A l’heure de Wikileaks, de la nomination par le pouvoir des dirigeants de l’audiovisuels publics, du débat sur l’impertinence... un éclairage revigorant sur les enjeux des médias.

Le second volume d’articles proposé par Jean-Noël Jeanneney nous invite à une vision volontariste des médias. On pourrait craindre une juxtaposition d’écrits à la lecture laborieuse soit par leur répétition, soit au contraire par leur caractère disparate. Or ce recueil constitue une immersion passionnante dans l’histoire et les coulisses des pratiques culturelles, jamais très éloignées des corridors du pouvoir avec pour guide le spécialiste de l’histoire contemporaine et du praticien (ancien président de Radio France, ancien président de la Bibliothèque nationale, ancien secrétaire d’Etat).

Organisé en quatre parties thématiques (L’Antenne et l’Ecran, De Gutenberg à Google, Pour la Gauche, Pour l’Europe), deux thèmes principaux se dégagent de l’ouvrage: celui de la nécessité d’un rôle actif de l’Etat dans l’organisation des médias, et celui des égarements auxquels aboutit une vision trop courte de l’histoire: projet de mise au panthéon de Lafayette, redécouverte naïve, à chaque innovation technologique, des rapports ambigus entre les médias, le pouvoir et l’argent, ou encore critique systématique de la dégradation du contenu des émissions.

Du contrôle de l’Etat aux chimères du tout libéral

On pourrait d’ailleurs classer parmi ces égarements la condamnation d’antiaméricanisme de toute tentative de défense d’un rôle actif et éducatif des Etats. Pour parer à la tentation paresseuse de laisser les médias livrés aux seules forces du libéralisme financier devenir la proie et la plateforme des seules cultures mainstreams, l’auteur rappelle les liens étroits entre l’évolution du projet républicain et les mutations des médias. Il se fait le promoteur et le défenseur d’une culture qui pour être accessible n’en reste pas moins exigeante, met en valeur son patrimoine et le renouvelle, plutôt que de seulement l’exploiter, quitte à le réduire au plus petit dénominateur commun et à en épuiser la source. En bref, c’est un projet de culture républicaine à l’heure des "nouvelles technologies" qui se dessine en creux de cette collection d’articles fruits d’expériences diverses à la tête d’institutions ou de réflexion sur des points d’actualité des pratiques culturelles et politiques.
Pour l’historien, l’enjeu est la poursuite de la démocratisation de la société à travers le savoir, un savoir partagé et donc organisé. Les débats d’hier sur les relations ambiguës du pouvoir avec la presse, la radio et la télévision aux 19ème et 20ème siècles offrent des perspectives sur les rapports des médias électroniques en plein essor avec le pouvoir et l’argent. Les trois motivations des financiers soutenant les grands titres de la presse avant la Seconde Guerre mondiale, décryptées par Jean-Noël Jeanneney,  "le plaisir mondain (…), le désir d’influencer la politique (…) et le désir de profit" semblent toujours prévaloir et le conflit "avec la promesse tacite de la République au suffrage universel", celle d’une presse libre, pour reprendre les termes d’Eugène Pelletan, rapporteur au Sénat, à propos de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, toujours d’actualité.

Fort de sa connaissance des débats et des évolutions de l’histoire des médias, Jean-Noël Jeanneney peut ainsi proposer des vues nuancées sur la construction du savoir et sa mise à disposition via les nouvelles technologies. Ainsi revient-il sur plusieurs idées généralement présentées de manière simplistes comme celle de la gratuité. A ce sujet, il rappelle la différence entre un contenu payant sur lequel les citoyens gardent un droit de regard par l’intermédiaire de la redevance, et un contenu "gratuit" dicté par les seuls annonceurs à destination de consommateurs dépouillés de leurs prérogatives citoyennes.  L’information véhiculée par la presse, la radio, la télévision ou bien la toile est en effet reçue soit en tant que contribuable selon un contenu reflétant la nature du régime politique en place, soit en tant que consommateur selon un contenu déterminé par les annonceurs. Les propos de l’ancien président de TF1 avaient l’avantage de la clarté à ce sujet : "Soyons réaliste, à la base le métier de TF1 c’est d’aider Coca Cola, par exemple, à vendre son produit (…).Or pour qu’un message soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible, de le détendre, de le préparer entre deux messages".

L’auteur revient sur les changements qui se sont opérés depuis la radio et télévision d’Etat, soumises aux prérogatives de ce dernier. La libéralisation des ondes et des réseaux hertziens a vu les chaines privées rapidement absorbées par les grands groupes financiers et un équilibre s’est graduellement instauré entre les médias privés et publics. Ce système mixte a produit un équilibre que l’auteur perçoit comme garant d’une certaine liberté de contenu autant que d’un droit de regard du citoyen. Celui-ci reposerait sur le paiement de la redevance complétée par les taxes perçues sur les annonces publicitaires diffusées par les chaînes privées. A l’heure de la suppression des annonces publicitaires sur les chaînes publiques, et du refus de TF1 à reverser une partie des recettes publicitaires, ses réflexions prennent tout leur sens.

