Poursuivant le projet de l’École de Francfort, Hartmut Rosa élabore une théorie critique qui dénonce les effets pathologiques de l’accélération dans la société postmoderne.

* Cet ouvrage est publié avec l'aide du Centre national du livre.

 

Comment notre rapport au temps s’est-il métamorphosé, au point de devenir un facteur d’aliénation décisif dans le monde contemporain ? En soulevant cette interrogation, le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa nous livre, dans Accélération, une théorie critique déconstruisant les illusions d’une civilisation ayant hissé la vitesse au rang de valeur suprême. Plus nous allons vite, plus le temps nous manque, et plus nous perdons le contrôle de notre propre destinée, nous dit l’auteur, à travers une relecture des évolutions modernes et postmodernes construite autour du concept d’accélération. La vitesse fulgurante qui nous emporte nous priverait de la capacité de nous projeter dans l’avenir, et susciterait de nombreux phénomènes pathologiques, allant de l’augmentation des symptômes dépressifs à la perte d’influence du politique. Et si, dépassés par la vitesse de notre propre mouvement, nous avions atteint un point d’immobilité totale, synonyme de la fin du temps historique ?

Une sociologie des structures temporelles

Cette démarche critique s’inscrit dans le dessein plus vaste d’une rénovation de l’approche sociologique. Contrastant avec les modèles "statiques" élaborés au XXe siècle, qui évacuent la question de la temporalité, elle se propose "d’élaborer une sociologie systématique du temps"   susceptible de rendre compte des dynamiques sociales aussi bien au plan macrosociologique, qu’au plan des perceptions et motivations individuelles   . Le temps est en effet à l’œuvre au niveau de l’organisation sociale (calendrier, journée de travail, transports, etc.), ainsi qu'à celui des perspectives subjectives, et notamment des choix éthiques (quel but donner à sa vie ? que faire de son temps libre ?). Il représente un point de jonction privilégié entre ces deux dimensions. Comment, alors, la structure sociale de la "modernité tardive", où la rapidité des flux bouleverse tous les champs de l’expérience humaine, reconfigure-t-elle notre socle culturel et nos aspirations ? Ici se joue, selon l’auteur, l’opportunité d’un "diagnostic" de l’ère postmoderne.

À l’origine de la modernité : l’accélération


Au centre de cette analyse se trouve l’idée selon laquelle la modernité s’enracine dans un processus d’accélération du temps   . Cette tendance se manifeste par une progression spectaculaire de la performance technique, mais également par une fréquence accrue des mutations sociales ainsi qu’une augmentation du rythme de vie des individus. Baudelaire, en Peintre de la vie moderne, avait bien saisi ce mouvement, décrivant la modernité comme le régime du transitoire, où la mode se substitue à l’esthétique classique de l’immuable   . Simmel, quant à lui, voyait dans la grande ville et son agitation nerveuse un emblème fort de la société post-traditionnelle   . L’accélération ne se limite donc pas exclusivement au développement de techniques révolutionnaires comme la machine à vapeur, le télégraphe, le moteur à explosion, jusqu’à la numérisation d’informations transmises "instantanément" d’un point à l’autre de la planète. Elle désigne, plus largement, "une augmentation quantitative par unité de temps"    qui répond à une dynamique de croissance permanente, dans de nombreux domaines de la vie sociale. L’individu moderne est autant fasciné qu’aspiré par la vitesse. Et cette orientation ne fait que se radicaliser durant "la modernité tardive", ce dont témoignent des pratiques postmodernes comme le "fast food", le "speed dating", le "speed reading" ou la "sieste éclair"   . Le paradoxe majeur est que le progrès technique, censé libérer du temps libre, s’accompagne au contraire d’une "raréfaction des ressources temporelles", dans la mesure où il est motivé par une exigence de croissance toujours plus élevée : produire davantage, se déplacer plus loin et plus souvent, multiplier les échanges sociaux, etc. Loin de vivre plus sereinement, nous sommes soumis à une course déchaînée contre la montre.

Les causes de l’accélération


Par-delà la dialectique croissance/accélération, l’auteur relève l’existence d’une "spirale autoalimentée" par laquelle toute révolution technique (ex : le numérique) entraîne des transformations sociales (ex : le télétravail) donnant lieu à une accélération du rythme de vie (ex : le multitasting), qui elle-même appelle de nouvelles innovations techniques   . Mais par quelles forces ce circuit rétroactif a-t-il été mis en route durant la modernité industrielle ? Économiquement parlant, le capitalisme génère un mode  de production où la maîtrise du temps devient la clé de la compétitivité   . De fait, comme l’a montré Weber, l’esprit du capitalisme s’enracine dans "la discipline temporelle de l’éthique protestante"   , laquelle condamne l’oisiveté comme le premier des péchés. Mais plus profondément, c’est la disparition de la promesse d’une "vie éternelle", liée à la sécularisation, qui constitue selon l’auteur le moteur culturel le plus puissant de l’accélération moderne. Dès lors que le salut ne peut plus être atteint dans l’au-delà, les aspirations individuelles doivent être réalisées dans le "temps de la vie". Une vie bonne est désormais "une vie bien remplie", multidimensionnelle : "Celui qui vit encore plus vite peut, d’une certaine manière, accomplir une multiplicité de tâches vitales au cours d’une existence unique, s’ouvrir à leurs possibilités d’expérience et de vécu"   . Ici réside la "promesse de bonheur" propre à l’accélération. Pourtant, cette promesse est intenable car la complexification du monde social fait que notre engagement dans chacune de ses sphères (travail, famille, loisirs, consommation, politique, religion, etc.) se révèle excessivement coûteux en terme de temps    ; forçant notre rythme de vie à s’élever jusqu’à se réduire à une suite ininterrompue de séquences courtes et polyvalentes. Certes, la somme des épisodes de vie est toujours croissante, mais la réalisation de soi à travers des expériences authentiques devient quant à elle extrêmement problématique.

