Publication sous forme d'anthologie des critiques de cinéma écrites par l'écrivain fasciste Lucien Rebatet durant l'Occupation.

Depuis quelques années, l’historiographie de la critique de cinéma connaît une phase de renouvellement. De récents travaux ont en effet pu développer des pistes nouvelles en étudiant d’autres périodes que celle surtout privilégiée jusqu’ici (les années 1950 et la période Cahiers du cinéma), et en adoptant de nouvelles approches   . Pour définir des lignes communes à ces recherches diverses, on pourra dire qu’elles ont toutes en commun le souci de mêler critique et théorie, de sortir de la monographie (l’approche la plus commode et donc la plus communément pratiquée), et surtout d’inscrire la critique dans un ensemble de processus complexes qui déterminent les théories et les jugements. De plus, elles fondent toutes leur méthodologie sur une analyse rigoureuse des discours. Pour le dire de manière lapidaire, cette "nouvelle histoire" de la critique cinématographique se veut résolument problématique et son objet n’est plus le critique (sa vie et son œuvre) mais l’inscription d’une pratique critique dans un ensemble social, politique, culturel et théorique plus vaste.

On aurait espéré une approche comparable pour l’édition des écrits de Lucien Rebatet (1903-1972), écrivain fasciste dont les articles critiques ont la réputation de concilier talent critique et propagande fasciste. Sujet stimulant mais complexe, les écrits de Rebatet obligent à adopter une approche historique rigoureuse. Malheureusement, ce n’est pas le cas ici.

Ce recueil est composé d’une grande part des écrits critiques de Lucien Rebatet – alias François Vinneuil – parus dans le journal Je suis partout durant la période de l’occupation (plus précisément, entre 1941 et 1944 puisque le journal reprend son activité à partir de février 1941). La sélection des articles et leur accompagnement éditorial (structure de l’ouvrage, appareil critique, annexes) est l’œuvre de Philippe d’Hugues, critique, spécialiste du cinéma français de la période et thuriféraire notoire de Lucien Rebatet   . Deux textes inédits et plutôt documentés accompagnent ce recueil. Philippe d’Hugues signe d’abord une préface qui présente le parcours du critique Rebatet, tandis que Pascal Manuel Heu, jeune chercheur mais déjà fin connaisseur de l’histoire de la critique française, signe une postface plus axée sur les enjeux historiographiques de la présente publication.

Dans ce texte qui, on le regrette, semble déjà écrit en réaction aux futures mauvaises critiques du recueil, Heu confirme (à ceux qui en douteraient encore au stade de la postface) que l’ambition de réhabiliter Lucien Rebatet-critique est constitutive de l’ouvrage. Après avoir affirmé que "toute initiative visant à sortir de l’oubli des textes d’écrivains ou de journalistes ayant été jugés pour collaboration, même en distinguant soigneusement leurs œuvres littéraires de leurs écrits politiques" est "depuis deux ou trois décennies, suspectée de participer à un vaste plan de réhabilitation du fascisme", il justifie la publication du présent recueil en s’appuyant sur une citation de François Albera, extraite d’un court texte publié en 1998 dans la revue 1895. Pour le dire vite, Albera y admettait alors l’idée d’une réhabilitation de Rebatet mais réclamait, pour que celle-ci soit justifiée, "que l’on édite une anthologie des textes de cet ‘impeccable cinéphile’ […] en tâchant de montrer que sa pensée politique est sans rapport avec sa pensée sur le cinéma"   . A cette citation, Heu ajoute : "Il aura fallu plus de dix ans pour que soit satisfait ce vœu". On peut voir ici de la naïveté ou de la mauvaise foi (le lecteur choisira) car, si le recueil offre bien une sorte d’anthologie des textes critiques de Rebatet (ce qu’Albera, à juste titre, jugeait nécessaire à toute tentative de réhabilitation), il ne fournit à aucun moment l’esquisse d’une analyse des relations entre sa pensée politique et sa pensée sur le cinéma (travail tout aussi primordial). Là se situe le cœur du problème posé par cet ouvrage.

