Un recueil d'articles sur la pensée utopique et messianique des intellectuels juifs au XIXe siècle.

Il est rare qu'un recueil de travaux portant sur une longue période présente une cohérence et un intérêt aussi remarquable que le recueil publié par les éditions de l' Eclat sous le titre Juifs hétérodoxes, regroupant de nombreux articles de Michael Löwy consacrés aux intellectuels juifs d' Allemagne et d' Europe centrale et leur rapport à l' idée messianique.

Michael Löwy, issu d'une famille d'origine viennoise, né au Brésil, enseignant à L'EHESS, est bien connu pour ses productions ayant trait aux liens entre Utopie et romantisme et au climat intellectuel de la Mitteleuropa, en particulier chez les intellectuels juifs, ainsi que sur la sociologie de la religion.AAA(Le présent ouvrage constitue en quelque sorte une forme de complément à une oeuvre plus académique (Rédemption et utopie, le judaïsme libertaire en Europe centrale) écrite en 1988, publiée de nouveau en 2009 (aux éditions du Sandre) et évoquant notamment le cercle bar-kohba de Prague dont Kafka était le membre le plus éminent.)

Creusant ce sillon, Michael Löwy s'est donc attardé sur une catégorie d'intellectuels  volontairement inclassables, qui partagent  une volonté assumée de marginalité au regard des cadres traditionnels de la pensée juive.

L'idée centrale est donc de repérer au sein de ces thématiques des persistances, conscientes ou non, de grands schémas de la pensée messianique et leur lien avec les eschatologies politiques modernes sécularisées et surtout, de nous faire connaître les acteurs de ce bouillonnement d'idées utopiques qui émergèrent dans le premier tiers du siècle en Europe Centrale.

La critique de l'orthodoxie religieuse

L'ouvrage donne donc en premier  une définition en creux du type d'intellectuel juif dit "hétérodoxe" visé par Michael Löwy, catégorie qui s’inscrit en opposition profonde avec les deux grands courants intellectuels et religieux issus du XIXe siècle: L’Orthodoxie et Le judaïsme libéral.

D'un côté, l'intellectuel juif "hétérodoxe" rompt avec l’Orthodoxie sur le plan de la croyance religieuse, sur la valeur de la halakha et sur l’étude des textes traditionnels. Benjamin, Bloch, Lukacs sont ainsi relativement  ignorants des textes talmudiques et des méthodes d’interprétation, le domaine proprement exégétique de la pensée juive leur est  mal connu. La chose est moins vraie dans le cas de Scholem et Buber,  qui sont des connaisseurs avertis de cette tradition. Toutefois, ils ne s'adonnent pas à la lecture talmudique en tant qu’activité de production intellectuelle  comme le fera ultérieurement un Levinas. Leur œuvre demeure marquée du sceau de la philosophie et de la science occidentale.

Cette rupture s'appuie chez certains d'entre eux, en parallèle, sur une adhésion à des formes assez hétérodoxes de sionisme dans la lignée d'un penseur juif  méconnu, un des représentants du groupe des jeunes hégéliens, Moses Hess.

En outre, le choix de la forme de nombreux ouvrages laisse penser à une sorte de résurgence  d' éléments  haggadiques, sous la forme d'ouvrages utilisant les fragments, les courts récits, les aphorismes, autant de formes qui culminent par exemple dans les "récits hassidiques"de Buber, fortement admirés par toute cette génération de penseurs, ou dans « Traces » de Ernst Bloch sans parler des textes courts de Benjamin.

Cette approche  s'inscrit en opposition à tout esprit de système perçu comme transcription philosophique  d'un mode de pensée plus strictement halakhique. Le temps  messianique qu'il s'agit de faire advenir se caractérisant par un dépassement de la Loi et un règne de justice et de paix, il doit déjà se manifester  dans des modalités d’écriture particulières mises en œuvre.

