Un riche florilège de discours d’avocats, qui invite à la réflexion sur l’art oratoire et ses enjeux.

Pour Jean de la Bruyère dans Les Caractères, "le peuple appelle éloquence la facilité que quelques uns ont de parler seuls et longtemps […]. Il semble que la logique est l'art de convaincre de quelques vérités et l'éloquence un don de l'âme, lequel nous rend maîtres du cœur et de l'esprit des autres, qui fait que nous leur inspirons ou que nous leur persuadons tout ce qui nous plaît". Aux côtés de l'homme politique, l'imaginaire collectif prête à l'avocat ce "don de l'âme", cette capacité à convaincre en usant de tous les ressorts de la rhétorique pour faire triompher une thèse.

L'image d'Epinal de l'homme en noir, debout dans un prétoire, déclamant un argumentaire appuyé d’effets de manche illustre la couverture d'un ouvrage intitulé Paroles d'avocats. Anthologie d'éloquence judiciaire, publié chez Hermann.

Pierre Bérès, Evelyne Pisier et Yves Ozanam ont réuni dans ce recueil vingt discours prononcés entre 1878 et 1988 à l’occasion des cérémonies de rentrée du Barreau par des avocats en leur qualité de premier ou second Secrétaire de la Conférence.

Préfaçant l’ouvrage, Daniel Soulez Larivière, grande figure du Barreau et ancien Secrétaire de la Conférence, éclaire le lecteur sur cette tradition à partir de sa propre expérience.

Chaque année, de jeunes avocats peuvent mesurer leur talent oratoire lors d’un concours à éliminations successives. Douze lauréats choisis par un jury composé des Secrétaires en fonction deviendront Secrétaires de la Conférence. Originellement, cette dernière offrait l’occasion aux jeunes avocats de parachever leur formation par une sorte de compagnonnage. Progressivement, la Conférence est devenue un concours d’éloquence offrant, outre une certaine renommée, diverses distinctions honorifiques. Parmi celles-ci, les deux meilleurs orateurs (premier et deuxième Secrétaires) prononcent un discours lors de la cérémonie de rentrée du Barreau devant une assemblée composée d’avocats et plus largement de représentants du monde judiciaire et politique (Garde des Sceaux, ambassadeurs, magistrats, avocats étrangers…).

L’usage veut que le premier Secrétaire prononce l’éloge d’un avocat décédé. Le deuxième Secrétaire, quant à lui, raconte, fait ou refait le procès d’un personnage ou d’une œuvre. Pour faciliter l’accès du livre au public le plus large, les auteurs ont privilégié les discours portant sur les procès (réels ou fictifs). Seuls font exception les discours prononcés par Michel Vauzelle sur "Daniele Manin, avocat vénitien", et Jean-Denis Bredin sur le bâtonnier Fourcade.

Trois parties, autant de thèmes abordés par les Secrétaires, structurent le recueil :

-    "Sur la société"

-    "Sur la littérature"

-    "Sur les relations entre le pouvoir et la politique".

Parmi les orateurs, le lecteur reconnaîtra certaines figures du Barreau (Georges Kiejman, Jean-Denis Bredin, Daniel Soulez-Larivière) ou de la politique ayant épousé la profession d’avocat (Edgar Faure, Michel Vauzelle).

On lèvera d’emblée les doutes sur la pertinence d’un tel recueil et le paradoxe inhérent à cet exercice. En effet, quel peut être le résultat d’un ouvrage réunissant des discours ? De prime abord, tout autant sinon plus que le fond, c’est la forme, l’intonation, l’élocution, l’occupation de l’espace et le charisme de l’orateur qui permettront de tenir un auditoire attentif, intéressé et pour les meilleurs subjugué.

L’analogie de Daniel Soulez-Larivière avec des "livrets d’opéra" est ici tout à fait pertinente et, bien souvent, la qualité de l’écriture des allocutions permet au lecteur d’ "entendre" les ténors.

Par ailleurs, l’ouvrage offre une approche des différents ressorts de l’éloquence. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut notamment relever :

-    La méticulosité argumentaire de Camille Ducreux défendant, sur commande, la thèse de l’inégalité des hommes et des femmes quelques jours avant le refus du bâtonnier de Paris d’inscrire une femme au Barreau (1898). Le lecteur comprend ainsi que la thèse défendue par l’orateur ne reflète pas son opinion sur le sujet.

-    L’érudition d’Edgar Faure faisant le procès des Provinciales.

-    Le sens dramatique de Daniel Soulez-Larivière qui réhabilite le colonel Roussel, condamné à mort après avoir pris fait et cause pour la Commune.

-    La pédagogie de Gérard Delagrange qui se livre, sur "le cas Drieu la Rochelle", à une analyse quasi psychologique de l’écrivain en recherchant dans sa vie, son milieu et ses blessures les raisons de ses prises de position.

-    L’indignation de Léon Deroy narrant le procès de Fouquet face à une justice entre les mains du pouvoir royal.

-    La violence et la provocation de Jean-Marie Biju-Duval dans sa "plaidoirie pour Sade".

-    L’humour de Michel Vauzelle faisant l’éloge de Daniele Manin "avocat vénitien".

Dans la plupart des cas, ces discours permettent une mise en perspective de l’époque à laquelle ils ont été prononcés ou sur laquelle ils portent et les progrès qui ont été ou non accomplis depuis. Ainsi, le très actuel débat sur l’indépendance de la justice montre une grande continuité avec le discours de Léon Deroy (1882) portant sur le procès de Fouquet (1664). Le rôle de l’expertise dans le procès ressort de l’affaire Sacco-Vanzetti (1920) racontée par F. Caballero (1971). Les rapports entre le droit et la morale sont abordés, de manières très différentes, par O. Jallu (1905) et J. Hamelin (1928) via les procès intentés contre Flaubert (Madame Bovary) et Baudelaire (Les Fleurs du mal) en 1857.

Enfin, ce recueil conduit à s’interroger sur l’avenir de l’éloquence et l’eternel déclin de celle-ci. Dans la préface de l’ouvrage, Daniel Soulez-Larivière constate que "l’éloquence de la chaire a disparu. La réforme liturgique a brisé ce qui restait des fastes de l’Eglise et la crise des vocations prive celle-ci de ses Lacordaire […]. Celle de la barre se dissipe au profit de l’efficacité et de la rapidité des commentaires écrits". En parcourant l’ouvrage, le lecteur ne pourra que constater les évolutions du registre. La plus notable réside certainement dans l’apparition du cinéma et de la télévision et leurs influences sur les discours. Au fil du temps, ces derniers deviennent plus "visuels" se rapprochant parfois de scénarii. Au style toujours très travaillé se joint un registre de vocabulaire moins soutenu et des tournures de phrases plus actuelles.

Difficulté inhérente à toute anthologie, les discours réunis au sein de l’ouvrage ne sauraient être appréciés uniformément par les lecteurs et la sensibilité de chacun fera que ce qui plaît à l’un pourra ne pas être apprécié par d’autres. Cependant, il convient de saluer le travail des auteurs de l’ouvrage. En effet, au-delà du plaisir, du déplaisir voire de la gêne que certains discours pourront apporter au lecteur, Paroles d’avocats lui donnera envie de rechercher les lieux et les occasions d’entendre des orateurs. La Conférence, rejointe aujourd’hui par la Conférence Berryer et la Petite Conférence, peut lui en donner l’occasion