En effet, ni Heu ni d’Hugues ne proposent ce type d’analyses. Ils s’en tiennent uniquement aux faits. Et semblent même le revendiquer : "Mais les faits sont têtus, disait Jacques Bainville. Il suffit de les exhumer. Le moment semble venu d’apprendre à ceux qui ne le sauraient pas, aux jeunes lecteurs surtout, que François Vinneuil fut réellement un grand et important critique de cinéma". Philippe d’Hugues se contente en fait de citer quelques exemples, ici et là, qui tendraient à prouver la lucidité du jugement de Rebatet : telle sa très mauvaise réception de Vénus aveugle (1940), film qu’Abel Gance avait pourtant dédié au Maréchal Pétain et, par opposition, son très bon accueil réservé aux films de Marcel Carné, de Jean Grémillon et des films écrits par Charles Spaak – personnalités aux points de vue politiques pourtant fort éloignés des siens. Utilisant ce type d’exemples selon une méthode schématique et mécanique qu’il considère apparemment comme édifiante, d’Hugues s’appuie sur le critique Nino Frank pour nous montrer que Rebatet est l’un des plus grands critiques français de l’histoire du cinéma. Pascal Manuel Heu se contente malheureusement de reproduire la même méthode en postface, en présentant au lecteur une liste d’"amis" du critique fasciste, amis pourtant opposés politiquement eux-aussi, mais venus témoigner en sa faveur lors de son procès (tels Jacques Becker ou Spaak).

Ces quelques exemples individuels (cités sur le mode de l’accumulation et mentionnés systématiquement sans qu’on les interroge) semblent suffire à Heu et d’Hugues pour affirmer que "les choix cinématographiques de Rebatet ne devaient absolument rien à la politique pure, celle que Rebatet défendait ailleurs : Grémillon, Carné, Becker, Daquin)". L’usage de cette formule ("celle que Rebatet défendait ailleurs") souligne bien la thèse des deux contributeurs du présent ouvrage : l’absence de relations entre les jugements critiques de Rebatet et sa pensée politique   . Celui-ci aurait donc été capable d’isoler totalement ses jugements portés à l’encontre des films de ses partis pris politiques et idéologiques, et cela au cœur d’une période historique aussi sensible que l’occupation – ce que n’a pas su faire par exemple Georges Sadoul au moment du durcissement des relations Est-Ouest   ou, plus généralement, ce que n’ont pas su faire bon nombre de critiques français face aux films américains durant la période des accords Blum-Byrnes comme l’a notamment montré Laurent Le Forestier   , et alors que le critique est particulièrement engagé politiquement (rappelons qu’il milite pour un fascisme français). Pour dire vrai, ces déclarations ressemblent à des dénégations.

En fait, il suffit de juger sur pièces, et de procéder à une analyse rapide des critiques de Rebatet, pour constater que ses positions politiques ne sont pas "ailleurs", mais bel et bien au sein des textes. A la condition, toutefois, de considérer ceux-ci comme des objets porteurs de nombreuses couches de discours à mettre au jour (ce qui est une des tâches de l’historien) et non pas seulement comme de purs énoncés. Quoique s’en tenir aux énoncés est parfois même déjà suffisant pour remarquer les enjeux idéologiques contenus au sein des textes, notamment quand Rebatet s’en prend à Charles Trénet ou quand il veut bien concéder quelques qualités à Edith Piaf mais seulement parce que cette dernière "appartient à notre sang"…
Certes, comme le disent d’Hugues et Heu, Rebatet voit en Carné, Daquin ou Grémillon des figures importantes du cinéma français, bien que ces cinéastes soient ouvertement opposés à lui politiquement (ce qui tendrait à montrer, selon eux, l’indépendance des jugements esthétiques et politiques du critique). Mais une simple analyse des textes de Rebatet et leur mise en relation avec les autres textes de l’époque (logique intertextuelle) ainsi qu’avec le contexte économique, social, politique et culturel de l’époque (que d’Hugues connaît pourtant très bien – ce qu’il montre dans la préface) permettent de formuler des hypothèses moins simplistes et surtout moins commodes à qui voudrait "réhabiliter" le critique de cinéma Lucien Rebatet.

Arrêtons-nous sur un exemple qui me semble édifiant : le cas de Jean Grémillon, encensé par Rebatet en décembre 1941 dans sa critique du film Remorques, texte à comprendre, selon l’orientation de lecture proposée par l’ouvrage, comme un gage de la lucidité et de "l’extraordinaire liberté d’esprit" de Rebatet. Celui-ci écrit en effet une note très positive sur le film. Il choisit de centrer son argumentation autour de l’idée que la réussite de Remorques constituerait la "revanche" de Grémillon à l’heure de l’occupation, revanche qui serait également celle du cinéma français. Rebatet s’emploie alors à stigmatiser la carrière de Grémillon au cours des années 1930 qui a constitué selon lui en des "besognes anonymes et écœurantes chez les négriers de l’écran" (on notera que Gueule d’amour (1937), qui connaîtra pourtant un important succès public, et L’Etrange Monsieur Victor (1937) sont considérés comme tels), et fait de Grémillon le cinéaste qui aurait le plus "souffert de l’anarchie de notre ancien cinéma judaïque"   .

