Francis Wolff devient gourmand et, loin de se contenter de prouver que la corrida n'est pas un crime, tente de nous montrer qu'elle est moralement bonne.

Alors que, le 28 juillet, le Parlement de Catalogne a voté l’interdiction de la corrida, signe de la montée en puissance des mouvements anti-corrida, Francis Wolff prend la plume pour proposer 50 raisons de défendre la corrida – ouvrage qu’il considère comme "une arme dans une bataille [qu’il croit] juste".  

Selon les sources de Wolff lui-même, le débat sur la corrida est un combat dans lequel les passions sont promptes à se déchaîner et la tendance à diviser le monde en "alliés" et en "adversaire" puissante   . Avant d’entrer dans le vif de notre compte-rendu, prenons quelques mots pour clarifier notre propre position dans ce débat, afin d’éviter tout procès d’intention : nous ne sommes ni d’un côté, ni de l’autre. Si le spectacle de la corrida ne nous dérange pas (nous y avons assisté à plusieurs reprises), son interdiction ne nous fait ni chaud ni froid. C’est pourquoi notre but n’est pas ici de défendre Francis Wolff, ni de réfuter chacun de ses arguments, mais de les évaluer pour eux-mêmes.

 

Les aficionados ne sont pas une bande de sadiques

L’ouvrage de Francis Wolff peut être divisé en deux grandes parties, étant donné que son objectif est double : il ne s’agit pas uniquement pour lui de montrer que la corrida est "excusable" (au sens de moralement non mauvaise), il compte bien montrer "qu’on peut la défendre parce qu’elle est moralement bonne".   Ainsi, on peut distinguer dans l’ouvrage de Francis Wolff deux types d’arguments : ceux destinés à montrer que la corrida n’est pas mauvaise (et donc que son interdiction n’est pas justifiée) et ceux destinés à montrer qu’en plus, elle est moralement bonne (et donc que son interdiction constitue un désastre sur le plan moral).

Penchons-nous pour commencer sur la première catégorie d’arguments, qui peuvent eux-mêmes être séparés en deux groupes. On peut en effet distinguer deux grands types d’arguments contre la corrida : ceux qui arguent que la corrida a de mauvaises conséquences (parce que, par exemple, elle occasionne de la souffrance à des créatures vivantes   ) et ceux qui prétendent que le fait d’apprécier le spectacle de la corrida est révélateur de mauvaises dispositions (parce qu’il faudrait être sadique pour apprécier ce genre de spectacle   )

Les arguments [24] à [35] peuvent être considérés comme une tentative pour répondre aux arguments basés sur les dispositions. Non, les aficionados ne sont pas que "des psychopathes, des pervers assoiffés de sang"   : et pour preuve, "on ne voudrait que rappeler le nom de tous ces artistes, poètes, peintres, de tous pays, de toute conviction, au moins aussi sensibles à la vie et à la souffrance que tous les autres hommes, et non dénués de moralité ou d’humanité", soit : "Proser Mérimée, Federico Garcia Lorca, José Bergamin, Pablo Picasso, etc." Notons que, malgré les apparences, cette argument n’est pas un simple argument d’autorité, qui serait alors invalide : il s’agit de montrer par des exemples que l’on peut apprécier la corrida sans être un sauvage assoiffé de sang.

Cette ligne de raisonnement est poursuivie en montrant que la corrida n’est pas attachée à des valeurs particulières que l’on pourrait imputer à ces admirateurs : non ! la corrida n’est pas archaïque (elle ne remonte pas au-delà du XVIIIe siècle), non ! la corrida n’est pas franquiste (il y eut autant d’antifranquistes que de franquistes dans les rangs des aficionados), non ! la corrida ne fait pas partie de la face obscure de l’Espagne (elle n’est pas liée à l’Inquisition ou à l’expulsion des juifs).

