Regards croisés sur le concept de beau en Chine et en Occident, et sur ce qu'il révèle quant à nos modes de pensée.

Tout bachelier en philosophie a appris à se gausser d’Hippias, incapable dans le dialogue platonicien qui porte son nom de définir ce qu’il en est du beau par essence, « ti esti », et qui se borne à désigner doigt tendu des beautés locales, une belle cruche, une jument, une vierge… Contre le pauvre Hippias et sa pensée indexicale, prisonnière du sensible, toute la philosophie platonicienne-européenne s’érige triomphalement : penser vraiment c’est « rendre raison », décoller des jouissances sensorielles pour sauter des tokens au type, faire rayonner l’idée en substantivant l’adjectif : telle chose n’est belle que par l’opération (la participation) du Beau, majuscule oblige. Toute notre métaphysique, de la représentation, de la scission du sensible et de l’intelligible, de la transcendance d’un monde idéal…, tiendrait-elle à ce petit tour de langage décisif, ajouter à l’adjectif un article ?

Sitôt inventé ou promu, « le » Beau déborde en suscitant « le » Bien, « le » Vrai, tout un parc idéal de statues pour mieux contenir (tenir à distance) le monde sensible ; Platon a redressé à la verticale le doigt d’Hippias et piloté cette ascèse ascensionnelle, cette aspiration notionnelle-spirituelle. La Chine propose un autre cap. Sa langue ou ses catégories de pensée ignorent le syntagme « C’est beau ». L’expérience esthétique ne se capitalise pas, elle demeure éparse, errante ou disséminée : c’est réussi, vivant, spirituel, séduisant…, dira d’une peinture le lettré, pour coller au plus près d’une expérience originaire, épouser une perception première.

De quoi notre concept du Beau est-il l’écran ou le pseudonyme, se demande Jullien ? Que réprime-t-il, ou empêche-t-il ? « C’est beau » occulte des tensions et tout un processus d’expériences confuses ; le piédestal ou le socle du beau isole son expérience du côté du Nu (absent de Chine, et auquel Jullien a déjà consacré un ouvrage) ou de la statue. « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre… », écrit dans la droite ligne de Platon Baudelaire, cité page 42. L’abstraction, la réification, l’érection du Beau préparent son isolement dans les réserves du Musée, du culte ou d’une catégorie ontologique qu’on ne cite qu’en se prosternant mentalement, les Œuvres d’Art. Révérence étrange en effet, bien digne d’étonner. La bizarre superstition impliquée dans nos jugements de goût ne va pas de soi, et incite François Jullien à relancer son enquête interculturelle. 

Notre Beau, idée sensible, fait clé de voûte métaphysique depuis Platon ; son chemin ascensionnel conduit l’homme épris de beauté à la philosophie, l’esthétique est la voie royale de l’éthique, et du spéculatif ; Kant de même fera du jugement de goût la médiation par excellence, et de la troisième Critique la pièce maîtresse de son système. L’homme esthétique ainsi formé fraye la voie à la démocratie, c’est-à-dire au conflit des opinions, ou d’une opinion qui délibère sans démontrer, qui discute sans révérence obligée aux autorités précédentes, ni horizon de conciliation universelle, glissant bientôt de la recherche des règles (introuvables) du goût à celles du bon gouvernement ; en politique comme en esthétique, tous cherchent à fortifier leur jugement par la ratification du jugement d’autrui. Kant joue ici aussi un rôle pivotal, en définissant les sujets autonomes du goût par leur prétention (illusoire) à l’universalité.

Mais la Chine ? Au lieu d’opposer des catégories (le sensible/l’intelligible, l’ici-bas/l’au-delà), les Chinois penseraient en termes de processus travaillant les choses par diffusion, par transformations réciproques. La peinture, comme la pensée des phénomènes naturels, ne consiste pas à isoler pour fonder mais à fondre : la montagne dans l’eau, le proche dans le lointain… La bonne forme est traversée-transie par l’esprit, qui ne désigne lui-même que la capacité d’animation universelle. « La grande image n’a pas de forme » (titre d’un ouvrage précédent, et très éclairant, de notre auteur) : tout peut fondre et se diffuser dans tout, sans rien de tranchant, d’isolant ni d’essentialisant du côté du cadre, ou du sujet ; le cas de la peinture manié par Jullien met particulièrement en lumière les régimes d’immanence qui détournent la Chine de la métaphysique occidentale initiée par Platon. Le peintre chinois ne représente pas, il anime et il sonde, il accompagne les mouvements de la vie ou de l’esprit dans leurs variances – et il évite pour cela la forme fermée, strictement dessinée. Cette approche subtile de la propension des choses (encore un titre de Jullien) croise l’évolution de la physique moderne, anti-essentialiste, et en général celle des arts contemporains en Occident, eux-mêmes rebelles aux formes d’une représentation critiquée aujourd’hui comme trop isolante et « tranchante ».



