Un ouvrage qui fera date sur l'archéologie dans l'Espagne de Franco entre 1939 et 1956.

Avec cet ouvrage très dense   , qui compte un demi-millier de pages (en petits caractères !), Francisco Gracia Alonso propose une réflexion sur les évolutions du cadre institutionnel et légal de l'archéologie en Espagne, pendant les 17 premières années de la dictature de Franco. Sa recherche répond d’abord à une préoccupation "générationnelle" : celle des "petits-fils" de la guerre civile (1936-1939), dont la démarche de "récupération de la mémoire historique" se veut à la fois scientifique et engagée. Elle applique en outre à l’Espagne franquiste certains des questionnements soulevés par l’historiographie récente, notamment sur l’utilisation de l’archéologie par les régimes totalitaires   .

 

Avant la guerre civile : une archéologie espagnole à l'école allemande

 

Les fondements théoriques et la pratique scientifique de l'archéologie correspondaient pour l’essentiel, dans l’Espagne d’avant 1936, à ceux qu’avait dégagés l'école allemande. Quant à la pratique archéologique, elle s’incarnait dans une bourgeoisie souvent formée en Allemagne, à l’instar des intellectuels de la "génération de 14"   . Cette proximité avec l’Allemagne n’empêcherait pas du reste les intellectuels espagnols de prendre position en faveur de l’Entente entre 1914 et 1918   . Mais au regard de l’histoire de la pratique archéologique, la période qui s’ouvre en 1939 et se clôt en 1956 fait figure de parenthèse : c’est la thèse que défend ici Francisco Gracia Alonso. L’auteur rend compte des fractures qui parcourent à cette époque le monde de l’archéologie en Espagne. Comme dans la société civile, les idéologies y déchirent des familles de chercheurs, à tel point qu’on se prend à rêver parfois au parti qu’un romancier ou un metteur en scène pourrait tirer du livre. Pourtant, après 1956, tout se passe comme si la parenthèse d'une archéologie conçue comme champ de bataille des idéologies se refermait en Espagne. Vint alors le temps du retour à une forme de continuité académique avec l’avant-1939.

 

La parenthèse (1939-1956) : vers une archéologie "phalangiste"?

 

En quoi cette fameuse parenthèse a-t-elle consisté entre 1939 et 1956 ? D’abord dans la mainmise d'un archéologue phalangiste, aux sympathies nazies, sur l’archéologie espagnole. Fils d'un général ami du Caudillo, Julio Martínez Santa Olalla mit à profit les premières années de la dictature franquiste et de la reconstruction idéologique et matérielle du pays afin d’établir un nouveau cadre institutionnel et légal pour l’archéologie. Il restructura un réseau d’inspecteurs et établit son autorité sur les fouilles archéologiques. Il s’agissait de placer la recherche au service du régime et d’inventer une archéologie "phalangiste". L’action de Julio Martínez Santa Olalla se nourrissait d’abord de sa communion idéologique avec le régime nazi, qui le conduisit à nouer des rapports personnels avec Himmler, chef des SS et de la "Société pour la recherche et l'enseignement sur l'héritage ancestral allemand"   , souvent désignée comme l'Ahnenerbe. Le pouvoir de cet archéologue phalangiste dépendait ensuite de sa proximité avec le régime et avec le Caudillo. Enfin, la marge de manoeuvre de Julio Martínez Santa Olalla fut contrainte par le contexte international et les positions adoptées par le régime franquiste pendant la Seconde Guerre mondiale – très favorable aux puissances de l'Axe dans un premier temps, puis plus "neutre" à mesure que la victoire des Alliés se profilait – puis dans la Guerre froide.

Julio Martínez Santa Olalla a toutefois rencontré des obstacles dans sa volonté de faire marcher l’archéologie au pas phalangiste. Sa personnalité nuisait ainsi à son action. Autoritaire et plein de ressentiment à l’égard du monde académique, il dressa contre lui l'immense majorité des archéologues reconnus. Avec les débuts de la Guerre froide, les puissances occidentales tournèrent de surcroît leur regard vers l’Espagne. Désormais considéré comme un rempart face à l'expansion communiste dans le monde, le pays pouvait s’autoriser des pratiques autoritaires, mais devait dissimuler les aspects les plus évidemment "fascisants" du franquisme.

