La traduction française du best-seller d'Alison Gopnik célébrant le foisonnement de la pensée des bébés. 

Il est des livres qu’il serait dommage d’ignorer. Et des scènes de film qu’on aimerait partager. Dans Domicile conjugal (1970) de François Truffaut, on peut voir Antoine Doinel, au lit avec sa femme Christine, en train de feuilleter le journal   . C’est alors qu’il lance, sur un ton offusqué, le commentaire suivant : "Ils sont vraiment gonflés d’écrire ça dans Le Monde. Écoute : ‘La séance reprit à 20h et à minuit les délégués de l’Europe agricole purent regagner leurs chambres où les attendait une call girl bien excitée’" Devant l’incrédulité de sa femme, il lui tend alors le journal. Et elle lit à son tour "(…) où les attendait… une collation bien méritée". Christine, dans un éclat de rire conjugal, tance alors son mari : "Écoute, vraiment, tu exagères !".

Mais Antoine Doisnel n’a pas seulement exagéré. Il a surtout imaginé une fin alternative (et bien plus drôle) à l’article qu’il avait sous les yeux. Plus techniquement, on dira qu’il a fait usage de sa capacité à générer des contrefactuels, c’est-à-dire à envisager des situations qui sortent de l’ordinaire, du factuel. Or, c’est précisément sur l’origine infantile de la pensée contrefactuelle que s’ouvre Le bébé philosophe dont les Éditions du Pommier nous offre une traduction moins d’un an après la parution américaine.

L’ouvrage, qui fut classé dans la liste des best-sellers du New York Times est écrit par Alison Gopnik, une professeure renommée de psychologie du développement à l’Université de Californie à Berkeley   . N’y cherchez pas un guide pratique de conseil aux parents : l’entreprise serait de toute façon hasardeuse car "étonnamment, on a très peu de preuves scientifiques à l’appui d’une influence directe des expériences de la petite enfance sur le reste de la vie"   . Mais le livre est passionnant pour quiconque veut s’initier aux découvertes des trente dernières années sur la cognition des jeunes enfants – certaines de ces découvertes étant d’ailleurs attribuables à Gopnik elle-même.

Savoir, pouvoir et imagination 

Si le premier chapitre ("Mondes possibles") est consacré à l’imagination, c’est parce que cette question constitue la perspective privilégiée par l’auteure pour renouveler notre compréhension de la psychologie de l’enfant. Gopnik rapporte par exemple que, dans son laboratoire/crèche, elle présente le jeu consistant à enfiler des anneaux de plastique sur un piquet. Mais l’un des anneaux est obstrué par du ruban adhésif. À quinze mois, les bébés s’efforcent par tâtonnement d’enfiler de force l’objet rétif. Mais à dix-huit mois, c’est une toute autre histoire : le sujet ne s’essaye même pas, il brandit l’anneau problématique l’air de dire "de qui se moque-t-on ?". D’où la remarque de Gopnik : "Ces bébés n’ont pas besoin de tester l’anneau : ils sont capables d’imaginer ce qui se passerait s’ils essayaient d’enfiler l’anneau sur le piquet, et d’agir en conséquence"   .

Alors que Freud ou Piaget voyaient essentiellement la prime enfance comme le royaume inarticulé du préconceptuel et de la confusion de l’imaginaire et du réel, Gopnik, dans le sillage de plusieurs travaux récents   , dessine un portrait nettement plus flatteur de ce que pensent les bébés. Ceux-ci seraient des petits scientifiques – et même des statisticiens “bayésiens” –  qui testent des hypothèses sur la causalité, l’anticipation du futur ou la classification des entités du monde. Car le savoir et l’imagination, loin d’être antinomiques, font la paire : "C’est parce que nous savons quelque chose de la manière dont les événements sont liés entre eux que nous pouvons imaginer changer ces liens et en créer de nouveaux"   .

Le second chapitre suggère alors que les "amis imaginaires", ces compagnons fictifs que se donnent près de deux enfants sur trois, seraient des contrefactuels psychologiques destinés à explorer la causalité psychique - et certainement pas l’indice d’une névrose ! Ils aideraient ainsi l’enfant à acquérir une “théorie de l’esprit”, c’est-à-dire la capacité de savoir ce que pense autrui et de savoir qu’il peut penser autrement que lui.

