J’ai choisi délibérément de traiter deux points particuliers de cet ouvrage :

- Selon Onfray, Freud ne serait pas intéressé par le somatique.

- Onfray et sa conception de la pulsion.

 

Michel Onfray affirme que du fait de son "panpsychisme", Freud omet de s’intéresser au corps dans le traitement de ses patients. Sur la question de la pulsion (pulsion de vie - pulsion de mort), Onfray réduit Freud, de façon schématique, à un adepte de la pulsion de mort alors que lui-même fait l’apologie de la pulsion de vie qui se suffit à elle-même et répond à un idéal hédoniste.

La lecture de ce livre est difficile d’autant que l’humour freudien, la dimension du mot d’esprit échappent à l’auteur qui, utilisant une écriture métonymique, ne prend pas en compte la métaphore freudienne essentielle à la compréhension des textes freudiens.

 

Mon projet est non seulement de décrire mais aussi d’analyser les procédés appliqués par Michel Onfray pour passer à côté de la pensée freudienne vivante.

Dans ce livre, Michel Onfray évoque pour la première fois les sources de la pulsion de vie et de la pulsion de mort (p.73), couple de notions introduit en 1920 dans Au-delà du principe de plaisir alors que Freud propose une reformulation de son système topique des pulsions. On aurait pu s’attendre à trouver une chronologie entre les pulsions d’auto-conservation ou pulsions du moi nécessaires à la survie individuelle, opposées aux pulsions sexuelles assurant la permanence de l’espèce, puis des explications permettant de saisir pourquoi Freud renonce à ce type de dualité pulsionnelle pour privilégier ensuite le couple pulsion de vie - pulsion de mort. Onfray reprend la théorie du médecin biologiste August Weismann (1834-1914) sur laquelle Freud avait d’abord pris appui pour expliquer que l’homme est mortel en tant qu’être somatique et immortel par ses cellules germinales contenant l’information héréditaire et sa perpétuation dans le temps   .

Freud va renoncer à cette théorie contestée, pour faire savoir à partir de 1920, dans Au-delà du principe de plaisir que toute pulsion est sexuelle ; il efface la distinction entre les deux sortes de pulsions en les ramenant à des modalités de la libido et cela concerne aussi bien la pulsion de vie que la pulsion de mort. La pulsion qui est un concept limite, rend compte d’un lien entre le somatique et le psychique, elle prend son essor à partir d’un point de manque qui ouvre sur une dynamique entre corps et psyché.

Michel Onfray ne nous fait rien savoir de cette évolution des idées. Il s’engage plutôt dans une discussion qui, en passant par Eduard von Hartmann et Schopenhauer, va lui permettre d’affirmer que Freud est un "idéaliste" convaincu et un "vitaliste qui masque ainsi la revendication forcenée d’un panpsychisme"   .

Il va tenter d’affirmer que Freud ne se soucie nullement du corps et que tout son système vise à imposer la primauté de l’inconscient, "principe inessentiel dont on ne peut prouver matériellement l’existence". S’il reconnaît que Freud ne nie pas l’existence de facteurs organiques, il cherche à démontrer que Freud tient un double discours. Par exemple, il prend appui sur le seul cas d’Emma Ekstein, l’héroïne de "L’injection faite à Irma" pour affirmer que Freud ne privilégiait que les seuls "mécanismes psychiques" au détriment des facteurs somatiques. Alors que Freud revient systématiquement sur l’unité somato-psychique, Onfray dissocie en permanence les deux en cherchant à démontrer que Freud est en contradiction avec lui-même en affirmant la primauté de l’inconscient tout en reconnaissant au fonctionnement humain "un socle biologique indéniable"   .

 

Si Michel Onfray avait lu de façon plus précise certaines observations de Freud telle que le cas de Mademoiselle Elisabeth Von R. dans les Etudes sur l’hystérie   , il aurait appris que Freud, en bon clinicien, prenait le temps de faire un bilan complet, il ne se contentait pas de situer les zones hystérogènes, il procédait à un examen somatique minutieux lui permettant de déceler un "rhumatisme musculaire chronique  que l’on peut parfois confondre avec certaines affections nerveuses".

