Le Japon conserve aujourd'hui encore un taux de délinquance relativement faible comparé aux autres pays industrialisés, tout en ayant des effectifs de police réduits. Le choix fait par Uranaka Chikao d'articuler institution policière et contrôle social est tout à fait judicieux. Mais son ouvrage n'échappe pas aux écueils propres à sa discipline, la criminologie, et à certains clichés xénophobes dans l'air du temps.

"Au Japon, dit un proverbe, l’eau et la sécurité ne coûtent rien." Cette phrase illustre bien l’importance du contrôle social dans ce pays. Car si le Japon s’est doté à l’ère Meiji (1868-1912) d’une police moderne, le contrôle social communautaire a continué jusqu’à une période récente à jouer un rôle primordial. Ceci explique comment le Japon peut avoir un taux de délinquance inférieur aux autres pays développés, tout en ayant des effectifs de police inférieur de moitié à ces pays, et par exemple à ceux de la France (1 policier pour 500 habitants au Japon contre 1 pour 250 en France). Le choix fait par Uranaka Chikao de traiter à la fois de l’institution policière et du contrôle social dans son livre Police et contrôle social au Japon, est tout à fait judicieux. Pourtant, l’ouvrage de ce chercheur au Centre d’études et de recherches sur la police (CERP) de l’Université de Toulouse-Capitole, n’échappe pas aux écueils propres à sa discipline, la criminologie, et à certains clichés xénophobes dans l’air du temps.

Le livre d’Uranaka Chikao, tiré de sa thèse de doctorat, se divise en trois parties : une première, historique, narre l’histoire des polices primitives jusqu’à la création d’une police moderne dans le cadre de la constitution d’un Etat-nation à l’ère Meiji (1868-1912). Une deuxième partie décrit de manière très détaillée l’institution policière d’après-guerre et son fonctionnement. Enfin, une troisième partie, plus sociologisante, tente de décrire la place de la police moderne dans les formes de contrôle social traditionnel.

Tentative de centralisation et polices primitives


Commençant par le commencement, Uranaka Chikao nous décrit l’âge d’or du Japon préhistorique (périodes Jomon et Yayoi, soit du Xème siècle avant J.C à 250 après J.C), son paradis perdu, où « la vie quotidienne » d’après lui, était « douce et pacifique, avec peu de délinquance et de désordres »   Les « déviances » à l’époque sont établies à l’aune des religions animistes du shintoïsme qui distingue deux catégories de délits. La première, l’amatsu tsumi (les « péchés du ciel ») désigne des infractions très diverses mais néanmoins exotiques, comme le anahachi (destruction d’une rizière), le ikihagi (écorcher un cheval vivant) ou encore le kusohe qui consiste à profaner un lieu de culte avec ses excréments   . La deuxième catégorie, le kunitsu tsumi (« péchés sur terre »), recouvre des interdits liés aux relations humaines en société, comme la violence, l’outrage du cadavre, divers types d’incestes ou encore la zoophilie. Les solutions, outre l’exil du fautif, consistaient souvent en des cérémonies de purification de la communauté.

Avec la création en 710 du Yamato, un embryon d’Etat, les besoins de sécurité et d’ordre public apparaissent. Afin de faire appliquer le système administratif du ritsuryô, l’empereur Saga fait créer en 816, les kebiishi, une police impériale de Kyôto, dont le champ d’intervention se limite à la capitale. Deux autres corps de police viennent compléter ce premier dispositif policier. Face à l’augmentation de l’attaque des convois d’impôts par des pirates en mer ou des paysans pauvres sur les chemins, la cour impériale crée le tsuibushi. Par ailleurs, un autre corps, les ôryôshi ont pour mission d’escorter les paysans envoyés à Dazaifu, au sud du Japon, pour faire leur service militaire. Bientôt, ils sont chargés de la sécurité des routes principales hors de Tôkyô.

Au XIIème siècle, Minamoto no Yoritomo crée un gouvernement militaire à Kamakura, le shogunat. Le système est en partie décentralisé et dans chaque domaine, les seigneurs (bushi) ont la possibilité de juger des petits actes de délinquance et d’appliquer les peines. Avec le shogunat de Muromachi (XIVème siècle) le pays s’enfonce dans des guerres civiles qui dureront deux siècles. C’est l’époque du « monde à l’envers » (gekokujyô) et il n’y a plus à proprement parler de corps de police.

