Une antibiographie sous forme de plaidoirie en faveur du génie des textes shakespeariens

L'Antibiographie de Bill Bryson s'annonce comme une promesse faite au lecteur de ne pas présenter une énième biographie sur la vie William Shakespeare. La raison : les connaissances lacunaires que nous en possédons. Elle s'amorce ainsi à la manière d'une enquête de police : l'enquêteur Bryson nous conduit à la National Portait Gallery, afin de trouver des traces matérielles de l'objet de sa quête, "à la recherche de William Shakespeare" (titre du premier chapitre) avec pour mission l'authentification d'un portrait du dramaturge. A la manière d'un détective, Bill Bryson interroge les archives (relevés de comptabilité, archives de la police...), les témoignages de ses contemporains et de ses collaborateurs au sein de la compagnie de théâtre qu'il possédait, les sources scientifiques (recherches littéraires, linguistiques, historiques) et tente de recréer la vie au temps de celui qu'il aime à appeler le Barde. Malgré un attachement perceptible à l'objet de son étude, il n'hésite pas à évoquer toutes les théories mettant en cause les qualités de l'homme, remise en question de ses mœurs, de ses croyances, ou de l'artiste - la question de la paternité des textes souvent au cœur des études sur Shakespeare, sera longuement soulevée.

Connu pour ses récits de voyage, Bill Bryson présente son Antibiographie comme un périple dans l'espace et le temps shakespearien. C'est de façon chronologique que nous entrons dans la vie du dramaturge, en suivant autant que possible les lieux par lesquels il est passé, de Stratford à Londres, de sa naissance à sa mort, du jeune provincial à l'homme de théâtre.

Cependant, le titre de son ouvrage, Antibiographie (The World as a stage), manifeste l'ambiguïté de l'entreprise. Parce qu'il s'agit d'un auteur consacré, il existe de nombreuses biographies ; parce qu'il s'agit d'un auteur-comédien qui, il y a 400 ans, ne bénéficiait pas de la stature qu'on lui prête aujourd'hui, les traces ont disparu, ont été modifiées ou détruites, et certains événements de sa vie n'ont jamais été recensés. Il s'agit donc de confronter les données restantes, outre-passer les flottements orthographiques dans cette époque où même les noms propres subissent ces avaries (celui du dramaturge n'en est pas exempt, Willm Shaksp, Shakespere, Shakspear...), et surtout de retrouver la vérité au milieu des spéculations et arrangements de ceux qui ont davantage cherché à combler les blancs. On sait que les copistes ont toujours apprécié réécrire les textes qui passaient entre leurs mains.

Si les informations personnelles ne foisonnent pas, celles qui concernent les conditions de vie, les événements marquants du temps de Shakespeare demeurent des indications importantes pour comprendre et comparer les habitudes de ses contemporains aux siennes : ainsi l'antibiographe veut-il tenter de réanimer le passé, le re-présenter, en rappelant les habitudes sociales et littéraires de l'époque, comme par exemple les écritures collectives ou le caractère polyvalent des gens de théâtre.

Bill Bryson ne fait pas que nous emmener dans l'Angleterre d'Élisabeth ou de son successeur, en nous faisant revivre des scènes du quotidien telles que la vie de l'écolier en 1533. Certes le récit est ponctué de petites anecdotes cocasses (concernant par exemple les fraudes du père de Shakespeare), d'informations sur les grandes questions du siècle (comme la confrontation entre protestantisme et catholicisme). Mais ce n'est pas une simple compilation froide de données : si Bill Bryson mobilise les chercheurs, historiens, linguistes, conservateurs, collectionneurs afin de soulever toutes les questions encore en suspens, il ne s'agit pas d'assaillir le lecteur de données indéchiffrables, de suite de chiffres et de pourcentages interminables. Il y a comme une mise en abîme des difficultés rencontrées par William Shakespeare et Bill Bryson lorsque ce dernier cite le prologue de l'acte III d'Henri V  invoquant la nécessité de "suppléer par la pensée aux lacunes de notre représentation"   Le manque de moyens et de supports techniques sont un réel frein, pour l'un comme pour l'autre, à l'ambition des auteurs dans leur capacité à atteindre leurs objectifs respectifs.

Le style relâché et vif de Bryson met en évidence ce paradoxe qui se profile tout au long de la quête : dans cette recherche de preuves concrètes, en remettant en cause la subjectivité de certains détracteurs de Shakespeare, l'auteur de l'Antibiographie se laisse parfois aller à la raillerie par de petites incises devant les découvertes pseudo-scientifiques qu'il rencontre. Une longue période reste secrète dans la vie du dramaturge, "les années perdues 1585-1592" (titre du troisième chapitre) : elles représentent l'époque cruciale du basculement de jeune marié de province à l'homme de lettres et de scène reconnu en tant que tel. Afin de combler les lacunes, certains ont tenté d'expliquer sa vie par les textes, considérant que s'il avait mis en scène l'Italie, c'est bien qu'il y était allé. De nombreuses spéculations ponctuent le livre mais Bill Bryson semble interroger systématiquement leur bien-fondé.

Cette démarche de confrontation est louable et la bibliographie qu'il présente est fournie en comparaison avec la taille du livre, néanmoins on ne peut que s'interroger sur l'objectivité de l'auteur quand il affirme : "Mais ce qui caractérise vraiment son œuvre, les poèmes, les pièces et même les dédicaces (…), c'est la jubilation évidente, palpable, que lui cause le pouvoir fascinant du langage"   ou encore comparant son talent avec celui de Marlowe, le rival légendaire, "Avec son tempérament, Shakespeare, lui, était destiné à durer"   . L'attachement qu'il laisse transparaître révèle un certain parti pris et se manifeste encore davantage lorsqu'il évoque les "antistratfordien" ; il joue sur l'onomastique, se moquant des noms des chercheurs comme argument à leur manque de sérieux, afin de revenir sur la polémique concernant l'identité réelle de Shakespeare, qui ne serait qu'un prête-nom. Il apparaît néanmoins nettement moins virulent que Guy Boquet s'appuyant sur le Shakespeare retrouvé de Clara Longworth-Chambrun (Plon, 1947), qui les enterrait déjà en 1968 : "Au bout d'un siècle, l'hypercritique antistratfordienne se meurt"  

L'Antibiographie s'appuie donc sur tous les outils des biographes, en recense les travaux, mobilise un grand nombre de recherches déjà effectuées, et remet souvent en question les techniques même de recherches : ses prises de position et certains effets de style résonnent comme une plaidoirie en faveur du génie des textes shakespeariens comme seul réel mobile important de ce sujet d'étude. Et c'est peut-être ce point qui crée une frustration chez le lecteur, ses textes sont accessibles, sa vie reste inconnue et ne peut que le rester par le manque de données personnelles concernant une grande partie de sa vie : en cela, Bill Bryson tient la promesse antibiographique, nous n'en savons pas davantage sur la vie de William Shakespeare