Jost Hochuli, graphiste et typographe suisse de renom, analyse, dans ce court ouvrage, les mécanismes de perception de la typographie. Dans l’optique de son microscope, tous les détails sont analysés et mis en perspective.

Ce court essai (d’une soixantaine de pages à peine) du Suisse Jost Hochuli, graphiste, typographe, enseignant et grand concepteur de livres, se concentre sur le "détail en typographie". Il est publié par les éditions B42 à qui nous devons cette nouvelle traduction (aidée par le Centre national du Livre), revue et augmentée. En effet, l’édition originale de 1987, dont l’initiative revenait à un fabriquant américain de matériel d’imprimerie, la Compugraphic Corporation, et sa publication simultanée en sept langues avaient conféré à l’ouvrage une aura internationale immédiate parmi les amateurs et praticiens de la typographie qui reçurent alors, à titre publicitaire, l’élégant ouvrage. Il était depuis introuvable.

La maison d’édition française met aujourd’hui le rare "missel" à la portée de tous. Et c’est une bonne chose car la lecture de cette "réflexion riche et concise sur tout ce qui améliore la lisibilité d’un texte" (sous-titre de l’ouvrage) prend aujourd’hui une étrange actualité. En effet, cet ouvrage agrège de façon vivante, curieuse et synthétique tout le savoir accumulé au fil des cinq siècles d’existence du livre (sur papier) et des caractères d’imprimerie. Ce savoir, au départ basé sur des observations, s’est enrichi d’études dont le profane découvrira, avec amusement, la richesse. Ce sont ces découvertes, expliquées simplement et illustrées le plus souvent qui ralentissent agréablement la lecture du petit opus.

Prise de conscience

Le lecteur, dès le premier chapitre est mis à l’épreuve avec l’analyse du processus de lecture, étayée par les études de Galley Niels et Grüsser Otto-Joachim qu’Hochuli synthétise en quelques paragraphes. Ces études analysent les secrets de la lecture, par "bonds", qui alternent période de fixation et saccades. La ligne n’est donc pas lue, mais balayée par l’oeil. Selon la taille du caractère, les saccades font cinq à dix lettres, soit un ou deux mots en français. Fier de cette découverte, le lecteur désormais conscient, expérimente… et confirme les conclusions des scientifiques. C’est sans doute la grande vertu de cet ouvrage : nous inviter à cette utile gymnastique du regard, et nous forcer, en lecteur profane, à devenir conscient de l’importance de détails qui nous étaient jusqu’alors invisibles mais qui déterminent la perception que nous avons d’un texte.

Revue de détails

Ces détails sont analysés par Hochuli selon un plan simple. Du petit élément au grand ensemble : de la lettre à la page, en passant par le mot, la ligne et la colonne, Hochuli prend soin néanmoins de bien délimiter son terrain d’étude : ici, il ne sera nullement  question de mise en page -et donc d’expression d’un goût- mais exclusivement de l’énoncé objectif de règles éprouvées contribuant à la lisibilité d’un texte.

Dans cette promenade, on découvre que les illusions d’optique trouvent dans la typographie un terrain de jeu infini. Hochuli liste ainsi un certain nombre de "recettes", ou plus exactement de corrections, frequemment prodiguées au dessin des lettres afin qu’elles gardent leur semblant d’équilibre géométrique. Ce que l’on croyait jusqu’alors parfaitement carré, ou rond, ne l’est en fait pas du tout. Là encore, le lecteur vérifie, scrutant, au delà des exemples nombreux proposés par l’auteur, la confirmation de cet axiome.

La progression exerce l’oeil avec toujours plus d’hardiesse lorsque sont abordés les problèmes d’espacements, entre les lettres et entre les mots. Ce chapitre, souvent très jargonnant, étudie en profondeur le subtil équilibre entre le noir (imprimé) et le blanc (espaces et "contreformes" des lettres). Hochuli détaille alors les divers types de "crénage" qui permettent d’obtenir un "gris typographique" parfait. Si l’exposé est souvent très technique, il est rassurant de constater qu’il se conclue par un très pragmatique théorème : "Le principe général qui guide de manière concrète l’espacement entre les mots est le suivant : ‘Aussi grand que nécessaire, aussi petit que possible’".

On l'aura compris, malgré la présentation rigoureuse de l'ouvrage qui confère à son contenu un caractère scientifique, il n’est question ici que de sensibilité : il en serait de la typographie comme de l’art pour lequel, si quelques formules ont été élaborées (le nombre d’or, les proportions de Vitruve…), la recette du chef-d’œuvre reste encore à découvrir.

Cinq siècles après l’invention de l’imprimerie, la somme de savoirs ici synthétisée est vertigineuse. Il n’est pas une parcelle de l’espace d’une page qui ne fut, à un moment où à un autre, théorisée, réfléchie et pour laquelle une "règle" ait été inventée dans un coin du monde. Souvent même, ce sont plusieurs "règles" qui ont voulu s’imposer, comme dans le cas de la longueur idéale d’une ligne (70 caractères pour E.Gill, 60 maximum pour J. Tschichold…) démontrant la vivacité des débats autour d’une forme, le livre, qui mettait alors du temps à se concevoir.

Au moment où on prédit l’avènement du livre numérique, où la publication d’un livre est "automatique" et où la lecture sur écran devient une norme, le lecteur pourra s’interroger sur la forme que prendront les futurs écrits. La composition numérique, l’écran et le pixel... comment prendront-ils en compte les impératifs de lisibilité que l’imprimerie a mis cinq siècles à stabiliser ?…

 

* Cet ouvrage est publié avec l'aide du Centre national du livre.