Cette préoccupation de diagnostic différentiel se retrouve dans le cas Dora   ; une note décrivant la démarche diagnostique de Freud mérite d’être retranscrite en sa totalité : "Un confrère m’a jadis confié, en vue d’un traitement psychothérapeutique, sa sœur qui était, depuis des années, soignée sans succès pour hystérie (algies et troubles de la locomotion). Les premiers renseignements semblaient bien s’accorder avec le diagnostic ; je laissai la malade elle-même, dans une première séance, raconter son histoire. Ce récit était absolument clair et ordonné, malgré les événements particuliers auxquels il était fait allusion (ce qui ne serait pas le cas chez une hystérique) je me dis qu’il ne pouvait s’agir dans ce cas d’hystérie et je fis immédiatement un examen somatique très soigneux, grâce auquel je découvris un tabès moyennement évolué, qui fut ensuite sensiblement amélioré par des injonctions de mercure (huile grise) pratiquées par le Pr Lang".

Nous découvrons un Freud non seulement sensible à l’organisation du discours mais aussi aux liens à établir entre le discours et le corps, en mesure de distinguer une paralysie hystérique d’une atteinte nerveuse   . L’évocation de cette clinique va entièrement à l’encontre de ce qu’affirme Onfray.

 

Revenons au dualisme pulsion de vie - pulsion de mort : Voici ce que cet auteur en dit page 73 : "Dans l’œuvre freudienne, ces deux pulsions visent pour la première à conserver la vie et maintenir la cohésion de la substance vivante, son unité et son existence ; pour la seconde à la détruire et à viser le retour de l’état antérieur à la vie, autrement dit, le néant. Elle nomme également ce qu’une de ses disciples, Barbara Low appelle le principe de nirvana, une expression reprise par ses soins sans mention particulière de son auteur. Freud fait donc l’étonné lorsque, dissertant sur le couple Eros/Thanatos il explique qu’Empédocle d’Agripente a déjà proposé avant lui une théorie assez semblable".

Je vais tenter de remettre les notions à leur place : ce n’est pas Freud qui se réfère au néant, il évoque plutôt le retour au repos absolu de l’anorganique. Lacan, par contre dans "L’éthique de la psychanalyse" évoque la destructivité absolue de la pulsion de mort lorsqu’elle est désintriquée et qu’elle vise le retour au néant, il se réfère alors au créationnisme de Saint Pie VI   et aussi à Sade qui, lui, ne veut laisser aucune trace pour qu’un monde nouveau puisse se créer à partir de rien.

 

Il est étonnant de voir comment Onfray, à propos du principe de nirvana, fait un procès d’intention à Freud. En affirmant que Freud "reprend" cette expression "sans mention particulière de son auteur (Barbara Low)", il laisse entendre que Freud ne cite pas ses sources ou n’a pas forcément lu les auteurs dont il parle. Or, après vérification, dans la traduction de Au-delà du principe de plaisir   , Freud écrit dans une parenthèse qu’il nomme l’abaissement extrême de la tension "Principe de Nirvana selon l’expression de Barbara Low"   .

Si le principe de Nirvâna proposé par Barbara Low est repris par Freud comme principe économique, c’est pour montrer que la réduction des tensions à zéro, "…serait entièrement au service de la pulsion de mort".

Freud a dû aussi trouver le terme de Nirvâna chez Schopenhauer qui l’a tiré de la religion bouddhique où il désigne l’"extinction" du désir humain, ce que Freud avait appelé dans un premier temps : principe d’inertie. Par ailleurs, Onfray est sans nuance lorsqu’il fait entendre que Freud a emprunté la théorie sur les pulsions de vie et pulsions de mort à Empédocle. Il fait un raccourci linéaire et insinue que Freud évite de répondre s’il l’a lu ou non, mais signale avoir "retrouvé" sa propre théorie chez "l’une des figures les plus grandioses et les plus remarquables de l’histoire de la civilisation grecque".

En fait, Freud parle à deux endroits d’Empédocle : dans l’Abrégé de psychanalyse   dans une note page 9 de la version française et plus particulièrement dans L’analyse avec fin et analyse sans fin   , où il montre en quoi le système proposé par Empédocle est d’une part prémonitoire et d’autre part se différencie de l’approche analytique, il y trouve un "noyau de vérité contenu dans la doctrine dont il ignore le revêtement qu’on lui donnera lorsqu’Empédocle se présentera à des vues ultérieures".

