Un numéro dense à propos d’un thème transversal des sciences humaines et sociales.
 

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L’institution constitue l’un des thèmes privilégiés de la recherche en sciences sociales, que l’on songe par exemple à l’étude des réalités juridiques et politiques, ou à celle des conventions et des normes. Fidèle à son programme et à sa vocation pluridisciplinaires, la revue semestrielle Tracés propose de confronter dans un numéro intitulé “Que faire des institutions ?” plusieurs approches méthodologiques et épistémologiques afin de prendre le pouls du renouvellement de l’analyse institutionnelle dans différents champs des sciences humaines et sociales. Un renouvellement multiforme qui traduit bel et bien un retour en force du thème après sa relative marginalisation au sortir de la seconde guerre mondiale    ; un renouvellement qui tente également de réintroduire le caractère processuel et dynamique des institutions, contre une acception généralement fixiste, ou tout du moins “figeante”, du terme   . Le numéro de Tracés accueille ainsi des contributions variées, aux tonalités et aux propositions parfois fort différentes, qui ont cependant toutes pour point commun de montrer l’actualité du débat autour de la notion “d’institution” et de ses fonctions   .

La dynamique des institutions

Les questions que posent Arnaud Fossier et Eric Monnet dans l’éditorial rappellent que le numéro ne vise pas à un état des lieux de la question institutionnelle, quasi impossible au vu de la variété des acceptions du terme en fonction des différents disciplines. Il s’agit davantage d’interroger l’efficacité, le devenir et la fonction des institutions, en un mot leurs possibles usages. La question pragmatique “Que faire des institutions ?” signale d’emblée les présupposés négatifs qui pèsent sur les institutions   , lorsqu’on les pense dans leur dimension statique (des “structures sociales figées ou, dans un sens plus restreint, des ‘organisations’”   ). À partir des travaux du philosophe John Searle, dont l’œuvre parcourt une grande partie de l’introduction et du numéro   , les institutions sont définies comme des “faits strictement humains (…) dépendant de notre langage et d’une intention collective”   . Les institutions seraient ainsi des faits collectifs, qui influencent et contraignent les acteurs sociaux. En cela, l’institution est intéressante pour ce qu’elle permet de révéler, puisqu’elle est à la fois “ce qui est institué” et “ce qui institue”. On retrouve ici le caractère fondamentalement double de l’institution, à la fois statique et dynamique ; le numéro prend le parti de privilégier l’étude de la dimension dynamique de l’institution, “ce que le collectif institue”   , c’est-à-dire la possibilité des transactions, des interactions et des négociations autour des règles et des normes. Le philosophe Olivier Morin en vient même à remettre vigoureusement en cause la notion de “règle constitutive”, comprise comme ce qui crée ou ce qui rend possible les pratiques sociales ou les comportements (une notion utilisée en particulier en philosophie analytique des sciences sociales par Searle, David Bloor ou encore Vincent Descombes   ). Pour lui, les méthodes d’identification des consensus sociaux, et au-delà, les formes de codification des institutions non codifiées reposent sur des intuitions peu fiables, et l’autorité compétente censée définir la “règle constitutive” d’une institution est susceptible de changer, d’être contestée voire de ne pas exister. C’est donc “l’histoire d’une institution qui nous renseigne sur elles, pas le simple examen des règles elles-mêmes”   .

Se dégagent ainsi les questions de la temporalité des institutions, de leur émergence et de la manière dont naissent et évoluent les contraintes. Aussi, nombre de contributions dans le numéro s’intéressent-elles à la genèse des institutions. Sacha Bourgeois-Gironde, par exemple, se demande comment la monnaie a émergé ou, pour le dire autrement, à quoi l’institution monétaire doit son succès : se détachant de l’approche de Searle, qui dans son ouvrage majeur, La construction de la réalité sociale, “considère le langage comme le fait institutionnel premier”   , Bourgeois-Gironde souligne, d’après des études d’imagerie cérébrale, que la validité des artefacts monétaires semble “un donné primitif qui se trouve efficacement réalisé dans certains stimuli, les pièces de monnaie, et non pas une notion dérivée d’un usage marchand”   . Par ailleurs, l’introduction du livre de l’économiste Avner Greif, Institutions and the Path to the Modern Economy (Cambridge, 2006), traduite dans ce numéro, offre un regard sur l’un des ouvrages qui ont contribué à renouveler considérablement l’approche et la grille d’analyse de l’école dite néo-institutionnaliste (de Douglass North et d’Oliver Williamson en particulier) à partir d’une utilisation critique de la soi-disant rationalité des acteurs économiques et de la théorie des jeux. La perspective socio-économique de Greif permet ici d’insister sur le caractère processuel et évolutif de l’institution, proposant “un cadre conceptuel et analytique unifié pour l’étude de la pérennité des institutions, de leur changement endogène et de l’impact des institutions antérieures sur le développement ultérieur d’autres institutions”   . La question du changement institutionnel est également au cœur de la contribution de Corinne Rostaing, qui étudie en sociologue le double processus de “déprise” et de “reprise institutionnelle” dans les prisons françaises   ; un processus qui correspond aux tensions contradictoires visant, d’une part, à rendre décente l’institution carcérale, et, d’autre part, à y enfermer le plus de personnes possibles. Cette même question résonne, comme une illustration des effets du changement institutionnel, dans la tribune de Pascale Laborier, qui opère un retour réflexif sur le vacillement actuel des institutions de recherche – en l’occurrence la menace de fermeture du Centre Marc Bloch, victime de la “révision générale des politiques publiques” (RGPP).