Pour bien saisir les enjeux de ce texte, il convient de comprendre que les années trente sont considérées par Rebatet, comme pour nombre d’observateurs de l’époque, comme une période durant laquelle le cinéma français était entre les mains de décideurs juifs, auxquels on fait alors assumer tous les maux qui ont pu affecter le cinéma depuis les répercussions en France de la crise économique (à partir de 1933)   . Rebatet écrit ainsi en 1941 : "Les escrocs juifs ont fait [du cinéma] un maquis farci de détrousseurs dont on conçoit que les braves gens se soient écartés"   . La seconde moitié des années 1930 est assurément traversée par une "crise d’identité" du cinéma français, que l’on peut notamment lier à l’arrivée des réalisateurs et techniciens étrangers en France quittant l’Allemagne nazie, et que certains critiques attribuent alors à la faiblesse des producteurs français – dans un registre de discours comparable à celui de Rebatet quand celui-ci évoque les "négriers de l’écran". A ce propos, Rebatet, jugeant le cinéma français en 1935, écrivait dans Je suis partout : "Nous n’avons plus qu’à souhaiter la rapide crevaison de ce cinéma gangrené pour que des Français intelligents et probes puissent enfin prendre la place de son cadavre".

Pour Rebatet, il apparaît alors clairement que faire de Grémillon un chef de file du cinéma français en 1941 (et cela est aussi valable pour Daquin), période où l’épuration de l’industrie cinématographique bat son plein, c’est offrir à un de ces "braves gens", à un de ces "Français intelligents et probes" la possibilité de prendre la place de ce "cinéma gangréné", quand bien même celui-ci serait un opposant politique   . C’est associer Grémillon, sa "ténacité bretonne"   et sa réussite esthétique à un renouveau du cinéma français qui serait né de l’occupation, à un moment "où le terrain est en partie déblayé", à "l’heure la plus favorable" à l’avènement d’une production de qualité   . C’est assurément rompre avec les années 1930 et avec les "besognes anonymes" du "cinéma judaïque" qui avait contribué selon lui à la sclérose créatrice du cinéaste   .

Rebatet tient par ailleurs exactement le même type de discours à propos de Georges Lacombe, quelques semaines avant ce texte sur Remorques, à l’occasion de la critique de son film Le Dernier des six (1941) : "Le cinéma français de l’entre-deux-guerres était à ce point incohérent et taré que Lacombe, après cet éclatant succès [celui de Jeunesse (1934)], n’obtint pas un seul engagement décent et demeura plusieurs années sans tourner". Comme le précise très justement d’Hugues par une note de bas de page, Lacombe tourna bien plusieurs films après Jeunesse (il réalise en fait sept longs métrages entre Jeunesse et Le Dernier des six, soit entre 1935 et 1940) mais cela, Rebatet feint, semble-t-il, de l’ignorer pour mieux pouvoir affirmer qu’"il est presque miraculeux que, pendant un si long chômage et surtout au milieu des basses besognes qu’il dut bien accomplir, Lacombe n’ait pas perdu la main". Il ajoute enfin : "J’espère bien que ce garçon discret et si doué, devenu aujourd’hui une vedette de la Continental, va voir s’ouvrir devant lui une nouvelle carrière, celle qu’il mérite".

Ici, les propos de Rebatet constituent véritablement un discours, au sens où l'entend Michel Foucault, c'est à dire "ce par quoi et pour quoi on lutte"   . La valorisation de Grémillon et de Lacombe s’inscrit dans une lutte pour un renouveau du cinéma français qui passe par un discours visant à présenter l’occupation comme une période de renouveau esthétique (symbolisé notamment par l’avènement de la Continental). Rebatet attribue d’ailleurs une vocation programmatique à Remorques, en prédisant que celui-ci pourrait porter "l’attention sur les scénarios simples", voie dans laquelle il souhaite que le cinéma français s’engage. Comment ici pourrait-on alors réfuter la thèse de la relation directe entre pensée politique (combat pour un renouvellement socio-politique) et jugement critique (encouragement d’un renouvellement esthétique) ?

