Lire Derrida lisant Cixous, lire Cixous lisant Derrida, tous deux donc se lisant, s’élisant, à la vie à la mort.

Le dernier livre de Ginette Michaud, Battements du secret littéraire, a pour difficile objet une rencontre. Une rencontre – voilà qui insiste au lieu de la différence, et en elle, de l’altérité : on rencontre autrui, on ne le constitue pas, écrivait jadis Sartre. Par quoi la rencontre excède infiniment ses propres circonstances et conditions, qui appartiennent à la dimension de l’analogue et du commun : “Faut-il rappeler ce qui ont en commun, ces deux écrivains philosophes, philosophes poètes, quel(s) héritage(s) les partagent ?”, s’interroge ainsi Ginette Michaud. Et encore, sur le mode palinodique, cette fois : “Fallait-il rappeler ces biographèmes, ces faits, ces dates, toutes ces "preuves" et cette artefactualité dûment archivée, et même bien connue, presque trop bien connue, rendue étrangement familière depuis qu’ils se sont mis à en raconter des bribes, à faire eux-mêmes le récit de leur légende ?”   .

Le rappel a lieu, cependant, car croisement factuel il y eut, à trois reprises : d’abord, lors du colloque “Lecture de la différence sexuelle”, organisé par le Centre d’études féminines de l’université Paris 8 au Collège international de philosophie ; ensuite, dans le texte même de Voiles, “recueil cosigné par les deux auteurs où, là encore, entre "Savoir" de Cixous et "Un ver à soie" de Derrida […], la lecture de la différence sexuelle se fera événement "entre" ces deux textes se lisant en miroir”   . Mais au cœur même de la “communauté” de la rencontre s’inscrit l’assomption de la différence – sexuelle –, reconnue par G. Michaud comme un “événement unique dans l’histoire de la littérature, […] un événement survenu une seule fois et peut-être une fois pour toutes”   . Troisième croisement, enfin : la lecture consacrée par Derrida à l’œuvre de Cixous en 1999 “au moment où il prononce […] la conférence inaugurale de la décade de Cerisy, ‘H.C. pour la vie, c’est-à-dire…’”, conférence “qui appellera la contrepartie très joycienne d’esprit dès le titre, du Portrait de Jacques Derrida en Jeune Saint Juif paru deux ans plus tard”   .

On le voit, il n’y a donc véritablement rencontre qu’en le hasard d’une “disjointure” où, écrit G. Michaud en s’appuyant sur un texte de René Major, l’intersection “se produit” en un punctum différentiel où elle ne s’épuise pas, arrivant à la fois “entre leurs textes et entre eux [HC et JD], en réalité et virtuellement”   . Et l’un des mérites de l’ouvrage de G. Michaud est précisément de surmonter la tentation biographique – ou hagiographique – et de faire apparaître les trois différences qui font la richesse de la rencontre entre Cixous et Derrida : la première, et la plus explicite, est la différence sexuelle ; la seconde correspond au partage entre littérature (Cixous) et philosophie (Derrida) ; la troisième, la plus profonde et la plus complexe, est la différence entre la vie (Cixous) et la mort (Derrida). C’est, en dernière instance, cette différence que l’articulation des deux œuvres aura su encrypter.

Comment, dès lors, rendre compte de cette articulation ? Comment la déchiffrer, tout en respectant son secret, si son secret constitue en effet sa puissance ? C’est là tout l’enjeu des Battements du secret littéraire, et des “exercices de lecture” que G. Michaud se propose d’y mener (notamment dans la seconde partie de son livre, intitulée “Circonfections. Les lire en secret”). Ces exercices portent sur des textes nombreux : entre autres, Voiles, Fourmis, H.C. pour la vie, c’est-à-dire… (Derrida), Jours de l’an, Portrait de Jacques Derrida en Jeune Saint Juif (Cixous). Exercices, indique G. Michaud, qui “ne visent pas tant […] à dresser un inventaire des divers échanges prenant corps entre les œuvres de Derrida et d’Hélène Cixous qu’à circonscrire quelques-unes des modalités les plus intrigantes, provocatrices, que prennent ces "rapports" textuels entre ces œuvres”   .

Il s’agit donc de produire, pour ainsi dire, la lecture d’une lecture (réciproque) : lire Cixous et Derrida se lisant, et parvenir à respecter l’injonction méthodologique qui, selon G. Michaud, règle la relation entre les deux auteurs, celle de la “métaphrase”. La métaphrase   constituerait dans ce contexte une modalité spécifique du commentaire, qui ne correspond ni à la “paraphrase”, ni à la “citation au sens courant du texte” : la métaphrase “aborde le texte de l’autre sans y toucher presque, en se gardant le plus possible de la violence d’appropriation menaçant dans toute interprétation”   .

C’est cette injonction métaphrastique qui paraît gouverner les exercices de lecture déployés par G. Michaud, qui cherche en effet à organiser son discours de manière à laisser les textes commentés manifester leurs articulations propres, aviver leurs événements singuliers, et réserver leur puissance de secret : la technologie critique repose alors essentiellement sur la suggestion, l’hypothèse et la question, et sur un protocole de citation qui tend à ménager, dans la dimension même du discours de commentaire, un lieu où le texte lu puisse s’accueillir et résonner en propre.

