Une étude passionnante sur la fragmentation de la culture dans la société américaine des XIXe et XXe siècles. 

Au XIXe siècle, Shakespeare faisait partie de la culture populaire américaine, et à la même époque, on n’exigeait pas d’un spectateur de concert symphonique l’écoute attentive et révérencieuse qui semble aujourd’hui la norme. Publié en 1988 aux Etats-Unis, Culture d’en haut, culture d’en bas entreprend de déconstruire la notion de hiérarchie culturelle. Lawrence W. Levine y démontre, à partir d’une enquête sur l’évolution des pratiques des spectateurs américains entre le XIXe et le XXe siècle, que les catégories culturelles sont le fruit d’une fabrication historique et qu’elles constituent une "tradition inventée". Il y défend la thèse de l’existence initiale d’une "culture publique partagée" aux Etats-Unis, que les processus de sacralisation de l’art d’une part et les phénomènes de dressage social des masses de l’autre vont contribuer à fragmenter en " highbrow" et "lowbrow", ou si l’on veut, culture savante et culture populaire.

 

Contexte de publication et démarche de travail

La publication en français de l’étude de Lawrence W. Levine, 22 ans après sa parution aux Etats-Unis, s’explique par l’intérêt relativement récent dans notre pays pour les auteurs des "cultural studies" anglo-saxonnes. Elle fait suite à la publication des textes fondateurs, de Raymond Williams et de Stuart Hall en 2008 et 2009   .

En effet, quoiqu’il n’y fasse pas explicitement référence – comme le souligne Roger Chartier dans son éclairante préface, Levine s’inscrit dans le mouvement d’idées dessiné par les "cultural studies" : délaissant le point de vue essentialiste, il aborde le fait culturel à partir de sa réception. Il s’intéresse donc au contexte dans lequel sont présentés les œuvres au public américain du XIXe siècle : la composition du programme des soirées théâtrales ou musicales, les catégories de spectateurs qui les fréquentent, l’évolution de leur comportement, la relation des artistes avec leur public. Sa méthode de dépouillement des archives ainsi que les mécanismes explicatifs auxquels il a recours – les rapports de force à l’œuvre dans la société - le rattachent aussi à la French Theory (notamment Foucault et Bourdieu) qu’il ne mentionne pourtant jamais directement.

Dans Black Culture and Black Consciousness : Afro-American Folk Thought From Slavery To Freedom, son précédent ouvrage publié en 1977, Levine retraçait les contours de la conscience collective des esclaves noirs à partir de l’analyse d’un matériau "folklorique" (chants, contes, poèmes, proverbes et plaisanteries). En choisissant de ne pas travailler sur le corpus plus canonique des grands textes écrits par les penseurs de la Black Consciousness, il montrait déjà son attachement à la culture orale et son intérêt d’historien pour les pratiques culturelles des dominés. Ce sont ces mêmes convictions qu’on retrouve à l’œuvre dans Culture d’en haut, culture d’en bas, qui évoque avec une certaine nostalgie les comportements tapageurs du public populaire des théâtres du premier XIXe siècle, parfois présenté comme un âge d’or de la démocratie américaine.

Les trois chapitres que comporte l’ouvrage sont le texte étoffé de trois conférences données par Levine à l’invitation de Harvard en 1986, dans le cadre des conférences William E. Massey sur l’histoire de la civilisation américaine. L’intitulé général en était "La fragmentation de la culture américaine".

- Le premier chapitre (William Shakespeare en Amérique) explique comment Shakespeare est passé du statut d’auteur populaire à celui d’icône de la culture légitime au tournant du XIXe et du XXe siècle.
- Le chapitre deux (La sacralisation de la culture) montre comment le même phénomène s’est appliqué à l’opéra, à la musique symphonique, aux musées et aux bibliothèques à la même époque
- Le chapitre trois (Ordre, hiérarchie et culture) s’applique à analyser la portée sociale et politique de cette fragmentation de la culture américaine en catégories hiérarchisées.