 

Onfray, lui, ne cite jamais ses sources de façon précise, il est donc difficile de retrouver les extraits sortis de leur contexte qu’il utilise pour interpréter la pensée freudienne.

Toujours pour souligner la soi-disant mauvaise foi de Freud, Onfray se réfère au terme de "cryptomnésie" qu’il a trouvé dans L’analyse avec fin et l’analyse sans fin, ce terme définirait l’enfouissement inconscient d’une référence acquise par la lecture et que l’on retrouve ultérieurement, ce que produit le refoulement. Il laisse supposer que Freud s’est arrangé pour minimiser l’antériorité de la théorie d’Empédocle afin de pouvoir affirmer qu’il en est le seul auteur ! Et de nouveau, Onfray fait savoir que Freud emprunte en citant rarement ses sources et il cherche à étayer cette affirmation par toute une suite de références que Freud n’aurait pas citées.

Onfray oublie que la circulation de la pensée amène à se saisir d’idées qui passent. Les associations que l’on peut faire, d’autres les ont faites avant nous, il n’y a pas de pensée spontanée. On transforme constamment ce qu’on entend en le digérant pour en faire autre chose.

Fidèle à Nietzche, Onfray va appliquer la Généalogie de la morale à la théorie freudienne des pulsions, de son point de vue "Freud sait que les instincts sexuels, la libido, les passions, les pulsions constituent autant de forces dionysiaques, capables de mettre à mal l’édifice social apollinien". Ainsi, pour lui "l’économie libidinale est hédoniste : la pulsion aspire à se répandre, son expression coïncide avec une jubilation corporelle, c’est la société qui les contraint à l’idéal ascétique" c'est-à-dire dionysiaque. Onfray place Freud de ce côté, puisque selon le principe de réalité, il propose le renoncement, le sacrifice, les privations, abnégations, donc frustrations...". Ici, l’interdit surmoïque n’est pas distingué du concept de castration qui est fondamental pour la psychanalyse. Cette assertion illustre bien l’affirmation lacanienne énonçant que le névrosé préfère l’interdit plutôt que la castration   .

 

Onfray insiste sur le pessimisme freudien qui veut que la guerre soit une nécessité inévitable de la nature obligeant à composer avec cette évidence pulsionnelle. Il considère alors que Freud prône une idéologie de mort ce qui veut dire que tant que dureront les humains, il existera des guerres, des meurtres, des crimes, des assassinats, des violences, des brutalités, de l’agressivité, de l’exploitation, jamais la révolution n’effacera les inégalités… La pulsion de mort n’a rien à voir avec le mode de production capitaliste des richesses, elle ne disparaîtra pas par la magie d’un changement politique"   . Onfray fait savoir son désaccord, ce qui pour Freud, équivaudrait au triomphe de la pulsion de mort. Contrairement à la théorie freudienne qui n’envisage pas de changer le monde mais de prendre sa mesure tel qu’il est, selon le principe de réalité, la théorie d’Onfray prône plutôt un changement de la société dans le sens hédoniste de la libération sexuelle. Elle se réfère alors à Wilhelm Reich qui propose une autre voie : "Quand Freud croit définitivement inévitable, sinon nécessaire la répression des instincts par la civilisation… Reich enseigne la nécessité de la libération sexuelle ; un éloge de la jubilation par l’orgasme ; une promotion de l’éducation sexuelle pour tous et toutes… une lecture critique du fascisme et du capitalisme comme productions de la répression libidinale millénaire ; une attaque en règle de la famille, appareil de dressage répressif et de production des névroses ; une déconsidération du patriarcat monogamique ; une charge sévère contre le judéo-christianisme promoteur d’une morale sexuelle à l’origine de toutes les pathologies ; le nécessaire compagnonnage entre une psychanalyse post-freudienne et un marxisme post-soviétique ; la possibilité de réaliser le bonheur sur terre par l’action politique ; l’usage de la psychanalyse à des fins hédonistes, communautaires et libertaires".

 

Onfray convoque également Marcus qui avec son ouvrage L’homme unidimensionnel, critique "la société industrielle, demande qu’on lâche la bride aux besoins instinctuels, abolir la répression sexuelle et déconnecter la libido de la machinerie capitaliste."

Une fois de plus, c’est la mauvaise organisation de la société qui est responsable de tous les maux des hommes. La haine, la méchanceté ne peuvent venir que du dehors, c’est la société qui est responsable et qui pervertit l’homme, Onfray rejoint l’idée rousseauiste de la tabula rasa.

