estime qu'en moyenne, 1 km2 de terre dans les pays de l'OCDE contient environ 114 000 $ de ressources minérales, à votre avis 1 km2 de terre en Afrique contient-il plus ou moins, en valeur, de ressources? Un océan de mains s'est soulevé pour répondre "plus", et tous les visages ont montré le même étonnement quand il a fini par donner la réponse : non seulement c'est moins, mais c'est 5 fois moins, soit environ 23 000$. Devant l'incrédulité de l'assistance, il s'est expliqué : l'on parle là des réserves connues, en l'occurrence recensées par la Banque Mondiale en 2000. Ce qui veut majoritairement dire, non que l'Afrique a moins de ressources que les autres territoires, mais qu'on ne les connaît pas encore, en particulier à cause d'une mauvaise gouvernance, nous dit Paul Collier. Et il voit dans ces réserves non encore explorées un énorme potentiel de transformation pour les pays du Bottom Billion, à condition que des régulations adéquates soient mises en place. Pour éviter ou réduire les problèmes liés à la corruption, à l'asymétrie d'information ou à l'inconsistance temporelle, il recommande que les coûts d'exploration soient pris en charge par des organismes de don, comme la Banque Mondiale, et soutient que ce serait là une des formes les plus efficaces d'aide aux pays pauvres.

A qui profite la mine?

Une fois que les ressources sont connues et qu'on a décidé de les exploiter, qui doit en récolter les bénéfices? Idéalement, les gouvernements des pays concernés, nous dit Paul Collier, sans ignorer toutefois les problèmes de corruption présents dans la majorité des pays du bottom billion. Pour lutter contre la corruption, rien de tel que la transparence des données, et un système juridique efficace. Pour ce qui est de la transparence, il existe par exemple la campagne "Publish what you pay" et l'organisation "Extractive Industries Transparency Initiative" qui accroissent la transparence du secteur minier année après année. Mais même un gouvernement non corrompu, avec un système juridique efficace et une relative transparence, peut se laisser berner par les compagnies minières, notamment à cause de l'asymétrie d'information. Une illustration frappante nous en est donnée par ce qui s'est passé en Mongolie : la Mongolie a découvert il y a quelques années d'importants gisements d'or. Elle a alors passé un contrat avec une compagnie minière, acceptant que la compagnie soit exonérée de taxe les huit premières années, pour compenser les importants investissements de départ liés à l'extraction. Le piège? Les ressources seront épuisées dans sept ans... La compagnie le savait certainement, mais pas le gouvernement mongol.

La question de la taxation de la valeur des ressources est donc primordiale, et après avoir passé en revue différentes solutions, celle que Paul Collier préconise est la nationalisation des ressources. Que le lecteur se rassure, on est bien loin ici de toute velléité communiste, et de fait, ce système existe, et fonctionne plutôt bien, dans des pays complètement acquis par ailleurs à l'économie de marché. L'exemple le plus convaincant est bien entendu la Norvège : le gouvernement a créé une entreprise nationale pour gérer l'extraction du pétrole, dès que celui-ci a été découvert dans la mer du Nord. Les avantages sont nombreux, et notamment, la constitution d'une expertise propre réduit considérablement le problème de l'asymétrie informationnelle évoqué plus haut. Tout le monde connaît le résultat, la Norvège a aujourd'hui le plus fort IDH   de la planète. L'exemple de la Norvège a été suivi notamment par la Malaisie, à qui le procédé semble réussir au-delà de toute espérance. Ces deux cas de réussite semblent donc militer en faveur de la nationalisation des ressources – ou au moins d'un système de taxes bien rôdé qui assure que la majeure partie des bénéfices reviendra au gouvernement, et pas à la compagnie qui exploite la ressource. Mais que faire des revenus ainsi générés?

Doit-on vendre les bijoux de famille?