L’arrivée au pouvoir de la famille Tokugawa en 1603 met fin aux conflits. Un système féodal se met en place, avec l’obligation pour les vassaux d’habiter six mois par an à Edo   , sous la domination des Tokugawa. Pour assurer la sécurité et protéger le régime, trois instances de sécurité sont créent, le san bugyô. Mais le gouvernement des Tokugawa mise surtout sur le contrôle social institutionnalisé pour assurer l’ordre public. Comme l’explique Uranaka Chikao, il « favorise le développement d’un système de surveillance communautaire fondé sur le voisinage, avec pour base des groupes de cinq ménages (gonin gumi) »   De plus, la délation est encouragée par les autorités. En somme, alors qu’il n’y a à cette époque pas plus de 250 agents pour toute la ville d’Edo, l’organisation communautaire avec la présence de postes de police et de prévention des incendies dans chaque quartier, gérés par la population, permet un quadrillage étroit de la capitale.

Restauration de Meiji et création d’une police moderne
 
La police japonaise est née véritablement avec la volonté de créer un État moderne sur le modèle occidental, lors de la « révolution de Meiji » en 1868. Envoyant plusieurs missions d’observations en Europe, les Japonais vont successivement créer une armée, un parlement, un système postal, un enseignement obligatoire et remplacent même le calendrier lunaire par le calendrier grégorien en 1873. Sur le modèle de la concession occidentale de Yokohama, des patrouilles (rasotsu) sont crées en octobre 1871.

La création d’une police au Japon répond à l'urgence de rétablir l'ordre dans la situation chaotique de la transition entre l'ère Tokugawa et Meiji. Cependant, les élites japonaises n’ont pas encore une idée très claire du rôle que peut avoir la police moderne de type occidental. Plusieurs observateurs sont envoyés à l’étranger de 1872 à 1873, notamment à Paris où l’ « efficacité » de la Préfecture de police qui vient de réprimer dans le sang la Commune fait forte impression. Sur ce modèle est crée en janvier 1874 une Préfecture de police de Tôkyô, d’un effectif de 6000 personnes, dont le rôle est de maintenir l’ordre public et de protéger l’Etat. Cette première police bien que limité à la capitale, peut intervenir hors de Tôkyô « en cas de révolte ou d’insurrection en province ».

Dans cette logique est crée en 1879 une police politique, la « haute police » dont le nom, inspiré du système français, montre la primauté de la défense de l’État sur la lutte contre la délinquance. Cela va durablement marquer l’institution policière qui s’occupera prioritairement de protéger l’État ou le régime politique plutôt que de lutter contre la délinquance. En 1910, l’affaire dîtes de « haute trahison » (daigyakujiken) marque un renforcement de l’ordre sécuritaire   . Un an plus tard, le ministère de l’intérieur met en place une « Haute police spéciale » (tokubetsu kôtôkeisatsu, qu’on appelle aussi la tokkô). Son rôle est de surveiller et réprimer les organisations communistes et anarchistes ainsi que les syndicats.

Une police politique, au service du patronat et de l’hygiénisme

Bien qu’au service de l’État, il arrive à la police de vendre ses services au patronat. Une circulaire de 1881 du ministère de l’intérieur instaura le système du seigan junsa qui permet aux patrons de faire intervenir une patrouille de police en cas de grève à condition d’en payer le prix. Uranaka Chikao en conclut avec circonspection que « dans cette activité, la police prenait le parti des patrons. »  

Enfin, de même qu’en Europe au XIXème siècle, la fonction de police est associée à une idéologie hygiéniste assortie ici d’une occidentalisation de la population à marche forcée. L’arrêté sur les mœurs de 1872 interdit par exemple le port du chignon pour les hommes, l’usage du gomina, la mixité dans les bains publics, le tatouage ou encore le fait d’uriner sur la voie publique, de s’y promener nu ou d’y jeter des déchets. La police japonaise ira même jusqu’à entrer dans les maisons pour en vérifier la propreté  