Avant 1850 : le temps de la " culture publique partagée " aux Etats-Unis

En étudiant les minstrels (spectacles où des Blancs grimés en Noirs chantent, dansent, jouent de la musique et interprètent des sketches) pour son livre sur la culture des esclaves, Levine y découvre l’omniprésence de références à Shakespeare. Il se lance alors dans une grande enquête sur la réception de Shakespeare en Amérique, qui le conduit à "accepter le fait que Shakespeare était bien une forme de divertissement populaire dans l’Amérique du XIXe siècle"   .

Les faits sont là : Shakespeare figure de manière récurrente au programme de tous les théâtres américains du premier XIXe siècle, les grands acteurs anglais spécialistes du répertoire shakespearien font des tournées triomphales aux Etats-Unis, le public connaît par cœur des pièces entières, et plus particulièrement les monologues les plus célèbres. Programmer Shakespeare est rentable pour les directeurs de théâtre. Mieux, Shakespeare est imité, adapté, parodié dans les spectacles comiques – ce qui atteste de la très grande familiarité du public avec son théâtre.

Le public shakespearien de la période est socialement diversifié. Il peut s’agir des mineurs des camps de la "Frontière" dans des baraques de fortune, du public mêlé de petites villes du Far West ou de celui qui fréquente les théâtres des grandes villes. Levine cherche à montrer les similitudes entre ce public et celui fréquentait le Globe du vivant de Shakespeare. "Aux deux époques, les différentes classes sociales voyaient les mêmes pièces dans les mêmes théâtres – mais pas nécessairement sous le même angle. Jusqu’au milieu du XIXe siècle au moins, les théâtres américains comportaient trois types de place : le parterre (les fauteuils d’orchestre), les loges et le poulailler (les places au balcon supérieur). Selon un spectateur de l’époque, les loges étaient occupées par "les dandys et les personnes les plus respectables, les plus élégantes". Au poulailler, on trouvait principalement ceux qui n’avaient pas le moyen de s’acheter de meilleures places (apprentis, domestiques, travailleurs pauvres) ou ceux qui n’avaient pas le droit de s’asseoir ailleurs (les noirs et souvent les prostituées). Les spectateurs à l’orchestre étaient en majorité ceux qu’on appelait de manière floue "les classes moyennes" - une "multitude variée" dont certains contemporains faisaient l’éloge en les appelant "les honnêtes gens"   .

L’abondante documentation réunie par Levine fournit une série d’anecdotes réjouissantes sur les conditions assez anarchiques dans lesquelles se déroulaient ces représentations, qui rappellent le théâtre de foire des XVIIe et XVIIIe siècles européens   . Pour commencer, les pièces de Shakespeare constituaient la première partie d’un riche programme de soirée pouvant inclure des chansons, des gymnastes, des magiciens, des acrobates, des minstrels shows, des chiens savants et des acteurs comiques. Elles n’étaient pas forcément données en intégralité et il pouvait arriver que les interprètes prennent des libertés avec le texte original.

Pendant les représentations, le public parlait, riait, mangeait, toussait, s’adressait directement aux acteurs, et manifestait bruyamment son enthousiasme ou sa désapprobation. " Durant l’hiver 1856, l’interprétation de Richard III par Hugh F. Mc Dermottt ne combla pas les attentes de son public à Sacramento. Dès les premières scènes de l’acte I, "des carottes, timidement jetées, firent leur apparition" ; mais l’ardeur du public ne se réveilla que lorsque Richard donna à Henri un coup de poignard a posteriori, une fois celui-ci déjà tombé". Selon le Sacramento Daily Union, c’est alors que des choux, des carottes, des potirons, des pomme de terre, une couronne de légumes, un sac de farine et un de suie, une oie morte ainsi que d’autres objets s’abattirent tous ensemble sur la scène". Ce déluge alla même jusqu’à ressusciter Henri qui prit la fuite, suivi de Richard "la tête auréolée de gloire légumière "   ." En 1805, un critique américain écrivait : "Au bout du compte, c’est le public qui gouverne la scène". L’arme était bien sûr à double tranchant : ce même public de la Californie capable de chasser Richard de la scène savait également rendre hommage à une représentation qu’il jugeait supérieure. D’après le San Francisco Chronicle, "le public de casseur de noix en goguette fut tellement fasciné et transporté par l’interprétation du rôle de Juliette par Mathilda Heron", actrice d’origine irlandaise, le soir de la Saint-Sylvestre 1854, qu’il "resta assis, muet et sans bouger quelques instants après la fin de la scène ; puis, sortant soudain de l’état de subjugation dans lequel il sa trouvait, il se mit à acclamer l’actrice dans un tonnerre d’applaudissements qui fit trembler la salle"   .