Les ressources minérales peuvent être comparées d'une certaine façon à des bijoux de famille : ils ont été transmis de génération en génération, et si l'on se met à les vendre tout d'un coup, il faut s'assurer qu'on lèguera quelque chose d'au moins équivalent aux générations futures. Le problème est que souvent, les citoyens comme les gouvernements n'ont aucune idée de la part du PIB qui découle de l'extraction des ressources. Un exemple au niveau individuel montre bien à quel point cette question est pourtant cruciale : quand quelqu'un vend sa maison, il n'ajoute pas juste les revenus de la vente à ses revenus de l'année, en considérant qu'il s'agit d'une somme globale à dépenser. De la même façon, Paul Collier préconise que les gouvernements distinguent bien entre les revenus liés à l'extraction des ressources non renouvelables, et les autres. Mais si le FMI   lui-même préconise d'épargner tous les revenus liés à l'extraction des ressources naturelles, on se rend bien compte de la difficulté d'une telle décision au niveau politique et économique pour un pays pauvre. Pour autant, "la pauvreté ne justifie pas le pillage"   , nous assure Paul Collier. Une solution pour les pays du Bottom Billion, notamment africains, qui ont un taux d'investissement ridiculement faible par rapport à l'importance des revenus générés par l'exploitation des ressources minérales, serait de prendre en compte la forte volatilité des prix des matières premières, et d'épargner fortement en période de "boom", afin également d'être moins vulnérable en période de crise, et de ne pas faire porter le poids de cette volatilité sur le marché intérieur de la consommation.
Mais même l'homme politique le plus intègre peut se trouver découragé à l'idée de mettre de côté la majeure partie des revenus générés par l'exploitation des ressources de son pays, s'il imagine que son successeur se servira probablement dans la caisse, soit à des fins personnelles, soit pour injecter des fonds dans l'économie du pays, et récolter ainsi tous les lauriers. Une solution est alors d'investir par exemple dans des infrastructures qui serviront les générations futures autant que les générations présentes, et surtout qui ne pourront pas être "pillées" par un collègue plus ou moins honnête.
Investir dans des infrastructures grâce à l'argent des ressources naturelles? Mais oui bien sûr, c'est ce que proposent les Chinois depuis une dizaine d'années à nombre de pays africains! Serait-ce la solution miracle? Pas sûr, nous dit Paul Collier. En effet, si l'investissement dans des infrastructures (écoles, routes, hôpitaux, etc.) est primordiale pour ces pays, le problème réside dans l'absence de compétition : les entreprises chinoises étant les seules à proposer ce genre de marché, le gouvernement intéressé par la construction de nouvelles infrastructures n'a aucun moyen de savoir si le contrat est plus ou moins équitable ou pas du tout. On retrouve là le problème de l'asymétrie d'information. "Au lieu d'accuser les Chinois de piller l'Afrique, la communauté internationale aurait sans doute mieux fait de les imiter."   .

"Investir dans l'investissement"   .

Admettons qu'un gouvernement ait tout bon jusque là : il sait avec précision quelles sont les ressources dont son pays dispose et peut donc vendre les droits d'extraction au plus offrant, il a mis en place un système fiscal lui permettant de récolter une partie importante des bénéfices ainsi générés, et il est disposé à investir une partie de ces revenus dans l'économie nationale. Comment faire? Un problème qui est souvent montré du doigt par les économistes et celui de l'absorption : il n'est jamais simple pour un pays d'absorber efficacement une manne soudaine – que ce soit à cause de la corruption, de l'inflation, ou des rapports entre secteurs public et privé. La stratégie que propose Paul Collier pour venir à bout du problème de l'absorption repose sur trois piliers : améliorer l'investissement public, encourager l'investissement privé, et limiter l'augmentation du prix des biens d'équipement, qui apparaît souvent comme inévitable dès lors qu'on injecte des sommes importantes dans n'importe quel système économique.
L'importance d'un équilibre entre secteur public et secteur privé est illustrée par l'exemple du Kazakhstan : au lieu d'augmenter l'investissement public grâce à l'argent du pétrole, le gouvernement a décidé de placer une partie de cet argent à l'étranger, suivant en cela le modèle norvégien, et une autre dans le système bancaire du pays et de laisser faire le marché. Les économistes du monde entier ont applaudi des deux mains le choix du Kazakhstan, jusqu'à ce qu'un crash désastreux vienne leur donner tort. Tout l'argent placé dans les banques par le gouvernement n'avait pas tant servi à développer de nouvelles entreprises ou de nouvelles infrastructures qu'à faire augmenter le prix des biens d'équipement, et notamment de l'immobilier, de façon spectaculaire : il est donc du devoir des gouvernements de s'assurer que toute entrée d'argent importante servira à augmenter le nombre et la valeur effective des biens d'équipement, et pas seulement leur valeur monétaire.

Vous avez dit idéologique?

Comme on le voit à travers ces quatre étapes, la réponse que Paul Collier préconise est à chaque fois politique : améliorons la régulation, améliorons la gouvernance, et l'on pourra faire face à la fois au problème de la pauvreté et à celui de l'épuisement des ressources naturelles. Dans la deuxième partie de son livre, qui s'intéresse à la gestion des ressources biotiques, comme le poisson, à la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, ou au problème de la faim dans le monde, c'est encore la régulation politique qui est préconisée – assortie d'un changement de croyance de la part des environnementalistes occidentaux. Par exemple, pour ce qui est de la capacité de l'agriculture à répondre aux besoins de la population mondiale, il identifie trois mythes qu'il s'agit d'abandonner, et vite : la croyance en la possibilité pour les habitants des pays pauvres d'être auto-suffisants, grâce à une agriculture traditionnelle et biologique, le refus idéologique des OGM, et l'investissement dans les biocarburants comme solution pour limiter notre dépendance au pétrole. Dans ce cas, le politique devrait s'occuper, selon Paul Collier, de vaincre ces croyances idéologiques afin de vaincre le problème de la faim dans le monde.

Tout au long de son ouvrage, Paul Collier multiplie les exemples afin de prouver l'exactitude et l'urgence de son équation de départ : "Nature + Technologie + Régulation = Prospérité", et essaie de construire un discours rationnel, basé sur les faits, loin de toute idéologie. Mais en refermant le livre, et pour convaincant que soit le propos, le lecteur ne peut s'empêcher de songer que d'une certaine façon, le pouvoir que Paul Collier accorde aux développements technologiques, comme à l'action politique, n'est pas lui-même exempt d'une certaine dose d'idéologie