Disparu en 2009, James Lord nous laisse un témoignage poignant de ses trois années dans l'armée américaine entre 1942 et 1945.

Mort à Paris, sa ville d'adoption, en août 2009, James Lord s'était fait connaître en 1965 par un petit livre publié par le Musée d'art moderne de New York, A Giacometti Portrait   . Ce compte rendu détaillé de 18 séances de pose est aujourd'hui, à juste titre considéré comme un classique : que ne donnerait-on pas pour avoir Un Portrait par Ingres de la plume de Mme de Senonnes ? De Giacometti, James Lord a par la suite écrit une biographie scrupuleuse, parue en anglais en 1985. La traduction française   a dû attendre douze ans, la veuve de l'artiste et surtout l'entourage de cette dernière ayant manifesté leur mécontentement par une pétition signée par de nombreux intellectuels qui dans leur quasi totalité n'avaient pas même tenu le livre en mains ; certains, dont Michel Leiris, en ont d'ailleurs exprimé après coup leur regret. En 1993, James Lord publiait l'étonnant Picasso and Dora   , subtil et passionnant récit de ses relations (platoniques) avec l'ancienne compagne du peintre. Trois autres volumes autobiographiques paraissaient ensuite : Six Exceptional Women (1994)   , Some Remarkable Men (1996)   et A Gift for Admiration (1998). Il ne s'agissait pas d'une autobiographie suivie, mais d'évocations de personnalités, certaines illustres, d'autres inconnues, qui avaient traversé sa vie, de Gertrude Stein et Alice Toklas aux frères Giacometti, de Marie-Laure de Noailles à Balthus et à Cocteau, de Sonia Orwell à Harold Acton, de Peggy Guggenheim à une femme grecque ayant connu l'exil, puis la guerre, puis la guerre civile, et à la mère de l'auteur enfin.

 

Avec My Queer War, James Lord prend posthumement congé de nous avec le récit continu de ses 1133 jours sous l'uniforme américain, de son engagement volontaire le 5 novembre 1942 – il venait d'avoir vingt ans – à son retour à la vie civile le 11 décembre 1945. Peu commode à traduire (Ma folle de guerre ? Ma guerre de folle ?), le titre exige quelques explications. On sait que l'adjectif "queer", qui ne faisait nullement partie du vocabulaire habituel de James Lord   , signifie "anormal" mais à partir de la fin du dix-neuvième siècle a été employé, en un sens péjoratif, pour désigner les homosexuels, qui pour finir l'ont repris à leur compte, en un sens positif, dans les années 1980 ("Queer Nation"), au point que "Queer Theory" est au moins aussi courant aujourd'hui que "Gay Studies". Toutefois le sens originel n'a jamais complètement disparu de la langue anglaise et James Lord joue de ce double sens : cette guerre vécue par un jeune homosexuel américain est une guerre profondément "anormale" – si tant est qu'il existe des guerres qui ne le soient pas.

 

Le récit commence dans le cadre insolite d'un hôtel d'Atlantic City, la ville des casinos du New Jersey, où la jeune recrue découvre la brutalité et la grossièreté inhérentes à la vie militaire. Cette brutalité, cette grossièreté atteignent leur comble lors de la période d'entraînement dans la Chemical Warfare Company no 856 à Reno, dans le Nevada. L'exemplaire de l'Ulysse de Joyce que James s'est procuré lors d'une halte à San Francisco attire l'attention d'un caporal aux idées avancées dont il s'éprend et qui le rabroue sans pitié lorsqu'il s'en ouvre à lui. Échaudé par cette mésaventure, James reste sur ses gardes quand il est pris en amitié par un soldat d'origine allemande. Hanno, dont le nom évoque le dernier des Buddenbrook, est la personnalité fascinante et mystérieuse qui domine le livre, incarnation d'une Allemagne chevaleresque, cultivée, idéaliste dont le nazisme, plus qu'une caricature odieuse, paraît être la négation même.

 

En septembre 1943, James se retrouve à Boston pour poursuivre son entraînement, cette fois en français et en choses françaises, en vue du prochain débarquement allié en Europe. Tout en fréquentant la bonne société bostonienne, où l'introduit son camarade Aaron Randolph, il découvre le monde bien moins fermé, malgré sa semi-clandestinité, des clubs et bars homosexuels de la ville, avec ses codes et son langage : le lecteur né après la révolution sexuelle sera peut-être surpris d'apprendre que les mots "gay" et "straight" – ou telle ou telle expression que la décence ne permet pas de citer ici – ne datent pas de l'après-Stonewall. C'est dans l'un de ces "mauvais lieux", l'hôtel Statler, un soir de l'hiver 1943-1944, que James se retrouve face à face avec Hanno et s'aperçoit du secret commun qu'ils s'étaient tu durant leurs mois de Burschenherrlichkeit, mais aussi qu'il est trop tard : devenu l'amant d'un lieutenant qui l'a pris sous sa protection, Hanno est sur le point de partir pour l'Europe.