Le rejet des "lumières juives"

De l’autre côté, on constate une  rupture également  avec les tendances du judaïsme libéral.Ainsi les deux grandes figures tutélaires de la pensée, symboles de la synthèse judéo-allemande de cette époque, Moses Mendelssohn et Hermann Cohen, sont fortement critiquées sous deux angles distincts.Mendelssohn est plutôt mis en cause  en raison d'une soumission à la logique de l'assimilation et à l’adoption de l'idéologie de la Haskala en tant que conception de l’histoire, rationnelle , optimiste et progressive à laquelle s'oppose une vision historique  catastrophiste des messianismes évoqués par Löwy qui sont des messianismes de la rédemption, comportant une forte dimension romantique sous l'influence majeure de Rosenzweig.   Cohen en tant que représentant du néo-kantisme est, pour sa part, considéré comme le tenant d'une philosophie surdéterminée  par une conception kantienne  du temps et de l'histoire, excluant donc la notion d'un temps qualitatif propre au messianisme.

Bloch critiquera aussi très fortement la philosophie de l’histoire d’Heinrich Rickert    dans un de ses premiers ouvrages, ce qui illustre encore  la profonde opposition continue  de ces penseurs aux tenants de  l’école de Marburg dominant alors la pensée  allemande. L’anthropologie de Cassirer, lui aussi juif, n'est pas non plus épargnée, du fait de son rationalisme éloignée de l'anthropologie à vocation métaphysique et éthique du judaïsme.

A ce titre, la sympathie pour des formes de sionisme que l'on qualifiera de non-herzliennes rejoint une volonté de rejeter l’assimilation conçue aussi comme adhésion à la forme de l’Etat-Nation traditionnel dans la perspective de la création future  d'Israël. Ainsi, on expliquera la sympathie marquée de penseurs comme Buber et Scholem à des formes de socialisme autogestionnaires, ou même dans le cas de Scholem pour l’anarchisme, sans parler de la participation de Landauer à la république des conseils de Munich. Enfin, l’intérêt envers le hassidisme joue également un rôle de réaffirmation traditionnelle de l'identité dans une perspective de rejet de l'assimilation et du rationalisme .

Sur cet interstice entre deux tendances  elles-mêmes profondément divergentes  se bâtit donc un concept dont le contenu semble parfois hétéroclite au premier abord,  mais regroupant plusieurs ensembles finalement cohérents, qui dessinent une hétérodoxie juive aux multiples visages.

Messianisme religieux et sionisme alternatif

Ainsi on peut regrouper dans un premier ensemble deux remarquables études consacrées à Buber et Scholem. On pourrait qualifier ces penseurs de "religieux alter-sionistes utopistes".

L'étude sur Buber s'attarde de manière passionnante sur une facette méconnue de l’auteur de le  "Je et le Tu", celle de l’engagement politique dans l’élaboration de modèles sociaux expérimentaux. Pour Buber, ardent partisan du mouvement kibboutzique, l'engagement sioniste nécessite une réévaluation du rôle de l’Etat d' Israël et de son positionnement identitaire. Ainsi Buber prend position pour un dialogue égalitaire avec les arabes.

Le penseur existentiel et  mémorialiste du monde hassidique prend ainsi une dimension supplémentaire, et l'on découvre  dans la galaxie décrite par Michael Löwy, son rôle à la fois central et marginal, d'attracteur d'un certain nombre de penseurs. Buber  se situe dans une ligne de fuite où se rejoignent une pensée religieuse authentique et une praxis sociale à vocation utopique.

Ainsi Benjamin comme Bloch portaient un grand intérêt aux "récits hassidiques" dont la dimension anecdotique rejoint le formalisme de leur œuvre fondée sur une forme de narration haggadique éclatée, à l' image de leur conception du temps composées de moments qualitativement différenciés dont l'unicité réside dans la possibilité d'une survenance messianique.A l'inverse, Scholem  n’est pas à proprement parler un penseur religieux. Il est plus sûrement un penseur du religieux et du mystique. Dans l'œuvre de Scholem, l'intérêt pour la mystique juive joue un rôle assez semblable, quoique plus central, à celui du hassidisme chez Buber.