Cette connivence de l’enfance et de la fiction/création peut d’ailleurs être envisagée au prisme de la psychologie évolutionniste. En effet, du point de vue évolutionnaire, l’enfance serait cette période d’immaturité et de dépendance à l’adulte (la plus longue de toutes les espèces animales) où "nous nous adonnons à l’apprentissage du monde et à l’imagination de toutes ses alternatives possibles."   Par une sorte de division du travail, l’espèce humaine serait capable de s’adapter à des environnements très variés : "Les enfants génèrent un million d’idées nouvelles, pour la plupart inutiles, et les adultes gardent les trois ou quatre meilleures pour en faire une réalité"   .

La philosophie dans le bavoir 

L’originalité du propos tient aussi dans le dialogue que tente d’instaurer l’auteure avec des questions qui ressortent traditionnellement de la philosophie. Elle constate avec raison que celle-ci ignore le plus souvent le thème de l’enfance - la prépondérance des hommes dans la profession de philosophe étant sans doute une partie de l’explication. Or, savoir "ce que cela fait d’être un bébé" peut enrichir les débats sur l’inné et l’acquis, l’identité personnelle ou la nature de la conscience   .

Ainsi, alors que l’attention des adultes est le plus souvent  focalisée tel un projecteur sur un objet, la conscience des jeunes enfants ressemblerait davantage à une lanterne irradiant le monde et extrêmement réceptive à la nouveauté. Les neurosciences constatent d’ailleurs moins d’inhibiteurs dans le cortex préfrontal des bébés que des adultes. Il s’ensuit, selon Gopnik, qu’ "il est parfaitement possible que les bébés soient en fait bien plus intensément conscients, et de bien plus de choses, que nous ne le sommes"   . Derrière tout bébé cadum à la peau laiteuse se cacherait donc un bébé philosophicum à l’esprit aux aguets.

Les derniers chapitres portent sur la sollicitude, l’amour et la morale. Si Gopnik voit dans l’empathie le "socle de la moralité", celle-ci doit néanmoins se prolonger par une capacité à la prise de perspective pour provoquer d’authentiques comportements altruistes. Or, ces comportements sont  étonnamment précoces – contrairement à ce que soutenaient les théories rationalistes de Piaget ou Kohlberg. En effet, dès dix-huit mois, les bébés "ont compris que vous pouviez éprouver ou vouloir autre chose qu’eux : ils vous donnent des brocolis si vous aimez les brocolis et des chips si vous aimez les chips"   . La règle d’or de la moralité, qui veut que vous fassiez à autrui ce que vous voudriez qu’il vous fasse, n’est pas si loin.

Mais qu’on ne s’y méprenne pas : Le bébé philosophe n’est ni un traité sur l’imagination, ni un précis de philosophie de l’esprit, ni un manuel de psychologie morale. C’est avant tout un - excellent - livre de vulgarisation très personnel (Gopnik évoque souvent ses propres expériences de maman) qui se permet, à l’occasion, d’ouvrir des pistes de réflexion philosophique.

On sera pourtant tenté d’inscrire la démarche de l’auteure dans un courant plus large. Car l’ouvrage participe sans doute de cette nouvelle alliance des sciences et de la philosophie, très en vogue dans les départements américains de philosophie.  En effet, depuis quelques années, de nombreux jeunes chercheurs scannent nos jugements moraux (grâce à l’imagerie cérébrale) ou sondent les gens sur leurs intuitions épistémiques. Nul doute que l’ouvrage de Gopnik explore lui aussi et à sa manière, ces nouveaux territoires de la philosophie expérimentale.

Mais si la lecture du Bébé philosophe est enthousiasmante, c’est d’abord parce qu’Alison Gopnik célèbre l’imagination sur un ton enjoué et aux métaphores florissantes. Un ton qui nous engage à nous laisser guider par notre Antoine Doinel intérieur. Car, quoi qu’en disent les call girls bien excitées, ils sont quand même gonflés d’écrire ça dans le Monde