Une réflexion sur la confrontation de la philosophie au réel qui toujours la précède et avec lequel elle ne parvient jamais à coïncider.

Faut-il voir dans les ouvrages de Guillaume Pigeard de Gurbert l’influence de P. Chamoiseau et/ou l’expression d’affinités profondes avec une forme de pensée métaphorique  et plus largement poétique ? Après Le mouchoir de Desdémone. Essai sur l’objet du possible (Actes Sud, 2001), l’auteur - agrégé et docteur en philosophie – propose ici un texte déroutant : Contre la philosophie. S’agit-il d’un " endroit où aller ", ou du constat que la philosophie ne conduit nulle part ? " On sait depuis toujours, en philosophie, qu’il faut en faire sans savoir au juste ce que l’on y fait " (avertissement). Platon a écrit Le Sophiste, Le politique, mais n’a jamais rédigé un dialogue qui s’intitulerait Le philosophe : la philosophie n’existe que de son impossibilité à décliner son essence. Théâtre d’ombres (pensons à l’allégorie de la Caverne dans la République de Platon) confronté au récit plus qu’elle n’en convient, la philosophie répond à un mot d’ordre qui l’affole " En piste " !   . L’ouvrage ne cède en rien à une phénoménologie de l’affect ni à la tentation de revendiquer un pathos invisible, dont la philosophie serait, dès ses origines, la proie. La seule référence au concept de pathos se mesure à l’idée que le philosophe est avant tout " le patient du réel ", un réel qui le blesse et le laisse désorienté, engendrant ainsi la patience de la pensée : " Penser philosophiquement, ce n’est justement pas tourner à l’intérieur de la pensée, mais la sentir installée dans un dehors qui la mine "   .

 

On éprouve une sorte de (de)saisissement à la lecture de ce Contre la philosophie. Au delà des considérations généralement admises sur l’inachèvement du discours philosophique, bâti – comme le soutenait déjà Kant – sur les ruines de ce qui le précède, le livre souligne l’effraction de l’autrement que concept, incommensurable, en l’occurrence, avec un supposé « impensé » de la philosophie. Les " pathémata " désignent en effet " les données que la pensée subit "   . On retrouve dans l’étonnement philosophique la marque de cette relative « passivité », avant que l’acte réflexif ait posé la possibilité même de la pensée. Les mathématiques, a contrario, et en vertu de leur étymologie, ont pour fonction d’ " apprendre ", de délivrer un savoir. La philosophie est donc, plus qu’on se l’imagine, " réactive " face à l’effraction que fait subir le réel à la pensée, et ne gît pas dans un immobilisme stérile.

 

 

Sur le fond, d’ailleurs, la philosophie se " déterritorialise"», au moment même où elle rencontre ce qui n’est ni elle ni en elle, et les tentatives des philosophies idéalistes de faire dépendre le dehors du dedans achoppent contre cette extériorité inassimilable comme les philosophies immanentes (Deleuze et d’autres philosophes avant lui) se condamnent tout autant à rater cette présence absolue du réel, dont la pensée ne peut se saisir mais à laquelle elle peut simplement s’ouvrir. La tâche de la philosophie est par conséquent de " rendre à l’être son impotence ", cela même qui la met en branle. Comme la montagne Sainte-Victoire des tableaux de Cézanne, le réel s’exhibe in situ, massivement, mais ce site est insituable. Est-ce trahir la réflexion de l’auteur qu’invoquer une forme de réhabilitation de l’espace, le temps – instance privilégiée du philosophe – spécifiant par excellence le sens interne et la condition de nos représentations (on se souvient de l’insistance de Kant à ce propos) ? Cet espace est bruissant de présences (le statut de ces dernières demeure peu explicité par G. Pigeard de Gurbert), et impose une forme de violence à la pensée. Mais le travail du concept, c’est de ramener la violence du réel au pensable et toute philosophie incarne cette pathesis, tout en modulant à sa manière son exposition à l’autrement que concept. La méthode à l’œuvre, du coup, emprunte beaucoup plus à l’art du montage et au cinéma qu’à la discursivité du langage et l’éclat métaphorique des mots l’emporte sur le système. (" On peut en effet concevoir les concepts philosophiques comme des foyers quasi pensants de perception saturée ", p. 82). Il n’est donc pas étonnant qu’Artaud et Blanchot soient sollicités dans la définition de ces quasi-concepts. Bref, ni du côté de l’être ni du côté du non-être, le concept ne peut faire que l’épreuve de sa propre ruine.

 

La seconde partie de l’ouvrage trace un portrait " pathématique " de trois philosophes  idéalistes : Descartes, Platon et Hegel. Le premier n’est pas aussi insensible que sa philosophie pourrait le suggérer à l’emprise des choses du dehors   , et au principe selon lequel il n’y a rien qui " n’agisse plus immédiatement contre notre âme que le corps auquel elle est jointe ".  Descartes n’aurait eu de cesse de nier (et dénier) l’objection de Hobbes : " je respire donc je suis ", dénégation qui renseigne sur l’impérieuse nécessité de mettre la pensée hors de l’atteinte du réel. L’Etranger de Platon ne se conduit pas autrement : il " rationalise " le désir tout pathétique pour l’intelligible dans la " mathématisation " de l’idée de Bien. C’est dire là encore que la philosophie platonicienne " dépose " hors d’elle le fait pathématique pour mieux le conjurer. Hegel, enfin, (ré)concilie l’être et la pensée en les subordonnant au " pâtir ". La patience endurée par l’être (" longtemps aveugle sur soi ") et par la pensée est traversée par la négativité, et distingue en ce sens mathématique et activité philosophique. Mais pas de noces ni de retrouvailles, en définitive, entre l’être et le concept, malgré le pathos qui les affecte, parce que le concept ne sort pas de lui-même : la forclusion du pathématique, dans la philosophie de Hegel, est loin d’être fortuite. La philosophie n’est cependant pas étrangère aux " patiments " (ces quasi-concepts " teintés " d’affectivité), comme en témoignent les descriptions de la nausée par Sartre. Le monde de l’existence rompt-il avec la spéculation philosophique et accepte-t-il d’être dérangé par le réel ? C’est bien une question que l’on pourrait d’ailleurs adresser d’abord à Kierkegaard lui-même. Le propos de G. Pigeard de Gurbert se veut donc insistant sur un point  a minima : le pathétique ne se confond pas avec le pathématique et si le démon socratique incarne la passion pour l’intelligible, il laisse la pensée emmurée dans ce " pathos ".

 

Voici un ouvrage dense, nourri de références textuelles précises, et moins simple qu’il y paraît. Si philosopher consiste à " refouler " un réel intempestif pour mieux le rationaliser, il demeure que le réel ne se confond pas forcément avec l’être. Mais G. Pigeard de Gurbert répondrait que les " constructions " ontologiques (toute passionnelles qu’elles soient) éludent indéfiniment un réel avec lequel elles ne peuvent précisément jamais coïncider