Jean-Noël Jeanneney pose ainsi la question de l’équilibre du financement des programmes, le paiement de la redevance assurant que le receveur de l’information ne soit pas cantonné au seul rôle de consommateur livré aux annonceurs. Le téléspectateur immergé dans un paysage audiovisuel ultralibéral rythmé par le matraquage publicitaire constant et au tape à l’œil sensationnaliste permanent appréciera la différence issue de ce système mixte que l’auteur défend ici. Au-delà, il s’agit de la défense d’une certaine conception de la République, dont le champ de la production du savoir représente un enjeu crucial.

Extension du domaine de la lutte

Lieu privilégié des représentations, de la transmission de la mémoire et finalement du pouvoir dans nos sociétés modernes, les médias représentent finalement un condensé des évolutions de la République qui lui offre de nouvelles libertés mais aussi de nouvelles contraintes. L’ouvrage en rend largement compte à travers plusieurs faits de société vus à travers les débats parlementaires : la gratuité donc, mais aussi la notion de sacrilège dans les régimes républicains, les débats sur le Christianisme d’hier faisant écho aux débats d’aujourd’hui sur les caricatures du prophète ou aux tentatives de régression inspirées par les mouvances religieuses et idéologiques de toute provenance.

La liberté c’est choisir. Et la condition du choix c’est l’éducation. Pour que les nouvelles technologies favorisent la transmission du savoir, Jean-Noël Jeanneney définit sa feuille de route: défendre des pratiques culturelles en accord avec les principes de fonctionnement des centres de savoir qui ont été mis en place grâce aux acquis de la République. A l’heure du développement des nouvelles technologies, il milite non pas pour une rupture qui abandonnerait le projet républicain au profit des individus ayant accumulé un capital culturel suffisant pour faire face à la multiplicité désordonnée des sources d’informations, mais pour une évolution afin de "faire progresser l’égalité, au profit de ceux qui n’ont pas hérité par la chance d’un milieu familial, de la culture organisée qui leur permettra de trouver son chemin dans le désordre accablant qu’imposent spontanément les moteurs de recherche". Avec une plume alerte et précise, il offre une réponse aux promoteurs de l’illusion d’une culture pour tous par la seule grâce de l’économie libérale et l’apparente neutralité transparente de l’agora électronique.

Le rappel de certaines étapes des relations entre le pouvoir, l’argent et les médias à travers les différents supports de l’information, depuis la presse jusqu’à la toile, jette une lumière essentielle sur les débats actuels. Ainsi les réflexions qui animèrent déjà les apparitions successives dans le paysage de la presse, de la radio ou de la télévision donnent un caractère dépassé à des prises de positions qui se voudraient pionnières. L’utopie d’une circulation libre et instantanée des informations qui permettrait de constituer un forum universel n’est en effet pas une idée nouvelle. L’auteur rappelle ici qu’elle a accompagné le développement de la presse depuis le 19ème siècle. Est-il en effet raisonnable de croire que la diffusion rapide de l’information seule suffit à créer un forum libre des citoyens en ignorant qui préside à cette diffusion ? Ou bien est-ce ce forum qui doit présider à la diffusion de l’information selon les principes de la République ?

L’acteur aux multiples responsabilités entraîne le lecteur dans les coulisses des centres de production ou de diffusion du savoir, pour un voyage instructif à l’issu duquel il paraît difficile de se contenter de la position de l’usager privilégié, qui, suffisamment outillé pour pouvoir bénéficier en aval de la chaîne de production du savoir, accepte d’en ignorer les rouages et les enjeux qui la conditionnent en amont.

Le discours d’adieu à la tête de la Bibliothèque nationale de France ne nous épargne pas les détails d’une direction à la tête d’un de ces grands centres du savoir, symboles de la République. Ces détails révèlent la multiplicité des enjeux et des fronts des pratiques culturelles au début du 21ème siècle. C’est aussi le discours d’un républicain de gauche qui tente d’appliquer ses principes aux différents domaines de responsabilités qui lui incombent. L’ancien président de la BNF se veut le représentant d’une gauche exigeante et n’hésite pas à démontrer la complaisance intellectuelle de certains de ses penseurs tels Bourdieu lorsque celui-ci se lance dans une attaque unilatérale et non étayée de la télévision (Bourdieu, la télévision et son trop de mépris pour elle). De Gaulle est le personnage le plus cité devançant François Mitterrand, Clémenceau, Léon Blum ou Jean Jaurès. Preuve aussi que si la France est moins conservatrice, comme l’écrit l’auteur, la droite ayant intégré de nombreux principes défendues par la gauche, cette dernière a fait de même, ou pour le moins que les deux peuvent se retrouver dans la poursuite du projet républicain.

Défendre une identité politique à travers les évolutions technologiques des pratiques culturelles, mais aussi la redéfinir en fonction de celles-ci, c’est donc le combat que décrit Jean-Noël Jeanneney dans une succession d’articles qui donnent de la profondeur à l’actualité.