L’action publique passée au crible d’une analyse en termes d’incitations et de contraintes des acteurs qui la construisent.  Une description brillante des rouages des politiques publiques, mais qui devient beaucoup moins convaincante lorsqu’il s’agit de formuler des propositions, les auteurs négligeant d’appliquer à leurs propres idées la grille d’analyse qu’ils utilisent tout au long de l’ouvrage.

Cet ouvrage d’Augustin Landier et David Thesmar propose de soumettre l’action de l’Etat à un regard critique, celui de l’économie publique moderne. L’idée est ici de combattre l’idée selon laquelle l’Etat est bienveillant et que son intervention est uniquement conduite dans le souci de l’intérêt général. Il présente deux mouvements. Le premier est plus ou moins un manuel d’économie publique destiné à un large public, et reprend l’ultra classique dichotomie "causes et limites de l’intervention de l’Etat". Le second, qui se veut la contribution originale de l’ouvrage, défend l’idée selon laquelle la production et la distribution de statistiques doit devenir une des fonctions régaliennes de l’Etat afin que la société dans son ensemble, et l’intervention de l’Etat en particulier, puissent être soumises à la vigilance d’un nouvel ensemble d’acteurs : chercheurs universitaires, ONG et médias.


Cette dernière partie sera cependant, nous le verrons, la moins convaincante de l’ouvrage, les auteurs n’appliquant pas à leurs propres idées la rigueur de raisonnement qu’ils avaient démontrée tout au long de la première.
En effet, les premiers chapitres sont un brillant exercice de vulgarisation de la pensée économique sur l’intervention de l’Etat. Ils sont une mine d’informations illustrant les avancées de l’économie publique, depuis les exemples les plus classiques d’imperfections de marché jusqu’aux derniers développements prenant leur source dans l’économie comportementale. Nous revoyons donc avec les auteurs pourquoi l’Etat doit dans la plupart des cas faire en sorte que n’émergent pas de monopoles, et analysons en détail les différents types d’externalités, positives comme négatives. Les derniers développements des justifications de l’intervention publique sont également inclus, comme les apports de Thaler et Sunstein et leur théorie du "paternalisme libertaire"   .
Le détail des limites de l’action de l’Etat est un catalogue passionnant de l’analyse des problèmes d’incitations des différents groupes d’acteurs qui interviennent pour en construire l’action, des hommes politiques aux fonctionnaires, en passant par les médias et les groupes de pression.

L’action de l’Etat face au principe de réalité


Les auteurs illustrent avec brio à quel point l’action d’un Etat "bienveillant" est entravée par les conflits d’intérêts (que se passe-t-il si l’Etat chargé de réguler le marché finit par favoriser certains acteurs, nationaux par exemple, au détriment d’autres, étrangers ?), qui passent par des mécanismes souvent très différents de la simple corruption : préoccupations de carrière des dirigeants politiques, qui doivent se préparer à retourner à la vie civile à la fin de leur mandat et cherchent donc à ménager leurs futurs employeurs potentiels, double casquette homme politique-chef d’entreprise, financement des campagnes électorales par des entreprises, sans oublier la soumission aux exigences parfois court-termistes de l’électorat induite par le jeu démocratique. Au-delà de ces problématiques plutôt générales, quoique illustrées par force exemples concrets, les auteurs analysent les spécificités françaises de la capture de l’Etat comme régulateur par les différents groupes de pression. Ainsi, un des héritages du régime de Vichy est le corporatisme, qui a donné naissance dans l’après-guerre à une étroite collaboration entre syndicats professionnels (groupes de pression au service de certains métiers et industries) et l’Etat afin de mettre en œuvre la reconstruction. Avec à l’esprit la volonté de défendre "l’intérêt général",  un statut semi-officiel au sein de l’organisation publique est attribué à des groupes de pression, bien qu’ils soient au service d’intérêts particuliers. De même, l’histoire spécifiquement française des liens existant entre fonction publique et grande entreprise depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec notamment la création de l’ENA. Pensée comme un moyen de former les dirigeants de l’économie française, tant comme hauts fonctionnaires que comme capitaines d’industrie (qui étaient à l’époque à la tête de grands groupes publics), elle crée néanmoins des liens forts entre chefs de grandes entreprises devenus privées et décideurs politiques, pouvant biaiser les décisions de ces derniers…