Elargissant son enquête à d’autres formes d’art dit "savant" comme l’opéra ou le concert symphonique, Levine fait le même constat : avant le XXe siècle, un public mêlé fréquentait ces spectacles, qui étaient conçus comme des attractions divertissantes. Le mélange des genres était de rigueur pour composer le programme d’une soirée, qui incluait des pièces du répertoire européen "classique", des chansons populaires américaines et pouvait même comporter "chiens savants et singes africains"   . Le chef français Louis Antoine Jullien en tournée aux Etats-Unis en 1853-54, procédait de la même manière pour "apporter la grande musique au grand public "   . En outre, il lança la mode des concerts géants, qui rassemblaient des centaines de musiciens et des milliers de choristes, encourageant la participation locale de musiciens amateurs et brouillant la limite entre les interprètes et le public.

Les spectateurs de ces divertissements musicaux se comportaient comme ceux qui allaient voir les pièces de Shakespeare à la même époque : ils entraient et sortaient quand bon leur semblait, manifestaient bruyamment leur contentement, n’hésitaient pas à interrompre les concerts pour réclamer un bis quand un passage leur avait particulièrement plu, ou au contraire pour imposer les airs qu’ils préféraient si le programme les ennuyait.

Levine voit dans ce comportement chahuteur du public du XIXe siècle le signe de sa très forte implication dans ce qui se déroule sur scène, et l’interprète comme une forme de participation à la représentation. Même s’il se défend d’éprouver de la nostalgie pour l’époque des jets de carottes et des bravos intempestifs, il considère cependant que le public exerçait là une liberté d’expression très démocratique, qui lui donnait le pouvoir d’imposer son goût aux directeurs de théâtres. Par ailleurs, le fait que ce public très divers socialement ait pu voir les mêmes spectacles dans les mêmes théâtres est interprété par Levine comme le signe de l’existence d’une culture publique partagée, qui allait bientôt disparaître.

Sacralisation de l’art et dressage social au tournant du XXe siècle

Au théâtre, au concert, au musée, les mêmes évolutions conduisent à la sacralisation de l’art par les élites au tournant des XIXe et XXe siècle. Progressivement, le mélange des genres devient un signe de mauvais goût. Obligation est faite de donner les œuvres dans leur intégralité et dans leur texte original sans les mêler à aucun autre "divertissement". La révérence à l’œuvre (texte ou partition) devient la norme ; les artistes se professionnalisent et le recours aux artistes amateurs dans les orchestres ou les tournées théâtrales se raréfie ; le style de jeu évolue et devient moins grandiloquent ; partout, la séparation entre la salle et la scène se fait plus nette. "L’art était en train de devenir un processus à sens unique : l’artiste communique et le public reçoit. La norme qui s’instaurait était celle du "silence face à l’art" et cela contribua à former des publics qui ne pouvaient plus défendre publiquement leur goût face à celui des critiques, des acteurs et des artistes."   .

Ce processus, qui voit au passage la confiscation de Shakespeare, de l’opéra et de la musique symphonique par les élites, aboutit à la séparation définitive des publics. Les anciennes pratiques, désormais considérées comme "vulgaires", sont reléguées dans les théâtres de vaudevilles ou les salles de cinéma, tandis que l’élite fréquente des institutions séparées où la bonne conduite est de rigueur.

Ainsi s’élabore un canon de la culture "légitime", celle des dominants, qui valorise tout ce qui vient de l’ancienne Europe, et rejette dans la vulgarité le folklore des migrants, les bands, les comiques, la culture afro-américaine, tout autant que les nouveaux arts mécaniques que sont le cinéma et la photographie. Ce canon procède en effet par exclusion de tout ce qui est "populaire" (trop facile, à la mode, virtuose plutôt qu’inspiré, rythmique plutôt qu’harmonique, imité plutôt qu’authentique, divertissant plutôt qu’élevant l’âme, comique plutôt que sérieux, etc.). Parallèlement se développe l’idée que l’éducation est nécessaire pour apprécier l’art.

