Longtemps méprisées par l’historiographie, les "généalogies fabuleuses" manifestent une obsession des origines et un rapport avec le passé qui font étrangement écho à nos pratiques contemporaines.

Les éditions de la Rue d’Ulm ont eu l’heureuse idée de faire traduire le maître-ouvrage de Roberto Bizzocchi, professeur à l’université de Pise. Initialement paru en 1995, réédité en 2009 avec une postface, ce livre bénéficie d’une traduction de Lucie De Los Santos, Laura Fournier-Finocchiaro et Alain Tarrieu. Il est enrichi d’une préface éclairante signée par Christiane Klapisch-Zuber.

Il faut le reconnaître d’emblée toutefois : il n’est pas facile d’entrer dans cette somme, dépourvue d’introduction. L’absence de table des matières, remplacée par un sommaire à l’anglo-saxonne, peut également déstabiliser le lecteur. C’est au fil de la lecture qu’émergent les points forts de l’argumentation.

La passion généalogique de l’époque moderne

Le premier chapitre s’efforce de circonscrire l’objet de l’étude, à savoir "la question des généalogies fabuleuses" ou "incroyables" qui fleurissent aux XVIe et XVIIe siècles en Italie, en Espagne, dans le Saint-Empire romain germanique ou encore en France. Le livre s’ouvre sur l’évocation d’Alfonso Ceccarelli (1532-1583) et d’Annius de Viterbe (1432-1502), deux faussaires italiens bien connus. Dominicain, proche des Borgia, Annius de Viterbe propose ainsi une histoire universelle entendue comme une immense généalogie remontant à Noé. Il fait des émules dans l’ensemble de l’Europe occidentale, notamment en France : Guillaume Postel, Jean Lemaire de Belges, Guillaume du Bellay, Symphorien Champier... La passion généalogique s’exprime aussi dans les travaux d’humanistes et d’érudits italiens, espagnols, allemands ou français. Et Roberto Bizzocchi de proposer une agréable "promenade à travers la culture généalogique de l’Ancien Régime"   . Mais les Européens de l’époque moderne ont-ils cru à leurs généalogies plus ou moins fabuleuses ? L’auteur rappelle très justement, en s’appuyant sur les travaux de Paul Veyne   , que "la connaissance se construit toujours sur des présupposés et dans un contexte donné, les règles de la recherche de la vérité [changeant] lorsque ce contexte varie"   . La reconstruction d’un passé familial très éloigné constitue une forme d’écriture que l’historien ne peut négliger tant elle s’enracine dans une époque obsédée par la recherche des origines   . Il serait caricatural de ne voir dans les généalogies incroyables des XVIe et XVIIe siècles que des "moments de défaillance dans le cadre d’une évolution conduisant des ténèbres de l’erreur à notre vérité rationnelle   .

Les généalogies incroyables, ou l’aboutissement d’une tradition séculaire

Le chapitre 2 montre comment l’Antiquité offre aux historiens de l’époque moderne "une leçon positive sur le sens et l’importance des généalogies"   . Roberto Bizzocchi entame ici ce qui peut apparaître comme une longue digression. Il revient à la pensée grecque, où le passé est toujours vu comme prestigieux et légitimant. Dans le monde romain, la gens a "une incidence sociale, culturelle et politique" décisive   . L’auteur cite notamment des extraits de l’Histoire romaine de Tite Live   . L’auteur latin a en effet manifesté une certaine dévotion, "une attitude de pietas […] envers les généalogies nobiliaires qui fondaient l’histoire de sa patrie". L’adoubement livien a facilité la transmission de la culture généalogique antique, ainsi dépourvue des affabulations grecques   .

 

La tradition ancienne s’est maintenue avec l’avènement du christianisme. L’auteur insiste notamment sur l’apport des travaux d’Eusèbe de Césarée et des Pères de l’Église. À l’époque moderne, les érudits Antonio Agustín (1516-1586) et Fulvio Orsini (1529-1600) adoptent la même attitude que Tite Live quinze siècles plus tôt : "la conscience de manipulations spécifiques n’ébranle pas leur confiance vis-à-vis de l’ensemble de la tradition"   . Roberto Bizzocchi propose ensuite un détour par les généalogies médiévales ; les auteurs de l’époque moderne bénéficient aussi, pour leurs travaux, des apports du Moyen Âge. Tel est par exemple le cas d’Ulrich Zwingli, le petit-fils du grand réformateur de Zurich, auteur d’un ouvrage sur l’histoire universelle paru en 1592   .

Généalogies, érudition et historiographie

Le chapitre 3 explique, de manière particulièrement subtile, comment les généalogies fabuleuses, tout en constituant le terme d’une longue tradition, sont également contemporaines du processus de formation de la science historique telle qu’elle est pensée aujourd’hui. Roberto Bizzocchi prend notamment l’exemple du travail de Jean du Bouchet, publié en 1646, La véritable origine de la seconde et troisième lignée de la maison royale de France. Dans cet ouvrage, Jean du Bouchet entend démontrer qu’Hugues Capet descend d’une famille illustre de la Gaule narbonnaise, les Ferreoli Tonanti. Pour ce faire, il s’appuie sur de multiples "preuves" documentaires   . L’époque moderne est aussi celle de la chasse aux faux, ce qui facilite finalement l’invention et l’amélioration des instruments critiques de la science historique   . Si les généalogies fabuleuses conservent une telle place aux XVIe et XVIIe siècles, et ce malgré les progrès de la méthodologie historique qu’elles contribuent elles-mêmes à fabriquer, c’est sans doute parce qu’elles s’enracinent dans des a priori qu’il convient de ne pas minimiser : "Quand on présuppose qu’une famille noble est d’origine très ancienne, le document le plus convainquant pour le prouver est le présupposé lui-même et la tradition qui le perpétue"   . Les dernières pages de ce chapitre insistent sur la fonction, politique ou religieuse, des généalogies incroyables à l’époque moderne, "moyens d’affirmation" et "outils de polémique"   . Reconstruire l’origine des familles, des villes, des ordres religieux permet de justifier telle ou telle prétention.

La conclusion de l’ouvrage paraît rapide à l’aune de la qualité et de la complexité des développements qui l’ont précédée. L’auteur y justifie l’impasse faite sur les images, renvoyant notamment aux travaux de Christiane Klapisch-Zuber   . Il s’attarde sur le progressif effacement de la tradition historique des généalogies incroyables à partir du XVIIe siècle. Le Traité théologico-politique de Spinoza (1670), qui cherche "à libérer l’homme de toute contrainte autoritaire de la pensée"   , marquerait, de ce point de vue, une césure. Quoi qu’il en soit, Voltaire condamne fermement les généalogies fabuleuses dans son Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand (1759-1763). La postface   s’attarde sur les développements de l’historiographie depuis la parution de la première édition de l’ouvrage, et un double index permet au lecteur de retrouver patronymes et toponymes. Au total, on ne peut que saluer cette parution. D’une érudition sans pareille, Robert Bizzocchi multiplie les exemples et invite à des réflexions stimulantes mêlant passé et présent   . Ce beau livre aurait cependant mérité une introduction et l’aménagement de véritables transitions entre les différents points exposés