Les arguments de Francis Wolff montrent ainsi qu’on ne peut condamner moralement la corrida parce qu’elle serait un indice du caractère vicieux de ceux qui y assistent. Mais ces arguments ne sont pas suffisants pour clore le débat : en effet, il est possible à des gens parfaitement normaux de prendre part par accident ou ignorance à des événements criminels. Après avoir prouvé que la corrida n’est pas le fait de gens vicieux, encore faut-il montrer qu’elle n’est pas mauvaise par elle-même.

La corrida comme réalisation de la nature du toro bravo

Les arguments [1] à [23] sont ainsi consacrés à tenter de démontrer que la corrida ne cause aucun mal. Passons rapidement sur les arguments [1] à [5] qui visent à démontrer que, contre les déclarations des anti-corrida, la corrida n’est pas une torture : ils sont superflus (il existe d’autres maux que la torture) et parfois très légers (Wolff défend ainsi que la corrida n’est pas une torture parce que son but n’est pas d’infliger de la souffrance, ce qui serait la caractéristique principale de la torture – faut-il alors en déduire qu’infliger de terribles souffrances à un prisonnier n’est pas de la torture, dès lors que mon but n’est pas de lui faire du mal mais de lui soutirer des informations ?).

Ce qui semble être l’argument principal est contenu dans les arguments [6] à [18], où Francis Wolff développe l’idée (i) qu’il est dans la nature du toro bravo de combattre et (ii) que permettre à un être vivant de réaliser sa nature revient à faire du bien. Ainsi, selon Wolff, "le taureau "brave", loin d’éprouver la "douleur" comme une souffrance, la ressent comme un stimulant au combat".   La corrida ne revient donc pas à infliger un tort au taureau, mais bien plutôt à lui rendre service, dans la mesure où ce dernier, non content de ne pas ressentir de souffrance, trouve dans le combat la vie qui lui convient le mieux : "pour un tel animal, une vie conforme à sa nature "sauvage", rebelle, insoumise, indocile, indomptable, doit être une vie libre – la meilleure possible. Et donc une mort conforme à sa nature d’animal bravo doit être une mort au combat contre celui qui porte atteinte à cette liberté en contestant sa suprématie sur son terrain."   Et Wolff de nous demander lequel des trois sorts suivants nous préférions : "celui du bœuf de labour, celui du bœuf (ou du veau !) de boucherie (élevé le plus souvent "en batterie") ou celui du taureau de combat : quatre années de vies libre pour quinze minutes de mort au combat. Alors, vous, à qui préférez-vous vous identifier ?"  

À cela, il est facile de répondre, par exemple : et pourquoi pas une vie libre, parsemée de combats non mortels (du type course landaise) que l’on vivrait jusqu’au bout ? Les arguments [19] à [23] développent la thèse selon laquelle, en l’absence de corrida, tout élevage extensif et libre de taureaux disparaîtrait et les toros bravos avec, ne laissant ainsi que des élevages intensifs de bœuf de labour ou de boucherie. Y gagnerait-on vraiment ? Cela augmenterait-il le bonheur moyen de la population taurine ? Probablement pas, et c’est pourquoi ceux qui défendent les taureaux sur la base de principes utilitaristes (maximiser le bien-être) devraient finalement soutenir la corrida. Mais l’argument n’impressionnera pas ceux qui défendent les droits des animaux : peu importe de maximiser le bien-être total de la population taurine, ce qui compte, c’est d’empêcher que des souffrances inutiles soient infligées à des taureaux individuels. Wolff les laisse alors face au dilemme suivant : faut-il protéger les taureaux individuels, quitte à provoquer la disparition de leur espèce ? (Notons néanmoins que cela montre finalement que la corrida est, dans l'état actuel de notre monde, un moindre mal, et pas qu'elle ne constitue pas un mal.)

Le point principal de l’argument est ainsi l’idée selon laquelle le taureau de combat est d’autant plus "heureux" qu’il satisfait sa "nature". Cet argument n’est pas complètement satisfaisant, parce qu’il semble faire appel à un concept téléologique de nature et à une biologie dont l’ontologie est plus aristotélicienne que darwinienne, ce qui le rend métaphysiquement suspect. Néanmoins, il est peut-être possible d’en formuler un équivalent dans une ontologie plus actuelle. (Par exemple, comme le suggère Wolff, en disant que le taureau souffre moins de stress dans l’arène que lors de son transport).  