Cette séparation des goûts et des pratiques allait bientôt avoir des conséquences importantes sur l’économie du secteur culturel : Levine mène notamment une enquête passionnante sur la naissance des orchestres symphoniques aux Etats-Unis. Chez Théodore Thomas, par exemple, qui créa le premier orchestre permanent à New York dans les années 1860, puis celui de Chicago dans les années 1890, la volonté d’interpréter des compositeurs européens dans leur intégralité prit bientôt le pas sur le désir de faire découvrir la musique symphonique au plus grand nombre dans des programmes éclectiques. Pour mener à bien son entreprise artistique de "purification" et se doter d’un orchestre de qualité, Thomas s’entoura de musiciens permanents qu’il contraint à une stricte discipline de travail, imposa l’écoute attentive à son public et abandonna le spectacle au profit de la musicalité. Cette politique artistique exigeante lui fit progressivement perdre le large public de l’orchestre et l’obligea à chercher ailleurs que dans la vente de billets les fonds nécessaires à la survie de son orchestre. A Chicago, Thomas parvint à rassembler une centaine de familles riches dans une fondation qui allait faire vivre l’orchestre tandis qu’ailleurs dans le pays, d’autres solutions (comme le mécénat d’un seul homme) étaient explorées pour le financement d’orchestres similaires. Un orchestre discipliné, indépendant et permanent, qui avait la liberté de concevoir ses programmes sans se soucier du goût populaire, sortait de l’économie de marché : son coût devait donc être assumé soit par les élites d’une ville, soit par "un gouvernement ou une royauté paternalistes"   .

Dans Culture d’en haut, culture d’en bas, Levine établit un parallèle important entre la constitution des hiérarchies culturelles à la fin du XIXe siècle et les phénomènes de fragmentation de la société américaine plus généralement à l’œuvre à la même époque dans tous les secteurs : profession, habitat, etc. Toute son étude vise à mettre en évidence le fait que l’idée d’une " culture d’en haut "immuable et fixe, est largement une "tradition inventée" par les élites, une sorte de récit fondateur utile à leur autolégitimation. Se référant explicitement à Norbert Elias et ses théories de "civilisation des individus" par le dressage social, Levine cherche à démontrer que les élites ont fait de leur maîtrise d’une culture dite légitime un des instruments de leur domination des autres classes sociales. "Il est important de reconnaître les tensions inhérentes à cette relation entre l’ordre et la culture, qui ont conduit, d’un côté, les arbitres de la culture à s’isoler des masses pour promouvoir et préserver la culture, et de l’autre, à s’adresser aux masses pour semer les graines de la culture et garantir ainsi un ordre civilisé"   .

Une fois cette "culture d’en haut" bien établie, les élites commencent en effet à discourir sur la nécessité de sa diffusion dans les classes moyennes et populaires. Si Levine souligne toute l’ambiguïté de cette attitude, qui exprime selon lui le désir de convertir le peuple aux canons de la culture dominante par souci de maintien de l’ordre public, il en montre aussi les limites. Selon lui, les élites de l’époque se souciaient plus de maintenir le fossé culturel qui les séparait désormais du peuple que de le combler. "Si l’on sortait les gens de leur milieu culturel, si on élevait leurs goûts, où donc pourrait-on alors situer la distinction dans ce monde où la démocratie était en plein essor ? Comment pourrait-on encore justifier les conditions de vie et de travail hétérogènes des différentes classes ? "   .

"Il ne s’agit pas de soutenir que la culture était avant tout un mécanisme de contrôle social. Les ardents défenseurs de l’art, de la musique et du théâtre étaient motivés par des raisons complexes et cela n’aurait pas grand intérêt de les réduire à une intention unique. J’ai mis l’accent sur la quête de l’ordre, parce qu’il s’agit d’une tendance commune à un si grand nombre de responsables culturels qu’elle a contribué à former la manière même dont les gens s’imaginent la culture au tournant du siècle"   .