Plus tard, nous suivons les auteurs dans la description détaillée des raisons des difficultés à réformer pour l’Etat, et en particulier à supprimer les rentes. Passons sur la surprenante référence à l’exemple "fictif" de la redevance fenêtre, puisqu’a bien existé en France un impôt sur les portes et fenêtres, dont on est déçu de ne pas voir l’analyse de la suppression, et venons-en au fond de l’analyse : comment se fait-il qu’il soit si difficile de supprimer certaines rentes qui sont un poids pour la société, alors même qu’il est en théorie possible de compenser les rentiers pour la suppression de leur rente ? La réponse passe notamment par des explications psychologiques, dont on sait encore trop peu qu’elles ont largement fait leur entrée dans la théorie économique orthodoxe. Ainsi, nous voyons avec eux que la dissonance cognitive (le fait que l’on ait tendance à accorder ses croyances avec la situation dans laquelle on se trouve), l’aversion à la perte (la perte de quelque chose a un coût plus important que le gain que l’obtention de celle-ci avait représenté) ou le biais de confirmation (on a tendance à ne prêter attention qu’aux informations qui confirment nos a priori) peuvent se trouver à la source d’une opposition de bonne foi au changement de la part des rentiers et source de blocage de l’action publique.

 

Les contre-pouvoirs en échec


Mais si les gouvernants sont soumis au risque de voir leur action compromise par le pouvoir de lobbies, n’existe-t-il pas des contre-pouvoirs au sein de toute société démocratique ? Les auteurs vont également décortiquer les mécanismes d’incitations des différents acteurs entrant dans la composition de l’action publique, contre-pouvoirs y compris. Plutôt que de réciter les théories les plus classiques de l’école du public choice, ils font le choix d’entrer dans le détail des rouages de la démocratie et du système électoral. Les mécanismes d’agrégation des préférences par le vote, qui posent question depuis Condorcet, sont revus à la lumière de la part d’irrationalité des électeurs qui punissent leurs élus pour des événements dont ils ne sont en rien responsables, et qui à leur tour poussent les politiques à avoir recours à des formes de marketing afin de jouer sur cette irrationalité, sous peine de ne pas être élus.
Les médias et leurs contraintes spécifiques sont à leur tour passés à la loupe. Soumis à leurs propres contraintes de rentabilité, les médias se doivent de ne pas trop aller à l’encontre des opinions de leurs lecteurs, soumis au biais de confirmation. Les journalistes, quant à eux, ne sont pas exempts de toute partialité : ils ont leurs propres opinions, qui ne sont pas nécessairement représentatives de celles de la population, et sont de plus soumis à l’influence des propriétaires des groupes de média. Est d’abord mis en avant le fait que les capitaines d’industries ont un intérêt spécifique à devenir propriétaires de médias, afin de bénéficier d’un certain prestige, et surtout de pouvoir manipuler l’information diffusée par ces médias quant aux autres activités menées par leur entreprise, voire de tenter d’influer sur les décisions politiques, ou plus encore, d’influer sur le résultat des élections. Pour les auteurs, ces bénéfices privés à la détention de médias créent une tendance au surinvestissement dans les médias, qui, en situation d’offre excédentaire, voient leur rentabilité diminuer, ce qu’ils estiment être un problème majeur du secteur, les rendant plus vulnérables aux influences extérieures, celles des annonceurs, par exemple. On comprend mal cependant en quoi le fait d’être soumis à l’influence de plusieurs intervenants est nécessairement plus mauvais que d’être soumis à un seul d’entre eux, qu’il s’agisse du propriétaire capitaine d’industrie, des annonceurs, voire des lecteurs, dont les auteurs avaient déjà montré le biais qu’ils imposent aux médias.



