Guerres du verbe au Parlement.

Une violence paradoxale

Les députés socialistes, huant l’orateur, jaillissent de leurs sièges ; quelques-uns se précipitent en direction du Premier ministre, qui vient d’accuser le dirigeant de leur part de "lâcheté" ; les huissiers, en nombre, s’interposent entre le chef du gouvernement et les élus menaçants. La scène a lieu le mardi 20 juin 2006, à 15h15. Le théâtre n’en est pas l’Amérique latine ou l’Europe du sud, mais l’Assemblée nationale française. Les protagonistes ont pour noms Dominique de Villepin et François Hollande. Le Palais Bourbon connaît, ce jour-là, un de ces moments récurrents où l’insulte transforme l’assemblée délibérative en champ de bataille.

C’est à ces moments que Thomas Bouchet, enseignant-chercheur à l’université de Bourgogne, consacre son ouvrage. Il connaît bien le sujet de la violence politique puisqu’il fut l’auteur, il y a dix ans, d’un récit des journées insurrectionnelles qui enflammèrent Paris les 5 et 6 juin 1832 à l’occasion des obsèques du général et député Jean Maximilien Lamarque   ; il a ensuite travaillé à l’étude de l’insulte en politique au sein d’un groupe de recherche de l’université de Dijon. C’est à ce titre qu’il a codirigé la publication de l’important colloque consacré à ce sujet en 2005   .

Dans l’ordre de la violence politique, celle qui affecte le milieu parlementaire paraît paradoxale. L’Assemblée nationale et le Sénat ne sont-ils pas le lieu privilégié de la délibération au service de l’intérêt général, assise sur la réflexion, la discussion ? La raison n’a-t-elle pas vocation à l’emporter sur la passion aux Palais-Bourbon et du Luxembourg ? C’est oublier qu’en sus des attentes (des illusions ?) des théoriciens français du parlementarisme en construction du XIXe siècle, la vie parlementaire en action s’est, également – d’abord ? –, constituée par l’expérience des assemblées révolutionnaires   . Thomas Bouchet nous emmène dans ce monde de l’insulte au sein de l’Assemblée nationale, qu’il décrit comme "un bon observatoire pour comprendre certaines violences codées ou débridées du conflit politique"   . Son livre témoigne également de l’intérêt renouvelé des historiens pour les figures de l’éloquence et du débat parlementaires   .

Scènes d’insultes

En quatorze chapitres, Thomas Bouchet mène l’étude d’autant de "moments" où l’insulte a fusé dans l’enceinte parlementaire, provoquant parfois un authentique déchaînement de fureur. Du règne de Louis XVIII au mandat de Jacques Chirac, le lecteur est emporté dans un voyage agité, surprenant, pittoresque, souvent drôle, parfois inquiétant ou révoltant. On assiste d’abord à l'expulsion du député Manuel, en 1823, accusé d'avoir fait l'apologie de l'exécution de Louis XVI. Thomas Bouchet consacre ensuite un chapitre à l'insulte par l'image avec le Ventre législatif de Daumier, qui offre une perspective hautement satirique sur la vie parlementaire à l’époque de la monarchie de Juillet   . Sous la Deuxième République, c'est à l'étude d'une maladresse du ministre des Finances Michel Goudchaux puis à l'analyse du cri du député Victor Hugo dénonçant le président de la République sous l'appellation de "Napoléon le Petit" que l'auteur nous entraîne. Cinq chapitres traitent de la Troisième République : la dénonciation de la Chambre rurale et pacifiste par le républicain Adolphe Crémieux en février 1871, l'attaque de Georges Clemenceau par Paul Déroulède en 1892, celle du comte de Bernis à l'encontre de Jean Jaurès en pleine affaire Dreyfus, la campagne communiste contre "Poincaré la Guerre" en 1922, puis celle de l'antisémite Xavier Vallat contre Léon Blum en juin 1936. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, ce sont les communistes qui, comme autrefois contre Raymond Poincaré, illustrent la pratique de l'insulte, en s'en prenant à Robert Schuman et à Jules Moch au pire moment de la crise de 1947. Enfin, les trois derniers chapitres nous ramènent à notre République : le débat sur l'interruption volontaire de grossesse en 1974, la censure exercée à l’encontre de Jacques Toubon, Alain Madelin et François d'Aubert en 1984 et enfin l'altercation entre Dominique de Villepin et François Hollande en juin 2006. Chaque incident est replacé avec soin dans son contexte par Thomas Bouchet. La démarche est nécessaire pour comprendre le cadre plus étroit de l'insulte, puis expliquer en quoi tel propos est vécu comme insultant, voire déclenche une authentique douleur chez celui qui est ou se sent attaqué.