Perspectives

A bien des égards, Culture d’en haut, culture d’en bas est d’une lecture réjouissante, d’abord par la richesse de sa documentation, mais aussi par le talent dont fait preuve Levine pour nous plonger au cœur de la vie culturelle tumultueuse de la jeune démocratie américaine.

Outre son intérêt historique, l’ouvrage permet aussi de réfléchir sur la notion de "culture populaire" qu’on emploie un peu à tort et à travers tantôt pour désigner des réalités liées à des catégories économiques ou sociales, et tantôt pour formuler des jugements de valeur. En effet, la notion de "culture populaire"  renvoie tout autant :

 

- aux objets culturels qui rencontrent le plus grand succès public

- aux divertissements produits pour les classes populaires dans un but commercial

- aux objets culturels produits par les classes populaires qui n’ont pas reçu d’éducation académique

- aux objets culturels jugés "faciles" par les tenants de la culture légitime

- à tous les produits culturels jugés "bas", "vulgaires"

- aux objets culturels qui ne sont pas encore répertoriés dans la catégorie "savants" 

 

Paradoxalement, "la culture qui était de fait partagée de manière active par toutes les catégories de la population américaine du début du XXe siècle appartenait aux échelons inférieurs de la hiérarchie culturelle : nous réalisons peu à peu que Fred Astaire était l’un des meilleurs danseurs de son siècle, Louis Armstrong l’un de ses musiciens les plus importants et Charlie Chaplin l’un de ses commentateurs les plus fins. Mais il faut garder à l’esprit que pendant la plus grande partie du XXe siècle, ils ne pouvaient être appréciés par l’ensemble du peuple qu’en étant dévalués et rendus inoffensifs sous forme "d’art populaire"   .

L’autre aspect "rafraîchissant" de l’ouvrage de Levine est qu’il adopte sur le fait culturel un point de vue diamétralement opposé au point de vue académique. Car sa norme artistique n’est pas le grand art, mais la culture partagée. Dans le processus de sacralisation de l’art qu’il décrit, d’autres verraient un progrès puisqu’il conduit à affranchir la production artistique des lois du marché, avec la création d’œuvres toujours plus sophistiquées. Pour Levine – même s’il s’en défend, il s’agit clairement d’un déclin, puisque l’âge d’or de la culture publique partagée correspond à l’époque où seul le marché régule les productions, ce qui conduit une large population à partager les mêmes objets artistiques.  

Levine est un militant. Il mentionne à plusieurs reprises les positions qu’il a prises dans les débats récurrents sur la "dégénérescence de la culture" qui agitent la communauté universitaire américaine. Ses travaux universitaires l’ont en effet convaincu que les catégories culturelles sont des représentations mouvantes, en constante redéfinition à mesure que des œuvres nouvelles sont produites et que les pratiques culturelles évoluent. Il sait aussi que les élites n’ont pas toujours été les plus aptes à reconnaître la valeur des nouvelles formes d’art. Il s’est donc toujours opposé aux conservateurs de l’ordre culturel ancien, militant notamment pour le renouvellement du curriculum par l’introduction d’objets d’études jugés inférieurs par ses adversaires (subaltern studies).  

On a pu reprocher à Levine d’exagérer la césure qu’il décrit entre "culture publique partagée" et "fragmentation culturelle". Mais le propos central est ailleurs. Au-delà de cette fracture historique, Levine utilise son enquête pour remettre en cause la sacralisation de l’art et proposer une approche différente de l’émotion artistique. On peut aussi rattacher Levine au courant pragmatique qui de Bakhtine à Shusterman   cherche à réhabiliter la notion de divertissement à travers le plaisir partagé qu’elle implique. Il s’oppose en cela à la tradition idéaliste qui de Hegel à Hannah Arendt stigmatise le divertissement comme activité utilitariste, à l’opposé de l’expérience esthétique qui serait forcément contemplative et spirituelle. Comme les pragmatiques, Levine reconnaît à l’art une fonction sociale, place le plaisir partagé au cœur des émotions esthétiques et nous invite à nous défaire des réflexes religieux qui sont devenus les nôtres face à l’art