En ce début de XXème siècle, une forte hostilité de la population contre la police s’exprime sporadiquement. Au cours de l’émeute de Hibiya en 1905, déclenchée par une charge de la police au sabre, les manifestants attaquent les commissariats et détruisent, selon l’auteur, « 80% des kôban   de Tôkyô »   . Cet épisode est révélateur également de l’incapacité de la police à « gérer » les manifestations et les émeutes car le gouvernement, décrétant l’état de siège, a recours à l’armée   . Cette hostilité trouve son origine dans des pratiques, encouragées par la hiérarchie consistant à adapter son comportement et son langage en fonction de l’appartenance sociale de son interlocuteur. Ainsi, une circulaire de 1895, permettait aux policiers d’utiliser des « formules familières » pour s’adresser aux classes populaires, tandis qu’ « un comportement plus poli et courtois [était] recommandé vis-à-vis des autres. »   A la suite de cette émeute, la police tenta vainement d’organiser une campagne dont le slogan était « la police du peuple » (kokumin keisatsu). Tentative vaine, car à partir de la fin de l’ère Taishô (1912-1926), le pays s’enfonce peu à peu dans un régime militariste où l’altérité entre la population et sa police ne fait que s’accroître. A la fin des années 30, outre l’instauration d’un contrôle social institutionnalisé avec les tonarigumi et la création d’une redoutable police militaire, la kempeitai, la police du peuple est renommée officiellement « la police de l’Empereur ».

Décentralisation et démocratisation de la police dans l’après-guerre


Les forces alliées d’occupation du SCAP (Suprem Commander of Allied Powers) débarquent au Japon avec la ferme intention de transformer le pays en démocratie libérale. Parmi les réformes envisagées, celle de la « démocratisation de la police » trouve son aboutissement avec la loi de 1947 qui décentralise la police : une police rurale nationale est créée pour les villes de moins de 5000 habitants à laquelle s’ajoutent des polices municipales autonomes. Ces dernières connaissent assez vite des problèmes de financement dans un Japon en ruines et deviennent dépendantes des donations de « comités de parrainage de la police » ou autres « clubs de prévention de la délinquance », associations en fait gérées par les yakuzas.

En 1954, une nouvelle loi est votée dans une ambiance houleuse à la Diète qui fait quelques blessés. Les partis de gauche s’y opposent car cette loi recentralise la police et annihile toutes les potentialités de contrôle par les citoyens que permettait la loi de 1947   . Cette loi instaure une nouvelle organisation de la police qui prévaut encore aujourd’hui. Sans rentrer dans les détails qui sont l’objet de la deuxième partie de Police et contrôle social au Japon, on peut noter que l’ancien système est refondé dans des « polices départementales » financées par les départements mais gérées au niveau national par deux nouvelles institutions, la Commission nationale de sécurité publique et l’Agence de la police nationale   . Des commissions existent au niveau départemental mais elles sont bien souvent décrites par les observateurs comme des « coquilles vides ».

Pour ce qui est du contenu du travail policier dans le Japon contemporain, l’auteur note que de façon quasi pathologique, la police continue de valoriser le travail de police politique au détriment de la lutte contre la délinquance ou pire, de la sécurité routière, et ce jusque dans les années 1980. Une maxime célèbre chez les officiers de police illustre cette orientation idéologique: « Si la police laisse tranquille un voleur, cela ne nuit pas à l’État. Par contre, si la police laisse tranquilles les communistes ou des criminels liées à des affaires d’Etat (espionnage, agitation d’extrême gauche ou anarchiste), l’État ou le régime politique actuel risque de s’écrouler. »   Ce surinvestissement pour la surveillance des « groupes extrémistes »   aura pour conséquence principale un délaissement du travail de sécurité routière, avec plus de 10 000 morts par an dans les années 1960 et 1970. Dans les années 1990, en raison de la moindre puissance du Parti communiste japonais, de la disparition du Parti socialiste japonais et d’un recul du mouvement social, la police change de paradigme et se réoriente dans la lutte contre la délinquance   . Trois causes sont alors désignés pour expliquer la montée de la délinquance : la crise économique, le délitement du lien social et donc du contrôle social traditionnel et enfin, les « délinquants étrangers » terme repris par l’auteur sur lequel nous allons revenir maintenant.

Un petit manuel de clichés xénophobes

L’ouvrage de Uranaka Chikao est une bonne synthèse historique – la première en français – sur la police japonaise. Cet ouvrage passionnant permet de lire ou relire l’histoire du Japon sous un angle original. Cependant, on peut exprimer deux critiques à ce livre. D’abord, sur la forme, on regrettera de trop nombreuses coquilles ou problèmes de transcription en alphabet latin des mots japonais, un détail assez frustrant pour les japonisants. L’auteur dit utiliser le système Hepburn mais n’en respecte presque jamais les règles élémentaires   .