La rupture postmoderne

Le processus d’accélération opère un virage capital à partir des années 1970-1980, marquées notamment par la révolution numérique et la globalisation. Le monde, déspatialisé, se transforme en un vaste réseau de "flux" (monétaires, informationnels, migratoires, viraux, etc.) si rapides que l’on peut parler de "simultanéisation universelle"   . Tout ce qui fait obstacle à ce mouvement se voit mis à mal ; même les appareils clés de la modernisation apparaissent comme des freins : la bureaucratie et les frontières de l’État-nation ; la "machinerie militaire" qui montre ses limites face aux guérillas légères et aux nébuleuses terroristes…   . L’accélération est telle que la planification du temps s’avère impossible sur le long terme : les "deadlines" dictent le rythme du travail, tandis qu’on privilégie une forme d’improvisation où les sphères de la vie sociale se mélangent de façon indifférenciée (répondre à des e-mails personnels tout en effectuant une tâche professionnelle, boucler un dossier le week-end afin de respecter un délai). On assiste à une "compression du présent" où le temps se trouve démultiplié en chaque instant T. Ce phénomène, que l’auteur désigne par le concept de "temporalisation du temps"   , a des répercussions particulièrement lourdes sur les individus et la culture.

La "détemporalisation de la vie"

L’affirmation des identités individuelles, durant la "modernité classique", se traduit par l’autodéfinition des sujets à travers des choix de vie cohérents et permanents : s’investir dans une carrière professionnelle, fonder une famille, adopter une idéologie politique, etc.   . L’existence individuelle prend l’aspect d’un parcours narratif ; elle se développe selon un ordre temporel qui lui est propre. La "modernité tardive", quant à elle, voit cette temporalité de la vie se fragmenter en une multiplicité de séquences discontinues. Les acteurs sociaux sont amenés à changer régulièrement de métier, de partenaire, de confession, ou encore de zone géographique. Même à une période délimitée de leur existence, ils présentent des traits identitaires très différents, selon qu’ils sont appréhendés dans les sphères du travail, de la famille, des cercles amicaux, de la consommation, etc. D’une identité individuelle stable, on passe ainsi à une nouvelle forme d’identité dite "situative" : "savoir qui l’on est dépend de ceux à qui l’on a affaire à un moment donné (…) et de la sphère sociale dans laquelle on est actuellement engagé"   . Cette dispersion de l’identité induit, selon H. Rosa, un phénomène de "détemporalisation de la vie", c'est-à-dire une impossibilité pour les individus de s’inscrire dans une temporalité cohérente, et, par suite, d’avancer en se projetant dans le futur. L’auteur y voit une explication de la montée en puissance de la dépression, principal indicateur de la souffrance postmoderne. La dépression peut en effet être comprise comme une "pathologie du temps" : souvent causée par une situation de stress intense, elle se manifeste "par le sentiment d’un temps coagulé, suspendu, et de l’absence d’avenir"   . Cette paralysie psychique serait donc liée à une "expérience de la dérive" où l’individu, dissolu dans les flux d’expériences disparates, ne parvient plus à se percevoir comme sujet autonome, unifié, capable d’un agir doué de sens.

La "détemporalisation de l’histoire"

Un diagnostic comparable s’impose concernant le devenir de la culture. S’appuyant sur les travaux de R. Koselleck, H. Rosa insiste sur l’émergence, durant la période se situant entre 1770 et 1830 (Sattelzeit), d’une nouvelle conception de l’histoire où le présent ("espace d’expérience") et l’avenir ("horizon d’attente") se trouvent radicalement différenciés. Le futur est désormais porteur d’une promesse de "progrès social et politique"   . D’une perception statique de l’histoire, nous basculons vers la perception d’une histoire finalisée, ce qu’exprime le concept de "temporalisation de l’histoire". Mais comment maintenir cet idéal du progrès lorsque le système politique manifeste une désynchronisation de plus en plus flagrante face à la vitesse et la complexité des évolutions économiques, sociales et techniques ? Il semblerait que la politique soit devenue, dans le monde postmoderne, un frein à la circulation des flux : "les processus d’accélération, dont l’essor était porté par des espoirs utopiques lorsqu’ils furent mis en œuvre politiquement, se sont aujourd’hui autonomisés au point qu’ils poursuivent aujourd’hui leur trajectoire au détriment de cette politique et des espoirs de progrès"   . Cette défaite de la politique et des "énergies utopiques" qu’elle a pu soulever jusque dans les années 1970 témoigne, de façon plus globale, d’une crise de la culture, due à ce que "le projet culturel et le processus structurel de la modernisation se contredisent irrévocablement"   . De l’espoir en un futur meilleur, il ne subsiste plus que la perception d’un temps historique figé dans "l’éternel retour de l’actualité", où la seule issue désormais envisageable est celle de l’ "Apocalypse" (catastrophe nucléaire, écologique, génétique, etc.), c’est-à-dire la fin de l’histoire   .

L’urgence d’une sortie de crise


Reste alors à penser les conditions d’une libération face à cette aliénation de la culture par la structure. Selon l’auteur, il est crucial d’envisager une voie alternative qui permette d’éviter le scénario d’un triomphe total de l’accélération, sans pourtant recourir à l’option d’un processus généralisé de décélération, ce qui reviendrait à sortir de l’histoire   . Identifier les déterminismes temporels responsables du malaise postmoderne constitue un premier pas dans cette démarche