Une même analyse pourrait être faite à propos des attaques enlevées de Rebatet envers le cinéma du régime de Vichy et sa censure cinématographique (voir par exemple sa critique de L’Arlésienne de Marc Allégret) – attaques qui, selon la logique de l’ouvrage, nous prouveraient de nouveau la lucidité de ses jugements critiques. Mais là encore, comme le remarque très justement Jean-Loup Bourget, dans sa recension de l’ouvrage pour Positif, "gardons-nous d’oublier que la verve anti-vichyste de Rebatet est celle d’un extrémiste qui s’en prend à l’ordre moral d’un régime dont il déplore, dans le même temps, le manque d’ardeur à participer à l’entreprise fasciste et à la collaboration avec l’Allemagne"   .

 

Soyons clair. Nous ne prétendons pas avoir, dans ce court développement, apporté une analyse satisfaisante de ces quelques textes. Il ne s’agissait ici que de formuler des hypothèses ayant simplement pour objectif de complexifier les enjeux de discours présents dans les textes de Rebatet, plutôt que de les aplanir par des jugements formulés a priori à partir de seuls faits et dans une logique apologétique, comme c’est le cas dans le présent ouvrage. C’est bien entendu toutes les critiques de Rebatet qu’il faudrait analyser avec la même exigence et avec ce même souci de dégager les couches de discours qu’elles recouvrent, grâce à une permanente confrontation de ces textes avec les autres textes écrits à cette période, avec les films et avec le contexte économique, social, politique et culturel de l’époque. On ne reprochera toutefois pas cette lacune au présent ouvrage qui se veut un recueil de textes et non une analyse historique. On regrettera simplement que cette exigence méthodologique et la distance que l’on attend de tout travail historique, ne caractérise pas l’appareil critique de l’ouvrage (comme c’est le cas par exemple dans la réédition française, parue à la même période, du célèbre De Caligari à Hitler de Siegfried Kracauer accompagné d’une précieuse étude de Leonardo Quaresima   ). L’appareil critique se limite le plus souvent à une avalanche érudite de précisions filmographiques, ou de compléments d’information purement factuels, guidés par une constante volonté glorificatrice.

Ce sont pourtant toutes les questions, très complexes, concernant les relations entre les sphères politique, sociale, économique et culturelle, et l’élaboration de théories et de jugements critiques, qui constituent aujourd’hui l’intérêt majeur d’une étude de la critique cinématographique. Cette approche ouvrirait d’ailleurs des pistes passionnantes concernant la période de l’occupation. Malheureusement, dans cet ouvrage on sacrifie ce travail en niant (ou feignant de nier) l’évidente détermination des jugements critiques par des phénomènes socio-politiques, dans la seule perspective de lutter contre la "conspiration du silence qui s’est refermée sur l’œuvre de Rebatet", de réhabiliter le critique de cinéma, dont les auteurs admirent avec enthousiasme le talent sans jamais analyser ses textes, contribuant de fait à les isoler de la situation socio-politique et culturelle de l’époque.

Le résultat est donc un ouvrage qui aurait pu être passionnant mais qui est totalement déconnecté des enjeux de l’historiographie actuelle, par sa manière, notamment, de fétichiser les faits. Dans sa préface, d’Hugues affirme que "les faits sont têtus", et qu’"il suffit de les exhumer". Non, justement, cela ne suffit pas et, pour reprendre une formule d’Albera à propos, déjà, de la "méthode d’Hugues", "rapprocher deux faits ce n’est point les articuler, c’est le B, A, BA du travail d’historien"   . Dans la plupart des cas, on dirait avec une certaine bienveillance que cette méthode est dépassée et caractérise des ouvrages datés. Ici, on sera plus sévère car la méthode employée, qui a pour conséquence directe l'effacement des multiples enjeux de discours circulant à cette période, produit (volontairement ?) un dangereux effet de brouillage au sujet de la place de Rebatet dans le contexte politique et culturel de l’occupation (Rebatet était un fasciste antisémite. Et alors ? Daquin, Spaak et Becker l’appréciaient à l’époque. Vous voyez donc que ce n’est pas ce qui compte…). Elle évacue ce contexte si particulier pour ne retenir que le talent critique (auquel il ne saurait être question de se limiter), un talent critique qui agit ici comme un écran de fumée et qui, malheureusement, abusera sans doute quelques lecteurs