Une présentation succincte et stimulante du compositeur de La Bohème et de Tosca par l'un de ses spécialistes français actuels.

"À la vérité, sur Puccini je ne pense rien ! Et je ne saurais me situer ni dans les pour, ni dans les contre, mais dans les absents ! " Ainsi s'exprimait Pierre Boulez en 1970   . À côté de ce jugement réservé mais somme toute prudent, on n'en finirait pas de citer des opinions négatives exprimées au cours du vingtième siècle par l'establishment musical sur le compositeur de Tosca. Ainsi, il est considéré avec mépris dans ce classique qu'est Opéra et Drame de Joseph Kernan, publié en 1956, tout comme l'est d'ailleurs Richard Strauss, et ce même dans la nouvelle édition de 1986   . En France, si les œuvres de Puccini ont connu, dès la première parisienne de La Bohème à l'Opéra-Comique en 1898, une immense popularité, compositeurs et critiques avaient fait aussitôt la fine bouche ; on perçoit d'ailleurs ce dédain – qui s'appliquait d'ailleurs à tout le répertoire vériste italien – dans l'unique mention faite par Proust de Puccini dans la Recherche. Massenet, qui savait parfaitement quelle dette la giovane scuola avait à son égard (Sylvain Fort la passe un peu injustement sous silence   ), a été l'un des rares à ne pas s'associer à ce jugement, avec dans une moindre mesure Saint-Saëns. Dans les générations suivantes, Ravel, Stravinsky et Poulenc n'ont pas hésité à proclamer eux aussi leur admiration pour Puccini. Exception plus inattendue, Webern, dont Sylvain Fort cite une lettre de 1919 à Schoenberg, qui partageait son sentiment, où il décrit La Fanciulla del West comme un opéra " splendide de bout en bout " où " chaque mesure est une surprise ". Il allait revenir ensuite à René Leibowitz, dès son Histoire de l'opéra (1957) et dans des articles sur La Bohème et sur Tosca repris dans Le Compositeur et son double (1971) et dans Les Fantômes de l'opéra (1972) de mettre en relief pour la première fois, en France du moins, la modernité de Puccini.

Comme le remarque, non sans finesse, Roberto Alagna dans la préface du livre, Puccini est " un compositeur chez qui tout semble aller de soi, alors que rien n'est simple ". Si cinq de ses ouvrages occupent une place si importante dans le répertoire des théâtres lyrique du monde, c'est certes par le pouvoir d'émotion qui s'en dégage. Mimi, Tosca, Butterfly, Minnie, Magda, Angelica, Liu nous touchent comme des héroïnes de cinéma. (Et s'il y a un musicien de la femme, comme on l'a dit avec quelque exagération de Massenet, c'est bien Puccini !) Mais la réussite esthétique de ces œuvres n'est pas une banale question d'affect. Certes, comme le souligne Sylvain Fort, Puccini a renouvelé l'opéra italien en mettant en scène des personnages de la vie de tous les jours, comme ceux de La Rondine ou d'Il Tabarro ; mais tous ses personnages, à commencer par Tosca et Turandot, voir Butterfly, n'entrent pas dans cette catégorie, et ce qui frappe bien davantage – et met par conséquent Puccini au-dessus de tous les autres compositeurs de la jeune école italienne – est l'extraordinaire raffinement des moyens mis en œuvre dans la représentation musicale des émotions. Exigeant pour ses interprètes, comme le souligne également Alagna, Puccini l'était d'abord vis-à-vis de lui-même. Son corpus – dix-douze opéras, selon que l'on compte Il Trittico comme un ou trois – est relativement mince pour un compositeur qui ne s'est pratiquement consacré qu'au genre lyrique. Le nombre des projets rejetés est impressionnant : La Lupa (d'après Verga), Anna Karénine, un triptyque d'après Gorki, Notre-Dame de Paris, Marie-Antoinette, La Femme et le pantin (d'après Pierre Louÿs, sujet dont héritera Zandonai), Une Tragédie florentine (d'après Oscar Wilde), Two Little Wooden Shoes (d'après Ouida, projet dont héritera, cette fois, Mascagni), La Crociata degli innocenti (avec D'Annunzio), Hanneles Himmelfahrt (d'après Hauptmann, sujet traité par Erlanger), Sly (dont héritera Wolf-Ferrari)... Sylvain Fort, qui regrette qu'il ne se soit pas intéressé à Salammbô ou à Madame Bovary, voit en Puccini un " Flaubert de la musique ". La comparaison, qui eût rendu Vladimir Nabokov fou furieux, est ingénieuse, car elle met en avant le perfectionniste, le styliste implacable.

Contrairement à son précédent ouvrage sur Puccini   , le nouveau livre de Sylvain Fort n'examine pas les opéras l'un après l'autre. Une première partie, "Jalons ", suit la vie du compositeur à travers douze épisodes, de sa découverte d'Aida en 1876 à la création posthume de Turandot en 1926. La seconde, " Figures ", traite de trois grands thèmes (Vie, Mensonge et Mort) qui traversent l'œuvre. La troisième, " Pucciniana ", envisage en quinze petits chapitres divers aspects du compositeur. On trouve en annexe une chronologie (qui vieillit de neuf ans Meyerbeer, lequel n'avait pas soixante-seize, mais soixante-sept ans en 1858), une bibliographie succincte et une discographie sélective, où chacun rectifiera un lapsus bien pardonnable (ce n'est pas Serafin, mais Victor De Sabata, qui dirige la fameuse version Callas-Di Stefano-Gobbi de Tosca). Le lecteur aura rectifié avec la même indulgence un autre lapsus, p. 90, qui intervertit les deux personnages d'Il Tabarro (c'est Michele, et non Luigi, qui craque l'allumette fatale).

Ce petit ouvrage d'une lecture agréable et rempli d'aperçus stimulants s'adresse à un large public mélomane. L'étudiant en musicologie, s'il ne maîtrise que le français, a à sa disposition l'ouvrage de Marcel Marnat   et la riche biographie de Mosco Carner, parue en 1958 et rééditée en 1974   , que supplante néanmoins en partie celle, malheureusement non traduite, publiée depuis, en allemand, par Dieter Schickling   , par ailleurs auteur du catalogue thématique de l'œuvre paru en 2003. À quiconque lit l'anglais, on recommandera chaleureusement le livre récent de Julian Budden   et plus chaleureusement encore celui de Michele Girardi, qu'il vaut mieux lire dans la version anglaise, augmentée   que dans l'édition originale italienne citée par Sylvain Fort dans sa bibliographie : comme Marcel Marnat est le premier à le reconnaître dans son livre, c'est le meilleur ouvrage existant sur le compositeur