Sur le fond, Police et contrôle social au Japon manque de consistance théorique et fait l’impasse sur la littérature concernant le contrôle social. On pense bien évidemment aux écrits de Michel Foucault mais aussi dans le domaine des études japonaises à des ouvrages essentiels comme Molding Japanese Minds de Sheldon Garon ou Site Fights de Daniel P. Aldrich. La partie sur le contrôle social n’est d’ailleurs guère intéressante et ne fait qu’énumérer quelques clichés culturalistes comme « l’autodiscipline » ou encore l’ « esprit néo-confucéen » des Japonais.

Plus graves sont les clichés xénophobes exprimés lorsque l’auteur reprend à son compte l’idée de « délinquants étrangers ». Les Japonais n’ont en effet pas attendu le discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy pour tenir un discours « décomplexé » sur les liens supposés entre immigration et délinquance et l’expression « délinquants étrangers » (gaijin hannin) est d’ailleurs devenu courante depuis le début des années 2000   ). Il n’y au Japon ni débat ni polémique sur le fait d'établir un lien entre immigration et délinquance. L'argument selon lequel si le Japon s'ouvrait à l'immigration, il y aurait « des émeutes comme celle de 2005 en France » est couramment admis et largement diffusé dans les médias   . Le contexte depuis dix ans est marqué par une stigmatisation croissante des étrangers, orchestrée plus particulièrement par l’Agence de police nationale. Campagne d'affichage nationale de la police contre les "criminels étrangers" en 2004, site internet permettant de "signaler" au bureau de l'immigration des personnes sans papiers, renouveau du nationalisme et vigueur d'une extrême-droite hors du Parti libéral-démocrate (PLD), autant d’éléments qui montrent un durcissement du Japon vis-à-vis des étrangers. Bien qu’hostile à cette stigmatisation, la gauche japonaise n’est que peu investie sur cette question, hormis la proposition du Parti démocrate japonais (PDJ) de donner le droit de vote aux étrangers.

Uranaka Chikao propose une explication de la délinquance étrangère qui peut faire sens - selon lui, les immigrés étant généralement des travailleurs précaires, ils ont plus été touchés par la crise dans les années 1990. Mais l’aisance avec laquelle il reprend cette thèse exprimée dans les rapports annuels de l’Agence de la police nationale   pose un problème certain de non distanciation du chercheur avec son objet qui est une constante dans cet ouvrage. Uranaka Chikao aurait ainsi pu préciser que la moitié des étrangers arrêtés au Japon le sont en raison d’infraction aux lois sur l’immigration et l’immatriculation des étrangers – dépassement du séjour, entrée illégale, non-détention de passeport en règle, activités professionnelles non autorisées par le statut de résidence. Éric Seizelet précise ainsi que ces infractions, par définition, « ne s’appliquent qu’aux ressortissants étrangers, ce qui a pour effet de gonfler singulièrement les chiffres de la criminalité étrangère. »  

Non content de reprendre cette idée de « délinquance étrangère » à son compte, Uranaka Chikao enfonce le clou en désignant les enfants d’immigrés comme des délinquants : « Un autre problème est celui que pose leurs enfants, écrit-il. Ils fréquentent l’école, mais ils ont du mal à suivre les cours en japonais et ne s’intègrent pas à leur classe. Se regroupant, ils ont tendance à s’organiser en bandes de voyou et à commettre des vols ou des agressions sur la voie publique, ou bien ont des comportements déviants, ils fument ou boivent de l’alcool. »   .

En définitive, Uranaka Chikao donne l’impression qu’il ne fait qu’un avec son objet. Une proximité dont ce chercheur, membre de l’Association japonaise des sciences de la sécurité ne se cache pas. L’auteur rappelle en introduction que les recherches sur la police ont été peu nombreuses jusqu’aux années 1990, en raison d’une « tradition universitaire de répulsion aux seuls mots d’"armée" et de "police" » et de l’influence communiste dans le milieu universitaire. Fort heureusement, semble nous dire Uranaka Chikao, nous n’en sommes plus là aujourd’hui et les apprentis criminologues japonais peuvent étudier en paix. En 1996, ajoute-t-il, la police japonaise aurait même créé « une structure permettant des échanges d’informations et de débats sur la sécurité entre le milieu universitaire et les cadres policiers en activité »   . Ce qui laisse planer quelques doutes sur la neutralité axiologique des « sciences de la sécurité »