L’étrange humanisme de la corrida

L’ouvrage aurait pu s’arrêter ici : finalement, la corrida n’est ni une preuve de sadisme, ni le pire sort qui puisse attendre un taureau, il n’y a donc pas lieu de l’interdire. Mais Wolff est "gourmand" : il veut montrer en plus que la corrida est "bonne", qu’elle a une telle valeur morale que l’interdire serait un mal, comparable à "la destruction par les talibans des fameuses statues géantes de Bouddha".  

L’argument principal tient en quelques mots : selon Wolff, la corrida, non contente d’avoir une valeur esthétique (décrite dans les arguments [40] à [44]) véhiculerait des "valeurs humanistes" (arguments [36] à [39]). Quelles sont ses valeurs ? Celles présentes dans les vertus intellectuelles et morales du torero, soit : la ruse   , le courage, le sang-froid, le panache, la dignité, la maîtrise de soi   , la loyauté et la solidarité avec ses compagnons.   Et Wolff, après avoir dressé cette liste, de poser la question : "n’est-ce pas un exemple de ce que nous voudrions pouvoir faire, un modèle de ce que nous aimerions pouvoir être ?"  

À regarder de près cette liste de vertus, on est pris d’un certain malaise : en quoi sont-elles humanistes ? Quelques pages plus loin, Wolff donne quelques exemples de "tabous absolus" traditionnellement liés à l’idée de "droits de l’homme" : "réduire un homme ou une femme en esclavage, ne pas reconnaître autrui comme une personne, le traiter comme un moyen de satisfaire ses besoins, refuser les principes de réciprocité ou de justice, violer les principes de liberté, d’égalité, de dignité des êtres humains"   Ne pas accomplir ce type d’action, c’est bien en cela que consiste le noyau dur de l’humanisme, ses valeurs primordiales. Mais les vertus du torero n’ont aucun rapport direct avec ce noyau dur et ces tabous : il est très facile d’imaginer (car on peut en trouver des exemples historiques), une société fondée sur de telles valeurs, dans laquelle une petite aristocratie de guerriers rusés, courageux, maître d’eux-mêmes, et solidaires entre eux tiennent en esclavage une grande partie de la population et estiment juste de les exploiter, étant donné qu’ils sont meilleurs que le reste dans ces domaines. Ainsi, si les valeurs véhiculées par la corrida se résument principalement aux vertus du torero, elles n’ont rien d’humaniste (ni d’anti-humaniste) : elles sont avant tout des valeurs aristocratiques et viriles. Et l’homme (vir) ne doit pas être confondu avec l’homme (homo). On peut avoir des cojones grosses comme le poing tout en étant l’homme le plus cruel et le plus injuste du monde.

La corrida comme remède à la modernité

Ce malaise dû aux valeurs prônées par l’auteur sous prétexte de défendre la corrida s’accentue dans la toute dernière partie de l’ouvrage (arguments [45] à [50]), censée démontrer les dangers que fait courir à notre morale ce danger qu’est l’animalisme. Entre quelques arguments assez classiques mais peu convaincants, car tous construits sur le principe de la pente glissante (l’interdiction de la corrida est une limitation de la liberté, une "folie prohibitionniste"   et l’animalisme, "en voulant hisser les animaux jusqu’au niveau où nous devons traiter les hommes […] abaisse nécessairement l’homme au niveau où nous traitons les animaux"), ce qui frappe le plus, c’est la connexion qui est faite par l’auteur entre "l’idéologie animaliste" et "la modernité". En fait, cette connexion est implicite tout au long de l’ouvrage, mais elle s’exprime clairement ici. La vision que l’auteur se fait du monde moderne occidental est la suivante   : l’urbanisation liée à la modernité a fait perdre aux gens le sens de ce qu’est vraiment l’animal, "l’animal n’est donc plus, dans l’imaginaire occidental contemporain, ce qu’il était dans l’imaginaire classique, la bête terrifiante ou l’animal au travail, mais c’est la mascotte. De là, le mythe élaboré par la civilisation industrielle : celui d’une « nature » pacifiée (paradis perdu où les animaux étaient libres), et de l’Homme avec un grand H, représentant le Mal, bourreau de l’Animal avec un grand A, innocente victime."  