Quelques réserves de forme

 

Le livre de Francisco Gracia Alonso fera date, à n’en pas douter. Il s’avère d’ores et déjà indispensable pour comprendre l’histoire de la pratique archéologique en Espagne au XXème siècle. L’ouvrage souffre néanmoins d’un défaut qui n’est pas mineur. L’ampleur des sources consultées impressionne, d’autant qu’elles sont bien référencées dans le chapitre "Fuentes Documentales". Le lecteur savant regrettera toutefois que les documents appuyant certaines démonstrations ne soient pas indiqués dans le texte : le résultat évite certes la "lourdeur" de certains textes scientifiques, mais il donne aussi parfois la sensation gênante de lire un "récit" sans argumentation. Les règles de l’administration de la preuve en histoire comme en archéologie veulent pourtant que le lecteur puisse, s’il le souhaite, vérifier sur pièces. Ce principe, qui repose le plus souvent sur une fiction, nous semble pourtant indispensable pour avancer vers l’horizon d’exactitude et d’objectivité que doivent aussi s’assigner les sciences humaines et sociales. On observe également que le chapitre 7 du livre est la reproduction mot par mot d'un article du même auteur publié il y a six ans   . La pratique n’a rien d’inhabituel, mais on aurait pu s’attendre à ce qu’une note apporte à tout le moins cette précision.

 

Lire les archéologues franquistes

 

Cet ouvrage manque surtout d'une perspective plus explicitement historiographique. La production bibliographique des archéologues espagnols entre 1939 et 1956 est ainsi négligée, alors même que le contexte idéologique et la nuance des trajectoires personnelles sont parfaitement restitués. Nulle référence, par exemple, à l’historicisme dans lequel était plongée l'archéologie espagnole à l’époque ; ce courant était lié intimement à celui du diffusionnisme en anthropologie. Faute d'une étude précise de cette production intellectuelle, Francisco Gracia Alonso renonce à rendre intelligibles certaines réalités paradoxales, comme le soutien apporté par l'Australien Vere Gordon Childe, archéologue marxiste s'il en fut, aux initiatives de Julio Martínez Santa Olalla.

Une analyse attentive des écrits de Santa Olalla démontrerait probablement que ses thématiques récurrentes étaient tributaires de l'idéologie, et plus encore de sa proximité avec l'Ahnenerbe d'Heinrich Himmler. Il voyait par exemple dans les Wisigoths hispaniques la preuve d’une relation millénaire entre l'Espagne et l'Allemagne et n'hésitait pas à considérer les indigènes des îles Canaries comme les descendants des Aryens qui auraient peuplé l’Atlantide. Cette mobilisation de l'archéologie à des fins idéologiques, mais aussi géopolitiques, est illustrée jusqu'à l’absurde par cette scène, que décrit Francisco Gracia Alonso : pour préparer la visite d'Himmler, chef des SS, aux fouilles de la nécropole wisigothique de Castiltierra (Ségovie), les archéologues proches de Santa Olalla se mirent en quête, dans l'urgence, de paysans grands ou blonds pour démontrer hic et nunc la continuité ethnique des Wisigoths...
 

Un livre nécessaire

 

L'archéologie est peut-être, avec la biologie, la discipline scientifique qui a le plus contribué à la légitimation de l'idéologie nazie. Or, il est remarquable que, quel que soit le régime politique, l'archéologie exige aussi davantage de réglementation et de contrôle que d'autres pratiques scientifiques. Le cadre légal, réglementaire et institutionnel qui commença à être mis en place au début du XXème siècle avait ainsi été maintenu globalement en vigueur, et étendu par le régime franquiste. L'apparition de  l' "archéologie libérale" ne date en effet que des vingt dernières années.

 

On peut avancer, pour conclure, que Francisco Gracia Alonso a fait oeuvre utile en signant ce livre : œuvre utile pour les archéologues espagnols qui peuvent désormais mieux connaître leur discipline et son histoire ; œuvre utile pour tout citoyen, qui y verra un exemple de la menace permanente d'une ingérence du pouvoir et de l'idéologie dans la recherche scientifique – qu'on songe à l'exhumation récente du cadavre de Simon Bolivar ! La tentation affleure parfois, dans la génération des "petits-fils" de la guerre d'Espagne, de présenter du régime de Franco une image mesurée, discrètement libérale. Certains projets éditoriaux, comme celui de la revue Historias de Iberia Vieja, accréditent cette relecture de l'histoire en investissant des thématiques chères à Santa Olalla. Des livres comme celui de Francisco Gracia Alonso leur offrent une contrepartie salutaire, sans dogmatisme aucun