Voiles, battements, cryptes

Les Battements proposent toutefois certains axes de lecture, qui articulent l’exercice du commentaire. Et s’il ne fallait en retenir qu’un seul, il s’agirait sans nul doute de celui du secret. Car, chez Cixous comme chez Derrida, la littérature se trouve investie d’un “pouvoir discret”, qu’il faut, à en croire G. Michaud, penser dans une triple direction.

Premièrement, le “secret littéraire” détermine la logique de l’archive, que G. Michaud découvre sous le beau nom d’Ombilic, dans un chapitre qu’elle intitule précisément “Ombilic (l’œuvre à l’insu de l’archive)”. Logique à tous égards paradoxale : d’une part en effet, l’œuvre, dans son existence configurée (par sa clôture livresque) et légitimée (par sa publication), s’augmente toujours d’une profondeur secrète, qui correspond à la crypte de sa naissance, c’est-à-dire à son “archive”, détenue, dans le cas de Cixous, à la Bibliothèque nationale. Mais si l’œuvre dépend ainsi du secret d’une archive, la question se complique chez HC, dès lors que l’œuvre secrète infiniment sa propre archive, la contenant et, en quelque sorte, la précédant : “Qu’advient-il à et de l’archive, le lieu en principe de dépôt des traces, lorsque le livre déjà "est plus grand que lui-même, porteur de livres autres et à venir", et que, de plus, "il comporte aussi son archive, les empreintes de sa venue, de son procès" ?”, demande G. Michaud en citant Mireille Calle-Gruber. Ainsi, le secret de l’archive a lieu tout à la fois dans et hors de l’œuvre : il s’agit dès lors d’une archive sans arkhè, qui destitue toute assignation originaire et met en question la possibilité même d’une investigation génétique au sens traditionnel.

Deuxièmement, le secret littéraire doit être conçu comme l’envers d’une révélation (paradoxale). La littérature se définit en effet par son “pouvoir discret” de manifestation, manifestation “qui peut aussi se révéler trahison ou traîtrise puisqu’elle peut toujours découvrir ‘en vue de voiler’, feindre de se dévoiler pour mieux se couvrir, ou pire parler tandis qu’elle se tait”   . La logique du secret constitue donc la logique même du sens (littéraire), en tant qu’il trouve la ressource “d’infinitiser le suspens entre voilement et dévoilement”  

La littérature et la vie

Mais, troisièmement donc, il semble que la pensée du secret soit, chez Cixous et Derrida, inséparable d’une pensée de la puissance, et plus spécifiquement de la puissance vitale. Car, comme le rappelle G. Michaud, le “battement” du secret est aussi bien battement de la différence entre la vie et la mort. En témoigne par exemple telle analyse concernant l’“arrivance” de la lettre lacanienne : cette lettre qui, “d’un côté, […] n’arrive pas à arriver”, et “de l’autre […] arrive avant la lettre”. G. Michaud y reconnaît un “battement, oscillant lui-même entre la vie et la mort (battement de mort, dead beat, ou pulsation de vie ?”   . Ce qui bat, depuis le fond sans fond du secret littéraire, c’est donc tout à la fois le rapport entre l’œuvre et l’archive, le rapport entre le voilement et le dévoilement, le rapport entre Cixous et Derrida, et, en lui, le rapport entre la vie (du côté de Cixous) et la mort (du côté de Derrida). “Étrange différend” en effet, dont le Prière d’insérer de H.C. pour la vie, c’est-à-dire… interroge l’origine ou la revenance : “D’où revient cet étrange différend, cette ‘dispute’ interminable entre Jacques Derrida et Hélène Cixous, au cœur de leur accord, quant à ce que réserve la mort au fond de la vie même, avant la fin ? Comment l’une peut-elle se tenir du côté de la vie, alors que l’autre, lui, se sent aspiré du côté de la mort ?”   .


Et l’une des perspectives les plus stimulantes du livre de Ginette Michaud nous paraît résider dans ce qu’il inaugure d’une méditation sur la puissance et sur la vie : appel de vie, déterminé chez Derrida par sa rencontre avec Cixous, comme si, écrit Peggy Kamuf, citée par G. Michaud, “une réflexion sur l’écriture de Cixous menait enfin [Derrida] à une pensée de la ‘puissance’ que, non seulement aucune phénoménologie ni aucune philosophie n’avaient encore jamais fournie, mais que même ses propres lectures les plus ébranlantes de tant d’autres poètes (Mallarmé, Jabès, Artaud, Genet, Blanchot, Kafka, Celan, etc.) n’avaient pas encore mise au jour”   . Et cette pensée de la puissance est identiquement une pensée de la vie, ou plus exactement du rapport entre la littérature et la vie : c’est en effet la littérature qui se rapporte à la vie comme “sur-vie, ou force sur-vivante, super-vivante”   , écrit encore P. Kamuf. Par la littérature, donc, la vie trouve à se révéler comme survie. Le terme indique d’ailleurs explicitement qu’il ne s’agit nullement d’une vie “nue”, simple ou simplifiée : il ne peut en effet n’y avoir de survie qu’à la condition que la vie elle-même s’organise à partir d’un rapport à la mort.

Il faut donc supposer, avec G. Michaud, que de même que Derrida rencontre en Cixous le “côté de la vie”, de même, Cixous rencontrerait en Derrida le “côté de la mort” : c’est dans ce croisement seul qu’il peut y avoir survie – survie, c’est-à-dire tout à la fois plus que la mort et plus que la vie, cette hyperbole étrange étant cela même qui, secrètement, s’écrit