Février 1944 : l'entraînement s'achève au Military Intelligence Training Center de Camp Ritchie, dans le Maryland. Le 8 mai, le private James Lord reçoit son diplôme et le 2 juillet s'embarque pour l'Angleterre sur le S.S. Argentina. Après quelques semaines dans un village des Cotswolds, où se situe le touchant épisode d'une rencontre avec une famille anglaise, James débarque à Omaha Beach le 13 septembre 1944, après avoir passé la nuit à consoler un soldat terrifié dont le jeune frère de 19 ans est mort noyé dans cette même baie le 6 juin (James perdra lui-même son jeune frère Teddy, tué dans l'île Luzon aux Philippines l'année suivante). Villes et villages en ruine, prisonniers allemands hagards, pillage, marché noir sont les premières expériences que fait James de la guerre en Europe. Après quatre semaines en Normandie, il est muté en Lorraine, où elle révèle ses aspects les plus ignobles : arrestations arbitraires et torture pour arracher des aveux à des espions imaginaires, prisonniers abattus à bout portant, ces pages du livre ne sont pas pour les délicats – et l'armée française n'en sort pas plus grandie que les forces américaines. Ironiquement, comme il le souligne, c'est pour les services alors rendus que James Lord se retrouve décoré de l'étoile de bronze à la fin novembre.

 

En décembre 1944, le sergent Lord, posté au Vésinet, va se présenter à Picasso rue des Grands-Augustins. Il nous donne ici une nouvelle version – à part les dialogues, inchangés – du récit qu'il a déjà fait dans Picasso et Dora et dans Où étaient les tableaux   de ses rencontres avec le peintre, puis, par l'entremise de ce dernier, avec Gertrude Stein et Alice Toklas. Après un interlude quimperois, qui prend fin de manière burlesque lorsque sa jeep, un jour de verglas, se retrouve dans le fossé, James se retrouve dans les Vosges, où il est censé débusquer des déserteurs de la Wehrmacht dans des camps de "personnes déplacées". L'évocation de ces camps n'est pas non plus pour les lecteurs sensibles. Mais l'épisode est de courte durée: comme le lui fait observer le Major Aldrich, James est "doué d'une faculté sans pareille pour se mettre ses supérieurs à dos". Après une nouvelle mésaventure, à Dijon cette fois, où il repousse les avances d'un colonel cousin d'Edith Wharton qui s'en venge par une mutation immédiate, il est envoyé outre-Rhin.

 

L'Allemagne que découvre James en avril 1945 est, comme la guerre, "anormale", de l'inhumanité des camps de prisonniers au charme immuable d'Heidelberg et de Dilsberg. Dans cette petite ville de la vallée du Neckar, il connaît une sorte de rédemption dans une Gasthaus désertée dont il emprunte le piano, la musique étant le seul mode de communication encore possible. De retour à Paris en juillet 1945, il fait la connaissance, par Picasso, du peintre Youla Chapoval, qui se suicidera six ans plus tard à l'âge de 32 ans, et traverse lui-même une période de grave dépression. Avant de regagner – provisoirement – les États-Unis, il retrouve par hasard le lieutenant qui lui avait "pris" Hanno et apprend que ce dernier a disparu au cours d'une mission secrète en Allemagne à la fin de l'hiver.

 

Dans l'épilogue du livre, James Lord résume le roman qu'après son retour il tente de tirer de son expérience. Bien que recommandé par Thomas Mann, avec qui il est entré en correspondance, le manuscrit est rejeté par Knopf et James le détruit. Mais le génie de James, comme le confirme les deux romans qu'il a publiés par la suite   , n'était pas celui du romancier mais bien de l'autobiographe. On pourra s'étonner de le voir rapporter, à plus de soixante ans de distance, des pages entières de dialogue – recomposés sans doute, à la manière des historiens de l'Antiquité, qu'il admirait, à partir de notes prises au jour le jour au mépris de l'interdiction faite aux membres de l'Intelligence Service de tenir un journal. Écrit dans un style lors du commun, ce livre sombre et grave est le plus bel adieu que pouvait nous faire un homme hors du commun