Cette redécouverte des sources de la kabbale reliée à celle des messianismes hérétiques de Jacob Frank et Sabbatai Tsevi  se place ainsi dans une tension entre la fonction traditionnelle de l'étude talmudique d'un côté et l'affirmation de la vocation sociale et spirituelle de l’espérance messianique et de la recherche kabbalistique de l’autre. Elle permet de relier le domaine du spirituel à celui du temporel historique. Elle s'accompagne chez Scholem d'un engagement politique de jeunesse  de type anarchisant qui s' exprime par des diatribes à la fois profondément  sionistes et profondément anti-Herzliennes sur la nécessité de créer un modèle d'état juif se distinguant de l'Etat-Nation occidental et recourant aux modèles conseillistes.

Michael Löwy évoque en outre ici d'autres sources qui relèvent de la pensée propre de Scholem et non uniquement du défrichage de la mystique kabbalistique. Ces sources peu connues révèlent un Scholem philosophe ayant une conception originale des rapports entre judaïsme et romantisme. En dépit de son rejet du marxisme, sur lequel se fonde sa mésentente avec son frère Werner, député communiste, et sa pensée d’essence religieuse, Scholem se retrouve, encore plus que Buber dans une orientation de rupture politique, étudiant les messianismes hérétiques juifs comme des axes de réflexion sur les rapports entre messianisme et historicité.

Benjamin, l'ange de l’histoire

Un deuxième ensemble de penseurs peut être rassemblé sous le vocable de "messianistes marxistes hétérodoxes".Entre les deux ensembles précédemment décrits, Walter Benjamin peut faire office de passeur en raison de l' évolution de sa pensée d'un horizon théologique vers le  matérialisme historique sur des thématiques parfois semblables comme le langage et l' histoire où il retravaille ses positions premières.Le tropisme naturel de Michael Löwy l'a conduit à accorder dans son ouvrage une très grande place à la figure de Walter Benjamin qui apparaît dans de nombreux articles évquant les rapports de ce dernier avec d'autres penseurs qui lui furent proches.Ainsi on ne trouvera pas moins de trois articles portant sur ses relations avec Hannah Arendt, un autre sur Manès Sperber, un sur Rosenzweig.Michael Löwy résume à chaque fois avec clarté les grandes thématiques de l'un des penseurs les plus complexes du XXème siècle dont les écrits très diversifiés et fragmentés nécessitent un travail pédagogique pour en saisir la portée et le sens.

Chez Benjamin, plus que chez tout autre, la réflexion sur le messianisme et sur sa signification en termes d’horizon historique et de brisure radicale dans le continuum de la temporalité historique se fonde sur une conception originale du temps et sur la référence originaire au romantisme allemand. Dans son ouvrage consacré à Benjamin, Rosenzweig et Scholem "L'Ange de l’histoire", qui est une des références  de Löwy, Stéphane Mosès évoquait ainsi déjà  une référence talmudique qui permet de saisir sur quelle trame temporelle  le temps hébraïque développe sa conception du messianisme.

Dans ce passage, Mosès évoquait l'idée d'une création-destruction à tout instant des anges qui chantent la louange de Dieu. Ainsi le temps est composé d'instants qualitativement différents porteur chacun d'un potentiel de re-création permanent qui recèle du point de vue de l’histoire humaine, la possibilité d'un surgissement  messianique.

Deux penseurs reprennent cette idée  dans une perspective différente, Benjamin est le penseur du Présent et du déjà-là et  Bloch celui de l’avenir et du Pas-encore. En regroupant ces philosophes et en y ajoutant Lukacs, Löwy montre avec pertinence la dimension à la fois paradigmatique de l’allégorie messianique et les différences existant dans ses manifestations. Les textes consacrés à Benjamin s'attardent sur des relations qui furent moins célèbres et moins marquantes que les plus connues d'entre elles, Adorno et Scholem. Toutefois, ils permettent d'éclairer des  périodes moins connues de la vie de Benjamin. Le texte théorique sur les rapports entre Benjamin et Rosenzweig est d'une grande portée réflexive, précisément en ce qu'il montre le lien entre romantisme et messianisme comme continuité entre les deux œuvres par-delà une vision du temps messianique laïcisée, pour l'un, religieuse, pour l' autre.

Bloch, Le Messianisme de l' Espérance

Le parcours de Löwy l' a amené à rencontrer personnellement Ernst Bloch dont il livre ici une interview d'un intérêt documentaire exceptionnel en particulier sur ses relations avec Lukacs qui apparaissent dans leur proximité amicale puis dans la distance imposée par la soumission de ce dernier  à l'appareil du parti communiste hongrois alors que Bloch quittait pour sa part la RDA.

