Le dernier livre du père du microcrédit revient sur l'expérience des social business.

Après ses best-sellers Banker to the Poor et Creating a World Without Poverty, Muhammad Yunus apporte une nouvelle pierre à l’édifice de l’entrepreneuriat social avec son dernier livre Building Social Business. Professeur d’économie, fondateur de la Grameen Bank et Prix Nobel de la Paix, le professeur Yunus est considéré comme le père fondateur du microcrédit et du concept de social business ("non-loss, non-dividend company dedicated to achieving a social goal"). Afin donc d’enrichir le débat sur l’entreprise sociale et sa définition, il nous semble pertinent d’étudier de plus près ce que M. Yunus veut nous dire sur ce concept qui révolutionnerait la façon d’appréhender la lutte contre la pauvreté au sein du système capitaliste. Comme son nom l’indique, ce dernier ouvrage traite le sujet des social business sous l’angle de la construction. C’est l’occasion pour le Professeur Yunus de revenir sur son parcours et de se présenter comme père fondateur de la "discipline". En 1983 il crée la Grameen Bank permettant à des milliers de pauvres du Bangladesh d’accéder au prêt et de sortir de l’exclusion financière (aujourd’hui 8 millions de clients, 97 % sont des femmes). Fait notable, la Grameen Bank est très "profitable"… pour ses clients pauvres qui sont aussi actionnaires de la banque et en perçoivent donc les dividendes. Le professeur devenu entrepreneur a ensuite lancé de nombreuses initiatives du même type dans les secteurs de la santé, de l’insertion sociale, des télécoms, de l’accès à l’eau ou encore de l’énergie. Des grands patrons du CAC 40 devenus amis aux universitaires de renom, M. Yunus nous raconte aussi comment il est parvenu à fédérer une communauté grandissante autour de la "galaxie Grameen" et du concept de social business

 

Les Social Business Grameen 

Les chapitres   relatifs à la création des social business Grameen sont très intéressants en ce qu’ils illustrent concrètement comment ont été lancées ces entreprises sur le terrain. On y découvre tour à tour l’histoire des joint-ventures Grameen–Danone, Veolia Water, BASF, Intel ou encore Adidas… Après avoir expliqué comment il est parvenu à rallier les équipes dirigeantes de ces firmes multinationales à la cause des social business (souvent sans trop de difficultés), M. Yunus nous raconte comment les équipes ont planché sur des modèles économiques innovants afin de résoudre des problèmes sociaux précis. Ces chapitres sont très féconds car ils nous montrent aussi en quoi chaque projet a dû relever de lourds défis. La hausse du prix du lait dans le cas des yaourts nutritifs pour enfant Shokti Doi de Grameen Danone au Bangladesh. Ou encore, dans le cas de Grameen Veolia Water, convaincre les habitants du village de Goalmarie (à 50 km de Dhaka) de payer pour accéder à de l’eau potable et assainie. Mission peu aisée quand on sait que ces habitants n’ont jamais été facturés pour boire de l’eau… certes contaminée à l’arsenic et provoquant cancers et lésions de peau sur le long terme ! 

 

Des conseils pour lancer son social business

Le chapitre 3 est au cœur du "programme" du livre : insuffler aux lecteurs le désir de créer un social business et lui donner les ficelles du "métier". De notre point de vue, c’est la partie la moins intéressante et la moins instructive puisque l’auteur y reprend les conseils de base pour créer une entreprise classique : faire un business plan, commencer par un projet de taille humaine, savoir attirer des talents, travailler avec les bons partenaires, trouver des fonds… Certes la lecture de ces lignes permettra aux entrepreneurs en herbe de raviver les "basics" de la création d’entreprise, mais cela n’apporte pas grand chose à la notion de social business. Ce chapitre souligne juste – et c’est peut-être là son rôle – que les social business font face aux mêmes défis que les entreprises traditionnelles, l’objectif social en plus. Notons tout de même la présence de quelques pistes de réflexions toujours utiles pour de futurs entrepreneurs sociaux : accroître l’accès aux infrastructures pour les plus pauvres, adapter les technologies des riches pour répondre aux besoins des plus pauvres (exemple des telephone ladies), ou encore faire en sorte que les pauvres deviennent actionnaires de l’entreprise sociale (ce que M. Yunus nomme techniquement social business de Type II)…

 

Donner un cadre aux social business 

Les chapitres 5 et 7 sont cruciaux car ils traitent de la nécessité d’un cadre réglementaire et d’un environnement financier favorable pour les social business afin d’assurer le développement de cette forme d’entreprise dans l’économie. En effet, les social business lancés par M. Yunus (entendons entreprises ayant un objectif social, faisant des profits, mais sans dividende) ne correspondent à aucune forme d’entreprise connue jusque-là. D’ailleurs, l’auteur nous indique qu’il a opté pour une structure for profit – plutôt que non profit avec activité commerciale – pour chacune des entreprises Grameen, à défaut de structure plus adaptée. La structure actionnariale a donc été préférée afin de pouvoir émettre des actions et attirer des investisseurs potentiels non traditionnels n’attendant aucun retour sur investissement – on pense notamment aux fondations ou aux ONG. Yunus aborde ensuite l’idée de créer un statut approprié pour les social business   . Il étudie notamment les statuts récemment créés en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis favorisant les entreprises sociales. Il n’en est pas entièrement satisfait : que ce soit dans le cas de la Community interest company (CIC) ou de la Low-profit limited liability company (L3C), les législateurs n’ont pas entièrement supprimé la distribution de dividendes – au cœur du concept de social business chez Yunus. Enfin, le professeur pose les questions qui nous tiennent à cœur lorsque l’on traite des social business : faut-il créer des incitations et exemptions fiscales pour ces entreprises, ne faudrait-il pas créer dès à présent des Fonds d’Investissements dédiés aux social business, et pourquoi pas une bourse où s’échangeraient les titres des entreprises sociales ? 

 

La critique du père 

Ce que nous critiquons dans cet ouvrage, ce sont les références omniprésentes aux initiatives estampillées "Grameen" lorsqu’il s’agit d’illustrer le concept de social business. En lisant ce livre, le lecteur pourrait donc avoir l’impression que le concept ne se résume qu’aux entreprises créées par M. Yunus et ses équipes. Certes nous louons son hyperactivité et son activisme, mais le professeur ne serait-il pas en train de s’auto-ériger en totem de cette discipline naissante ? Même si chaque discipline élit implicitement son lot de pères fondateurs, il nous semble indispensable de laisser un espace au débat. Nous regrettons ici la quasi-absence de références à d’autres initiatives du même type afin de montrer que le social business est une "révolution" en marche, pas seulement un mouvement autour d'un leader charismatique et de son Yunus Center… Car l’enjeu est de taille : parvenir à délimiter ce qu’est un social business et créer les conditions de son développement. Construire les social business, et non les figer dans le marbre