Ce type d’interprétation l’amène à conclure que Freud et son principe de réalité sont du côté de la pulsion de mort, alors que lui, Onfray, est du côté de l’hédonisme, de la joie. Confondant le principe de plaisir, qui est un principe de moindre tension avec la jouissance qui est du côté de l’excès, il ne se rend pas compte que l’excès de la pulsion de vie conduit également à la mort. Il ne reconnait pas que la dynamique pulsionnelle ne peut fonctionner que dans un équilibre entre le trop et le pas assez ; entre ces deux excès qu’il qualifie d’hédonistes et qui s’inscrivent en fait dans l’excès, le trop de tension et/ou l’abaissement excessif de la tension, ne peuvent mener qu’à la mort.

 

Nous avons vu que c’est à partir de sa clinique que Freud théorise un mode de fonctionnement pulsionnel qui repose sur une dualité : pulsion de vie (Eros) - pulsion de mort (Thanatos), l’une prenant appui sur l’autre et entrant dans une relation dynamique.

Les deux pulsions sont habituellement confondues, le principe de plaisir compose avec la dé-liaison pulsionnelle et se met au service de la pulsion de mort dans un but d’apaisement, de moindre tension qui permet aussi le sommeil. Ce même principe se lie à la pulsion de vie par le biais du principe de constance qui permet au sujet d’échapper à l’excès d’excitation qui rend la vie insupportable.

Comme le rappelle Freud la pulsion de vie et la pulsion de mort se conjuguent et s’opposent : "C’est de l’action conjuguée et opposée des deux que procèdent les manifestations de la vie auxquelles la mort met fin"   .

La désintrication pulsionnelle libère la pulsion de mort et lui confère l’énergie de la destruction. Dans l’insomnie, le déséquilibre guette lorsque l’on ne peut pas quitter la pulsion de vie pour se laisser aller à la pulsion de mort dans sa dimension apaisante, les deux pulsions alors s’opposent.

"Pulsion de mort" ne signifie pas obligatoirement "pulsion de meurtre" ou "pulsion de destruction". La pulsion de mort s’avère nécessaire à la vie à partir du moment où elle soutient la pulsion de vie. Pour Freud, c’est seulement lorsqu’elle se présente de manière désintriquée qu’elle met en œuvre la destruction que ce soit dans le registre sadique ou masochiste. La pulsion de destruction, telle qu’elle apparaît dans le sado-masochisme provient d’une rupture de l’équilibre entre pulsion de vie et pulsion de mort, ou plutôt d’une rupture de la continuité pulsionnelle au bénéfice de la jouissance absolue de la destruction. La pulsion de vie désintriquée peut également devenir mortifère lorsqu’elle prend la direction de l’excitation maniaque.

C’est pourquoi Freud effectue une distinction entre "pulsion de destruction" (Destruktionstrieb) et "pulsion de mort" (Todestrieb), distinction qui apparaît notamment dans son texte "Pourquoi la guerre ?"   dont se réclameront plus tard d’autres auteurs, tel André Green   . La vie tranquille, l’apaisement, supposent l’intrication pulsionnelle. L’une (la pulsion de vie) conjugue son action avec l’autre (la pulsion de mort) : nouées l’une à l’autre, il n’y a plus qu’un seul nom qui les spécifie, c’est la pulsion. Ces subtilités ne sont pas saisies par Onfray qui n’est pas un clinicien, il n’a qu’une approche livresque et théorique de ces concepts, je la qualifierais d’idéaliste et d’irréaliste. De ce fait la réalité de la clinique lui échappe complètement.

 

Pour préciser ces notions de pulsion de vie et de pulsion de mort, je vais terminer en faisant référence à mon propre livre Sur la pulsion de mort, Création et destruction au cœur de l’humain   .

La pulsion est un nouage pulsion de vie - pulsion de mort, elle est une. Ce qui lui permet de fonctionner, c’est la rencontre d’un vide, dans lequel se trouve un objet cause de désir qu’elle cherche à saisir sans jamais l’atteindre, et c’est bien parce qu’elle ne l’atteint jamais qu’elle peut repartir

 

Dossier à lire sur nonfiction.fr : "Freud et Onfray, le crépuscule d'un débat".