On croisera ainsi la figure de Max Weber, qui présidait aux destinées du petit groupe intellectuel dans lequel s'enracina la collaboration avec Lukacs et leur amitié, plus tard brisée par la divergence des choix politiques. Le destin de Lukacs apparaît ici dans toute sa tristesse comme celle de la trahison d'un clerc, la bureaucratisation d'un esprit soumis progressivement à la logique d'appareil, reniant  tous ses choix esthétiques, en particulier son admiration pour Kierkegaard et Dostoievski. Mais Löwy nous révèle aussi  un Lukacs de jeunesse capable de s'enthousiasmer pour l'œuvre du Baal shem tov et de nous rapporter le témoignage de précieux de Belà Balazs, communiste juif hongrois "Gyuri a retrouvé le juif en lui, sa nouvelle philosophie : le messianisme" qui montre que l'insensibilité proclamée de Lukacs à ses origines juives  n'avait pas de caractère d'évidence.

Bloch , pour sa part se révèle un personnage profondément attachant, et l'ouvrage donne envie de relire ce penseur,  permettant de réévaluer le contenu et la portée d'une œuvre résumée comme une tentative de conciliation entre le matérialisme historique et la philosophie de la nature de Schelling, puisant aux sources les plus diversifiées du mysticisme rhénan à Joachim de Flore en passant par le Baal chem Tov, Paracelse et Tomaso Campanella ainsi que des  philosophes romantiques méconnus comme Von Baader.

Cette pensée  reliée aussi bien à la tradition juive que catholique ou gnostique, se pare du titre paradoxal d’athéisme religieux conciliant l’horizon eschatologique  qui serait en fait le début d'une métahistoire et d'un règne de l'utopie,  avec un matérialisme historique qui se veut toutefois très éloigné du matérialisme des lumières jugé foncièrement grossier et bourgeois.

Il est à noter la grande insensibilité de ces auteurs à la démarche sioniste sous toutes ses formes mêmes les plus alternatives, on peut à ce titre parler d'un a-sionisme tant Benjamin, Bloch ou Lukacs se situent dans une logique de dépassement de l’idée nationale conçue comme une forme historique transitionnelle. On remarquera, dans le cas de Bloch et Lukacs,  un intérêt non négligeable pour certains mystiques chrétiens en particulier les mystiques rhénans.

Les Ultras de l'Hétérodoxie

Enfin, les études consacrées à Bernard Lazare, Victor Basch, Gustav Landauer ou Manès Sperber peuvent être regroupées malgré leur éclectisme dans une catégorie "ultra-hétérodoxe". Il s'agit ici plutôt de figures historiques et politiques témoins d'un certain type d'engagement anarchisant et laïc. Si les lecteurs français connaissent bien Bernard Lazare et découvriront avec attention la belle figure de Victor Basch, l’étude consacrée à Landauer et l’évocation du parcours de Manès Sperber sont révélatrices d'engagements politiques très profonds, allant  jusqu'à  la mort  par assassinat pour Landauer, parcours typiques de certains révolutionnaires juifs de cette époque, qui avaient reporté une soif d'absolu messianique sur un engagement sécularisé utopique. Dans le cas de Landauer, ce constat se double de l'existence d'une véritable vision du destin historique du peuple juif comme participant à un processus de rédemption.

L'ouvrage de Michael Löwy constitue à la fois un précieux retour sur une période et une aire géographique particulière et un précieux récapitulatif des thématiques historiques fondamentales de ce qui apparaît désormais, non comme un courant de pensée unifié, mais comme une forme de climat intellectuel dans lequel ont baigné ces penseurs, saisis par l' attente d'un monde meilleur et dans le refus des idoles du monde ancien à l'image des prophètes bibliques.

Pour reprendre le mot désormais célèbre d' Ernst Bloch, "Le meilleur dans la religion, c'est qu'elle engendre des hérétiques". Hérésie qui est parfois, en dépit de sa sinuosité apparente, le plus court chemin du retour vers les fondements éthiques de la tradition et l'horizon utopique de l'espérance

 

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