Mélangeant pensées littéraires, philosophiques et anthropologiques, une passionnante théorisation de l'odorat.

Défendre qu’il peut y avoir une philosophie de l’odorat n’est pas une mince affaire. Les ennemis et les préjugés sont nombreux : la plupart des modèles philosophiques de la perception sont visuo-centristes, se nourrissent des exemples d’illusions d’optique, de variation subjective ou culturelle dans la perception des couleurs et soulignent  la valeur intellectuelle, significative de l’expérience visuelle. Et cette domination n’est pas moindre lorsque l’on se tourne vers l’esthétique, qui privilégie les arts de l’oeil, ou de l’oreille. Mais l’odorat n’est décidément pas en odeur de sainteté philosophique pour d’autres raisons : réputé subjectif, il est également considéré comme purement réactif, accessoire, pauvre en dimensions et en potentiel expressif, et mal servi enfin par le langage, qui ne l’honore que de peu de descripteurs.   

Dans son impressionnant ouvrage, Chantal Jacquet réalise le véritable tour de force de convaincre son lecteur non seulement qu’il n’y a aucune bonne raison de négliger l’odorat, mais que de fait, celui-ci est loin d’avoir été aussi maltraité qu’on vient de le sous-entendre. La richesse et la variété des sources, sur ce second point, n’entraîne pas à dénicher des auteurs inconnus : Platon, Lucrèce, Bacon, Condillac, Nietzsche sont convoqués pour révéler une véritable pensée de l’odeur, et Proust, Balzac, Debussy, Huysmans, ou encore les artistes du Kôdô évoqués pour leurs diverses exploitations de la valeur esthétique des parfums. Par delà cette exhumation détaillée et patiente des références philosophiques et artistiques liées à l’odeur - et sans jouer à la chasse érudite aux références oubliées - se dessine un tableau des conditions de possibilité d’une théorisation adéquate de l’odorat : il s’agit donc de se débarrasser des préjugés anti-olfactifs, mais également de concevoir que la perception ne nous donne pas nécessairement accès à des objets aux contours précis comme le sont les objets visuels, ou aux conditions d’individuation fixes, comme le sont les objets sonores, mais qu’elle peut nous donner à saisir - ou plutôt à flairer - des objets aux contours flottants, qui se fondent et se confondent comme le font les effluves de parfum.

Le livre de Chantal Jacquet donnera certainement au lecteur une forme d’ivresse, due au mélange des pensées philosophiques, littéraires, anthropologiques, et dans une moindre mesure scientifiques de l’olfaction. Au-delà de l’idée persistante de l’importance et de la valeur de l’odorat, il lui est parfois difficile d’extraire une seule thèse qui capture l’essence de l’odeur, sa relation à la composition chimique des produits, ou réponde à la question de l’unité de l’expérience perceptuelle ou de la dimension cognitive de l’expérience olfactive. Mais certaines notes entêtantes poursuivent le lecteur - qui le feront non seulement prêter une attention accrue à la richesse de ces expériences parfumées, mais se demander de façon plus sérieuse, en quoi consistent ces expériences. Philosophes, esthètes et artistes sauront ainsi puiser dans cet ouvrage une source d’inspiration pour leurs réflexions