Règles et pratiques autour de l’institution

Changeantes, “instituées et instituantes” pour reprendre les mots de Fossier et Monnet, les institutions obéissent donc à une multiplicité de définitions concurrentes. En effet, les acteurs – individuels et collectifs – contribuent à faire et défaire les institutions, à les contester, à les faire évoluer, ce qui oblige à une prise en compte des nombreuses interactions entre règles et pratiques, pensée souvent comme un moyen de résorber l’écart entre les normes et les faits, et partant, l’opposition entre institutions et individus. Les transactions autour des normes remettent dès lors constamment en cause la donne institutionnelle, tout en révélant les rapports de force sociaux. De ce point de vue, l’article de l’historienne Fanny Cosandey montre comment l’institution de la toute puissance monarchique, qui se manifeste entre autres à travers les querelles de préséance dans la France de l’Ancien régime, suppose un “accord mutuel” entre les courtisans et le roi qui garantit ordre et acquis   . En cela, Cosandey s’inscrit dans la droite ligne des travaux de Norbert Elias, qu’elle est, avec la politologue Pascale Laborier, la seule à évoquer. Ce que le sociologue allemand appelait la “formule des besoins”, c’est-à-dire, “le type et le degré des interdépendances qui ont réuni et qui réunissent (…) différents individus et groupes d’individus”   , peut en effet aider à penser le rapport entre le niveau de contraintes des institutions et les gains sociaux, économiques, juridiques escomptés par les acteurs   .

Les effets des institutions sur les comportements des individus sont analysés plus spécifiquement dans deux autres articles du numéro. Thomas Angeletti, en empruntant notamment à la sociologie pragmatique les notions de “litige” ou de “grandeur”, analyse le fossé qui sépare le cahier des charges du Conseil d’Analyse Économique (CAE) de ses résultats concrets. Créé en 1997 pour “éclairer” le gouvernement sur ses choix en matière d’économie en privilégiant censément l’émergence des différends et des controverses, il s’avère en fait davantage une instance de confirmation des positions hégémoniques de la science économique   : ici, l’institution neutralise d’une certaine manière les rapports de force. L’entretien avec Marc Abélès, qui revient en particulier sur son expérience de terrain à l’Assemblée nationale et dans l’Yonne, rappelle d’ailleurs tout l’intérêt d’une approche ethnographique des institutions qui prenne appui sur leur fonctionnement quotidien. Dans un registre quelque peu différent, Franck Bessis se propose d’articuler l’économie des conventions et la théorie de la régulation pour donner une définition générale des institutions, qui montre que “les agents contribuent à rendre effectives les règles ou à les détourner de l’orientation générale à l’aune de laquelle elles ont été conçues”   . D’où cette assertion, provenant d’une mise en relation de l’idée de légitimité et de rapport de force : “plus un système de règles sera perçu comme légitime par les agents, plus ils auront tendance à agir conformément à l’idée qu’ils se font de son bon fonctionnement”   .

Variété des analyses institutionnelles.

Dynamiques, changeantes et productrices d’effets, les institutions auxquelles s’intéresse le numéro de Tracés sont multiples, qu’il s’agisse de réalités juridiques et politiques ou de formes de régularités dans la vie sociale (normes, valeurs, etc.). Le numéro a ainsi ceci de très stimulant qu'il donne à voir, au-delà des frontières disciplinaires, la variété des types d’analyses institutionnelles dans les sciences humaines et sociales, allant de l’histoire à la philosophie, en passant par l’économie, l’anthropologie ou la sociologie. Aussi, le lecteur pourra-t-il se reporter opportunément aux trois notes de lecture éclairantes qui montrent quel rôle joue l’institution – parfois de manière implicite – dans trois pensées majeures des sciences humaines : l’opposition entre marché et institution est ainsi discutée dans une note à propos de Karl Polanyi, par Jérôme Maucourant et Sébastien Plociniczak, qui montre la divergence d’approches entre Polanyi et la Nouvelle économie institutionnelle. Pierre Thévenin rend hommage, quant à lui, à la figure de Yan Thomas   , historien du droit romain récemment disparu, en revenant sur son parcours intellectuel et sur sa réflexion à propos notamment du sens juridique d’instituere. Pierre Sauvêtre revient enfin sur le sens de l’institution, de l’institutionnalisation et de “l’institutionnalocentrisme” chez Michel Foucault, et montre l’importance de la notion de transformation pour comprendre la critique foucaldienne des institutions – une critique qui pose justement la question aux accents léninistes “que faire des institutions ?”.

Cette question (“ce que l’on veut changer”, “qui peut changer les institutions ?”) conclut l’éditorial de Fossier et Monnet. Elle sert de liant pragmatique à un ensemble de contributions variées qui répondent toutefois de manière très différente à la question “que faire ?” - et dans la plupart des contributions le problème glisse vers “comment faire avec les institutions ?”, “que font les institutions ?”, ou bien, pour reprendre le titre d’un article de Searle, “qu’est-ce qu’une institution” ?”. Des questions qui dépendent bien souvent de la nature des approches disciplinaires ; en effet, le numéro tient ensemble des articles, des notes, des traductions et des entretiens qui traduisent les controverses scientifiques que l’analyse institutionnelle génère en fonction des champs, par exemple en philosophie pour nuancer la pensée de John Searle (Morin et Bourgeois-Gironde), ou en économie pour critiquer ou réviser les néo-institutionnalistes (Maucourant, Plociniczak et Greif). Mais ce sont aussi ces divergences qui font de ce numéro de Tracés un outil particulièrement utile pour toute personne intéressée par l’objet “institution” et son traitement dans les sciences humaines et sociales contemporaines