Ce "fantasme" conduirait les hommes d’aujourd’hui à développer une sensibilité presque ridicule qui, selon Wolff, est la seule et unique source de l’opposition à la corrida : "Il n’y a qu’un seul argument contre la corrida, et ce n’est pas vraiment un argument. Cela s’appelle la sensibilité."   Autrement dit, les opposants à la corrida ne serait que des personnes qui, fantasmant le taureau comme victime (par ignorance de sa vraie nature), tenteraient d’imposer leur sensibilité à tout le monde. Wolff les oppose d’ailleurs aux "militants sérieux "   de la cause animale, qui eux s’occupent des "vraies urgences". Finalement, le rejet de la corrida ne serait que le symptôme d’une maladie moderne plus générale : la tendance à voir les animaux comme des personnages de Disney et à baser notre comportement sur la compassion que suscite ce type de vision erronée de l’animalité. C’est pourquoi la corrida constituerait un remède efficace à ce genre de pathologie, en nous mettant sous les yeux le fait que l’animal n’est pas qu’une victime, mais peut aussi être sauvage.

Mais attention ! Cela n’est pas le seul mal moderne dont la corrida peut nous sauver : là où nous avons tendance à rejeter le spectacle de la mort, la corrida nous le met sous les yeux. Et dans une société où le sens de la communauté et du rite tend à s’effacer, la corrida, en tant que fête, rassemble tout le monde.   En effet, "quelle plus belle image de la communauté que l’arène, ronde, où tout le monde voit tout, où tout est vu de partout, et où, surtout, toute la communauté se voit elle-même, en communiant dans un même spectacle, une même cérémonie, selon un rythme de olés, un même sentiment de vivre ensemble un sentiment unique ?"   Finalement, à une époque "d’impéralisme culturel"   , défendre la corrida n’est-il pas un moyen de résister à l’influence de la culture anglo-saxonne, dont provient l’animalisme ? Pour citer directement l’auteur : "À une époque où l’on défend la diversité culturelle, où l’on prétend résister à la mondialisation de la culture, à l’uniformisation des mœurs et des valeurs, à la toute-puissance d’une civilisation anglo-saxonne dominante et conquérante, ne faut-il pas défendre les identités culturelles locales, régionales, minoritaires ?"  

Ainsi, la corrida est embrigadée par l’auteur dans le rejet d’une société moderne cumulant divers maux tels que la soumission à l’impérialisme anglo-saxon, la perte du sens de la communauté, une vision trop pacifique de l’animalité et un rejet du spectacle de la mort et de la souffrance. Pour réveiller cette bande de fillettes larmoyantes à la sensibilité exacerbée, rien de tel qu’une bonne petite corrida, qui véhicule de si grandes valeurs viriles et aristocratiques. On aurait presque l’impression d’entendre Nietzsche invectiver le dernier homme, et pas sûr que la corrida gagne à se retrouver engagée dans un combat qui n’est pas le sien. Car il existe aussi de bonnes raisons de préférer les sociétés peuplées de "fillettes" sensibles soumises à l’impérialisme anglo-saxon aux groupes solidaires d’hommes virils prêts à protéger leurs particularités culturelles : jusqu’à présent, ce sont les seconds qui ont le plus porté atteinte aux valeurs humanistes, qui ne sont décidément pas celles que véhicule la corrida. Si Francis Wolff voulait défendre la valeur morale de la corrida à partir des valeurs qu’elle véhicule, valeurs selon lui "humanistes", il y a fort à parier que, pour bon nombre de lecteurs qui ne partagent pas son goût pour les valeurs aristocratiques et guerrières, son argumentation aura l’effet inverse.