Notre peinture occidentale s’est longtemps attachée à la belle représentation de choses éventuellement laides ; ce travail de la représentation, parent de la scène théâtrale (inconnue en Chine ancienne), constituait l’alpha et l’oméga du projet esthétique ; de même pour Descartes et Kant nos idées sont déjà des représentations. La théorie, le théâtre et la vision frontale à bonne distance font également partie de cette épistémè millénaire, qui dresse l’esprit à l’écart du monde. A quoi reconnaît-on l’esprit en Chine ? A ce qui fait communiquer les aspects opposés d’une chose ou d’un phénomène ; l’interaction est incessante, les médiations inlassables. L’esprit plonge au fond indifférencié qui fait vivre toutes les différences ; d’un certain point de vue (Shitao cité page 119), « la montagne équivaut à la mer et la mer à la montagne ». Cette équivalence, précise Jullien, est à penser moins en termes de ressemblance que de résonances ; de même l’artiste indifférent à notre concept de représentation s’attache à rendre la prégnance plutôt que la présence des choses, leur devenir inchoatif : le vent irriguant l’arbre, la pluie s’insinuant dans un paysage, sans appuyer ni rien fixer du côté de la référence, qui demeure évasive.

Notre beau fait rupture, éclat, autorité. « C’est beau ! » a tôt fait d’épingler le phénomène, comme les touristes naïvement empaquètent la Joconde ou le paysage au point Kodak prescrit par les  tour operators ; clic clac, ils ont pointé, commente sobrement François Jullien. Demandons-nous avec lui dans quelle mesure le jugement par lequel nous résumons notre expérience esthétique ne serait pas pareillement touristique, survol d’un monde en représentation, quasi pelliculaire sous le regard de l’objectif… En Chine, la représentation n’introduit pas sa coupure, elle ne dédouble pas le monde ; l’esprit n’oppose pas l’objectif au subjectif, le sensible à un monde des idées. Et la peinture laisse pensif.

Un point capital du travail de François Jullien concerne la traduction. Comment faire vraiment dialoguer les cultures, sans impérialisme idéologique ni ethnocentrisme ? Ce dernier est facilement hébergé dans les choix syntaxiques ou lexicaux du traducteur, pressé de se mettre à la portée du lecteur, ou peu soucieux des particularismes d’une pensée enveloppée dans la langue de départ. Au nom de la communication, ou d’une affirmation prématurée du commun, on impose au texte d’origine ses propres catégories ; en émoussant de précieux écarts, les traductions disponibles du chinois peinent à nous faire sentir les nuances capitales pointées par Jullien – qui ne se prive pas de corriger François Cheng ou Pierre Ryckmans/Simon Leys, avec lesquels on le sent régler de vieux comptes. Jullien a été beaucoup attaqué, on lui a reproché d’enfermer la Chine dans une vision passéiste, ou dans un insurmontable dualisme des cultures ; à son tour, textes en main, de dénoncer ceux qui cèdent au rouleau compresseur de la mondialisation et laminent l’altérité d’une culture, en installant la pensée ou la phraséologie occidentales partout chez elles !

Cet ouvrage important si l’on songe aux débats partout relancés aujourd’hui sur la mondialisation, sur le « sans frontièrisme » ou sur la place exacte de l’universel dans une société toujours plus multiculturelle…, s’achève par une méditation sur la connivence séculaire, bien perceptible dès les thèses principales qu’il développe, de notre expérience occidentale de la beauté avec la mort. « C’est beau » a quelque chose de funèbre, notamment au spectacle de Venise évoqué aux dernières lignes. Mais depuis que les dieux sont morts, l’art n’offre-t-il pas la moins mauvaise des religions de rechange ? Notre beauté, quelque bizarre et mal formée qu’apparaisse cette catégorie, sert d’asile à la mystique, et en général à la transcendance dont la mort, « maître absolu », semble le couronnement.



L’observateur de la mondialisation en cours relève d’ironiques, et suggestifs,  chassés-croisés. Il se trouve que depuis un siècle nos arts contestent massivement « la représentation », et une mise en scène résultative ou capitalisante du beau, au nom de la vie, du réel, du processus remplaçant l’œuvre achevée, de l’esquisse, de la force, du fond soutenant la figure, du fragment, de l’informe, éventuellement sublime – voire du laid ou de l’immonde, réputés plus robustes, plus fonciers ou plus énergétiques. Cette récusation qui met en crise la représentation se trouve compensée, simultanément, par l’exportation de nos catégories, et la mondialisation en marche de nos jugements de valeur (à commencer par l’esthétique) : la culture chinoise s’occidentalise, ou du moins s’hybride en important nos tours de pensée et de langue. Face à ces turbulences qui bousculent les frontières jusqu’au chiasme, François Jullien renvoie dos à dos un universalisme facile (dont il a analysé l’histoire et les visages dans un récent ouvrage, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Fayard 2008) et un relativisme culturel qui serait tout aussi paresseux. Il propose, en fouillant assez méticuleusement la culture et la langue de l’autre, de marquer des oppositions claires, des choix esthétiques, moraux, philosophiques bien distincts, tout en sachant combien cette géographie et cette histoire ne cessent de bouger et de se redistribuer. Livre après livre, le philosophe sino-français persiste à rendre les valeurs et les œuvres à leurs moments et à leurs lieux ; en d’autres termes, à ne pas enfermer notre pensée dans un seul cap