La solution : remplacer les experts par… d’autres experts


Les auteurs ne sont bien sûr pas les premiers à faire ce constat, et ils passent en revue les solutions qui ont déjà été préconisées, et testées, pour remédier à la difficulté pour l’Etat à avoir une action bienveillante en démocratie. Celles-ci ont généralement consisté en un recours à des comités d’experts, non soumis à la pression de l’électorat et connaissant bien leur sujet. Depuis l’après-guerre, le recours à des experts pour conduire certains aspects de politique publique s’est largement développé. La fin de la Seconde Guerre mondiale a été l’occasion de redéfinir les contours de la bureaucratie, avec une délégation des pouvoirs des fonctionnaires vers les experts scientifiques (la "technocratie"). L’exemple le plus flagrant d’une telle délégation est l’indépendance des Banques Centrales, qui ne sont plus soumises au contrôle du pouvoir politique, mais gérées par des experts indépendants. Mais la gestion par les groupes d’experts est loin d’être une panacée. En effet, les auteurs rappellent que les mécanismes de groupe tels que la tendance à se conformer aux opinions déjà émises par les autres membres vont avoir tendance à limiter la portée des discussions au sein des comités d’experts. De plus, même pris individuellement, les experts ne sont bien souvent pas plus capables de se projeter dans l’avenir avec précision que n’importe quel quidam, en raison de leur tendance à se reposer sur leurs acquis théoriques, ce qui peut les pousser à négliger des éléments ne cadrant pas avec ces théories.
Quelle porte de sortie proposent alors les auteurs ? Selon eux, le recours à des experts n’est pas en soi mauvais, car il permet effectivement de contrecarrer le court-termisme de l’action des politiques. Cependant, les biais de ce type d’acteurs ne sont réellement problématiques qu’en raison du fait qu’ils détiennent un certain monopole : il n’y a qu’un comité d’experts désigné par les Etats par question. S’il existait une multitude d’intervenants, disposant de la même information que le groupe d’experts, alors ceux-ci seraient à même de fournir une évaluation critique des politiques proposées ou implémentées. Les auteurs ont en tête trois groupes à même de jouer ce rôle : les chercheurs universitaires, les associations et les médias.
Et c’est dans l’analyse de leur action que l’ouvrage devient bien moins convaincant. En effet, après avoir détaillé les mécanismes d’incitations et les différentes contraintes s’imposant aux acteurs de la politique publique, ce cadre d’analyse semble soudain s’évaporer quand il s’agit de l’appliquer aux idées des auteurs. Ainsi, ils commencent par préconiser que les politiques publiques soient soumises à des évaluations indépendantes, gérées par des statisticiens compétents non soumis à l’influence des gouvernants. L’idée est ici d’avoir notamment recours à ce que les économistes appellent les "expériences contrôlées". Elles consistent, dans le même esprit que les tests de médicament, à essayer les politiques sur une partie de la population (ou certaines zones géographiques) prises au hasard, afin de les comparer au reste de la population, pour pouvoir véritablement évaluer l’effet de la politique en question. Mais on ne comprend pas bien quel intérêt auraient les hommes politiques à accepter que leurs politiques soient soumises à une évaluation indépendante, qui pourrait mettre en avant leurs échecs. Les auteurs lancent donc des incantations sur un fonctionnement idéal de la politique publique, sans fournir d’explication sur la manière concrète de parvenir à cet objectif.
De même, l’appel à l’intervention dans le débat des associations, des citoyens, des universitaires et des médias, même s’il donne lieu à un rapide survol de l’imperfection de leur action potentielle (contraintes de carrières pour les universitaires, profil spécifique des citoyens choisissant d’entrer dans le jeu de la "démocratie participative"…), la suppose être bénéfique. Il y a là en creux une hypothèse selon laquelle la combinaison de leurs interventions compense les défauts de l’action de chacun de ces acteurs pris individuellement. Cependant, de même que les auteurs nous avaient rappelé que les erreurs des électeurs ne se compensent pas, on ne voit pas a priori pourquoi les erreurs et biais de ces nouveaux acteurs devraient s’annuler.
Pour que ces intervenants puissent réellement être efficaces, les auteurs défendent l’idée selon laquelle l’Etat devrait devenir un producteur de statistiques qu’il devrait rendre publiques, et légiférer de manière à ce que la production privée de statistiques devienne facilement accessible aux intervenants de la "société civile". Et mise à part précisément la bienveillance, on ne voit pas bien ce qui pourrait pousser l’Etat à agir de la sorte : pourquoi perdre le monopole de l’accès aux statistiques publiques au profit d’acteurs indépendants ? De même, peut-on se satisfaire d’appeler à "toutes les bonnes volontés, des citoyens concernés aux ONG, en passant par les universitaires et les journalistes" quand on vient de consacrer plus de 200 pages à démontrer que la bonne volonté ne suffit pas ? On ne peut qu’être saisi par la troublante ressemblance entre leur foi en l’apport de ces nouveaux types d’experts et la foi qu’il y a pu avoir à d’autres époques en l’efficacité de la bureaucratie puis de la technocratie, qu’ils dénoncent dans l’ouvrage…


La lecture de la dernière partie de l’ouvrage laisse donc plus que sceptique : après avoir formé le lecteur à la compréhension des mécanismes concrets guidant l’action des acteurs des politiques publiques, les auteurs se contentent dans la présentation de leur thèse de supposer qu’il existe quelque part dans la société, et également au sein de l’Etat, cette bienveillance dont ils cherchent pourtant à démontrer le caractère utopique. Nulle part nous ne voyons d’éléments concrets permettant de comprendre les raisons pour lesquelles l’Etat irait dans la direction qu’ils préconisent, tout d’abord, et quand bien même il le ferait, les raisons pour lesquelles il se sentirait contraint par les interventions d’acteurs extérieurs dont on ne sait pas si les biais sont ou non pires que ceux des autres intervenants