Une histoire, des acteurs

Mais cet ouvrage n’est pas qu’une succession de tableaux ; chaque épisode représente un jalon chronologique ou thématique pour une histoire parlementaire de l’insulte en politique. Dès l’introduction, Thomas Bouchet en développe la problématique : pourquoi insulter ? Comment ? Dans quel but ? C’est dans la lecture des très riches sources que sont les comptes rendus de séances et les articles de presse qu’il a trouvé les détails des faits exposés.

L’ensemble conduit d’abord à esquisser une évolution chronologique. Il y a des moments forts et des temps creux de l’insulte, des seuils également. Ainsi le temps des monarchies constitutionnelles (1814-1848) est-il marqué par des assemblées plus calmes qu’auparavant et que sous la Seconde République. Après l’empire de Napoléon III, régime autoritaire qui étouffe, la plupart du temps, la vie parlementaire, les années "1871-1958 se caractérisent par une recrudescence de la violence verbale"   avant le retour à une moindre agitation parlementaire depuis l’avènement de la Cinquième République.

Dans ce temps long de l’insulte, des moments paroxystiques existent comme celui des années de passage du XIXe au XXe siècles : le déchaînement des insultes révèle alors la crise politique et morale majeure que connaît la République parlementaire à l’époque de Boulanger, du scandale de Panama et de l’affaire Dreyfus. L’antisémitisme, la xénophobie et le nationalisme exacerbé produisent des turbulences et des agressions verbales et physiques, dont les duels manifestent les sommets   . La naissance du Parti communiste, au début des années 1920, dans le contexte d’une société qui reste marquée par la violence de guerre et se brutalise   , marquerait le franchissement d’un seuil dans la violence de l’insulte. Thomas Bouchet parle d’une "pratique partisane systématique, suivie et ordonnées de l’insulte"   chez les communistes. Avec les parlementaires du PCF, "champions incontestés de l’insulte"   , celle-ci, qui était jusque-là une initiative individuelle le plus souvent, devient une pratique collective qui suit les mots d’ordre du parti. Pour l’auteur, le déferlement de l’insulte communiste s’expliquerait par le souci de montrer que les élus du PCF parlent comme le peuple, mais également par la volonté d’importer dans l’hémicycle la guerre sociale.

Thomas Bouchet s’intéresse évidemment aux insulteurs, qui viennent très majoritairement des extrémités des camps politiques, à leurs victimes, les groupes plus modérés, aux fonctions variées de l’insulte – rassembler un camp en stigmatisant un adversaire, mais aussi l’affaiblir et impressionner les élus qui pourraient le rallier ou le soutenir, ou encore, ralentir un débat et alerter l’opinion publique –, aux moyens les plus efficaces de provoquer l’adversaire – mettre en doute le patriotisme de l’adversaire, sa virilité, son courage et son honnêteté. L’historien interroge également les sources pour distinguer les modalités selon lesquelles les insultés réagissent et la plus ou moins grande efficacité de celles-ci : se montrer indifférent, opposer la moquerie ou l’insulte à l’insulte, dénoncer la violence de l’ennemi politique, utiliser les sanctions prévues dans le règlement des assemblées.

Enfin, constatant une tendance à l’effacement de l’insulte depuis un demi-siècle, il se demande si cette raréfaction manifeste la diminution des sujets qui fâchent vraiment où s’il ne s’agit que d’un déplacement de l’insulte hors de l’enceinte du Palais Bourbon, vers de nouveaux lieux de l’insulte politique que sont la presse ou la télévision. L’auteur en appelle également à d’autres études sur les violences dans des espaces moins connus, comme les commissions parlementaires de l’Assemblée ou encore le Sénat, considéré (à tort ?) comme un lieu peuplé d’élus plus calmes   .

Nous avons donc ici une espèce de rapport d’étapes d’un espace-frontière de la recherche historique, dont on ne peut que souhaiter qu’il continue d’être défriché avec autant de talent. Ce livre participe du renouvellement de l’histoire politique et amène les historiens à constater qu’ils ne peuvent faire l’économie de questions presque anthropologiques sur ce sujet. Il y a derrière l’insulte politique bien plus que de "simples mots". C'est tout l'intérêt de cet ouvrage d'en attester